MARSEILLE
Jean Dubuffet
Mucem/ 24 avril - 2 septembre 2019
À l’image de Jean Dubuffet (19011985), à la fois peintre, prospecteur et inventeur de l’art brut, écrivain et philosophe, l’exposition se démultiplie. Elle ne suit pas la chronologie de ses productions plastiques ni le rapport du peintre à l’art brut, comme l’avait fait Jean-Hubert Martin en 2005, mais le devenir d’une pensée, ses objets de prédilection et ses énervements, ses réalisations, textes ou peintures. Car, pour Dubuffet, la peinture est cosa mentale : « On peint avec l’esprit et pas avec les yeux », ou encore: « C’est la peinture qui me sert d’yeux. » Au coeur de l’exposition sont présentés des objets, issus de la collection des Arts et traditions populaires, qui ont fasciné Dubuffet, collection transférée au Mucem, ainsi qu’au musée ethnographique de Genève. Cette ouverture montre que l’art brut qu’il prospectait n’est pas réductible aux productions asilaires, dont l’exposition propose aussi une sélection. Les arts populaires européens offrent autant d’intérêt pour Dubuffet que les masques ou les statues africaines. Productions de « l’homme du commun à l’ouvrage », outils décorés ou masques provenant de Suisse remettent en cause la césure entre l’Europe et les contrées exotiques. Dans l’esprit qui animait André Breton et les surréalistes, une statue venue d’Ukraine voisine avec une figure kanak. Le titre de l’exposition, Un barbare en Europe, se réfère à Un barbare en Asie de Henri Michaux. L’un comme l’autre ont critiqué le primitivisme au nom d’un relativisme que Claude Lévi-Strauss théorisera dans Race et Histoire : « Le barbare, c’est l’homme qui croit à la barbarie. » Contrairement au Picasso primitif que célébrait en 2017 le musée du quai Branly, Dubuffet, proche du surréalisme et de la revue Documents, entend saper les fondements de la civilisation et de l’humanisme européens. Il s’agit, après la Seconde Guerre mondiale, de régler ses comptes avec le colonialisme, par exemple en « prenant le genre arabisant » : il effectue des séjours au Sahara et apprend l’arabe. À l’inverse de l’esthétique usuelle, son regard se tourne, comme Brassaï, vers les graffitis, les murs et les sols – bitume des trottoirs, asphalte des routes, poussière ocre et dorée des chemins, terre vineuse des champs. Ethnologue, géologue, curieux de l’informe et du bas matérialisme, il utilise les matériaux les plus divers – ailes de papillons, végétaux séchés, bois flottés, pierres… Une vidéo, dans laquelle Germain Viatte, Michel Thévoz, Gilbert Lascault accompagnent ses propos incisifs, rend hommage à l’artiste-penseur ; l’exposition se termine par un manifeste de sa philosophie. Si Dubuffet peint à la fois le sujet qui regarde et l’objet regardé, c’est en deçà de ce qu’on aperçoit d’ordinaire. Le peintre est un déchiffreur qui isole formes et couleurs dans un flux de sensations en faisant fi de tout langage. Ce sont les mots qui découpent les choses. Dubuffet rejette la culture parce qu’il voudrait déshumaniser le regard.
Claire Margat ——— Like Jean Dubuffet (1901-1985), painter, prospector and inventor of art brut, outsider art, writer and philosopher, the exhibition is multi-faceted. It doesn’t follow the chronology of his production of art, nor the relationship of the painter to outsider art, as had Jean-Hubert Martin in 2005, but rather the emergence of a thought, a way of thinking, his favourite objects, his irritations, and his achievements, texts and paintings. At the heart of the exhibition we see objects that fascinated Dubuffet in the Popular Arts andTraditions Collection, now transferred to Marseille’s Mucem, as well as the Ethnographic Museum of Geneva – this scope shows that the art brut he explored wasn’t only of the variety produced in psychiatric facilities, of which the exhibition also offers a selection. European folk art was of as much interest to Dubuffet as African masks and statues. Productions of the common man at work, decorated tools and masks from Switzerland question the rift between Europe and exotic lands. In the spirit that animated André Breton and the surrealists, a statue from Ukraine is placed next to a Kanak figure from New Caledonia. The title of the exhibition, A Barbarian in Europe, refers to the book A Barbarian in Asia by Henri Michaux. Both criticize primitivism in the name of relativism that Claude Levi-Strauss theorized in Race and History: “the barbarian is the man who believes in barbarism.” Unlike the primitive Picasso celebrated in 2017 at the Quai Branly museum in Paris, Dubuffet intended to undermine the foundations of European civilization and humanism. After the Second World War, it was a matter of settling the score with colonialism, for example by “adopting the Arab style”: he went on trips to the Sahara and learned Arabic. In contrast to the usual aesthetic, his gaze turned, like that of photographer Brassaï, towards graffiti, walls and the ground – asphalt sidewalks and roads, golden, ochre dust of paths, the vinous soil of fields. Ethnologist, geologist, curious about the shapeless, the unformed and low materialism, he used the most diverse materials – butterfly wings, dried plants, driftwood, stones ... A video, where Germain Viatte, Michel Thévoz and Gilbert Lascault accompany his incisive remarks, pays tribute to the artist-thinker; the exhibition ends with a manifesto of his philosophy. If Dubuffet painted at once the subject who is watching and the object being looked at, it is beyond what we usually perceive. The painter is a decipherer who isolates forms and colours in a flow of sensations by ignoring all language. It is words that cut things out. Dubuffet rejected culture because he strived to dehumanize the gaze.