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FERNAND POUILLON KAOUTHER ADIMI, DAPHNÉ BENGOA, LEO FABRIZIO

- Laurent Perez

– MÉMOIRES D’UN ARCHITECTE – FERNAND POUILLON ET L’ALGÉRIE. BÂTIR À HAUTEUR D’HOMMES

Laurent Perez

Fernand Pouillon Mémoires d’un architecte ¸ nouvelle édition Seuil, 504 p., 29 euros Kaouther Adimi, Daphné Bengoa, Leo Fabrizio Fernand Pouillon et l’Algérie. Bâtir à hauteur d’hommes Macula, 192 p., 45 euros De la reconstruc­tion duVieux-Port de Marseille à la cité Climat de France, àAlger, l’oeuvre de Fernand Pouillon fait actuelleme­nt l’objet d’un regain d’intérêt mérité. En plein boom de la reconstruc­tion d’après-guerre, il a pressenti les insuffisan­ces – aujourd’hui si criantes – des grands ensembles, et imaginé des logements susceptibl­es d’assurer le bonheur du plus grand nombre possible d’habitants. Daphné Bengoa et Leo Fabrizio présentent les résultats de leur enquête photograph­ique sur l’oeuvre algérienne de Fernand Pouillon aux Rencontres d’A’rles (abbaye de Montmajour ; voir notre dossier sur les Rencontres, p. 22), tandis que le Seuil réédite ses Mémoires d’un architecte.

La liste des oeuvres de Fernand Pouillon (1912-1986) ne compte aucune de ces réalisatio­ns somptuaire­s destinées à assurer la gloire éternelle de leur auteur : pas de chapelle de Ronchamp ni de Cité radieuse, pas de Brasilia ni de Maison sur la cascade, encore moins de musée Guggenheim ou de pyramide du Louvre. À leur place, quelques projets mémorables comme le Vieux-Port de Marseille ou la cité Climat de France à Alger, et des dizaines ou des centaines de milliers de logements, à destinatio­n d’une clientèle souvent modeste – soit le plus vaste ensemble construit par un seul homme au 20e siècle. Lorsque, tout à la fin de sa carrière, une journalist­e l’interroge sur les éléments essentiels d’un ensemble d’habitation­s, il répond: « On doit tenir compte du bonheur des futurs habitants. » LA DÉMESURE DU BÂTISSEUR Au siècle de la planificat­ion et du zonage, la figure de l’architecte qui aime la vie est singulière. Les premières pages des Mémoires d’un architecte (1968) de Pouillon, que le Seuil réédite aujourd’hui, plongent le lecteur stupéfait dans le récit picaresque de son évasion de la clinique psychiatri­que de Ville-d’Avray. Le livre, écrit en cavale, en revient bientôt aux questions plus attendues de la formation de l’auteur, des grands projets urbanistiq­ues auxquels il a contribué, de la grande et de la petite politique; mais le récit se poursuit tambour battant, les exposés techniques les plus arides étant emportés au rythme rapide de phrases sèches, assertives, factuelles, et entrecoupé­s de voyages et d’aventures amoureuses. Pouillon fait ses gammes à Marseille, dans l’urgence de la reconstruc­tion. D’emblée, il fait montre de son incroyable culot en dérobant à l’armée américaine des centaines de milliers de tonnes de tuiles expériment­ales, crues inutilisab­les, dont il se sert pour construire le camp de réfugiés du Grand Arénas. Engagé sur le chantier du Vieux-Port, il acquiert très vite la conviction d’être capable de construire mieux, plus vite et moins cher que ses collègues architecte­s qui ne voient pas malice à dessiner les grands ensembles dont se flatte la France de l’après-guerre et qu’ils appellent, entre eux, « le sordide ». Soucieux d’ancrer l’architectu­re dans la tradition locale, Pouillon réhabilite la pierre au siècle du béton, et prend parti pour l’intégratio­n dans l’existant aux dépens du « geste » architectu­ral. S’il est une démesure chez Pouillon, elle n’est pas tant de l’artiste que de l’entreprene­ur : lorsque, en 1954, le maire d’A’lger Jacques Chevallier le convoque pour qu’il l’aide à reloger décemment les habitants des bidonville­s, il fait réserver en une seule journée 60 hectares de terrains parfois instables, imaginant de vraies petites villes au fur et à mesure de sa visite. Quand on en arrivera aux finitions de la cité Diar el Mahçoul, il a si bien pressé le chantier que la tour signal de 20 étages est prête avec quelques jours d’avance; comme par défi, il en fait construire un supplément­aire. Pendant plusieurs années, il passe deux jours par semaine à Paris, deux à Marseille, deux à Alger, les nuits dans l’avion étant dévolues au sommeil et le dimanche parant aux imprévus. Cette frénésie se brise sur le projet démesuré du Comptoir national du logement, machine de guerre lancée par Pouillon à la conquête du

marché parisien, et qui aboutit en 1961 à un immense scandale financier. Les détails de l’affaire restent peu clairs, le pouvoir gaullien semblant avoir exploité des négligence­s avérées pour abattre une figure populaire jugée libérale vis-à-vis de l’A’lgérie, et menaçant de casser un marché immobilier florissant. Bien que nul ne nie son désintéres­sement et qu’aucune plainte n’ait été déposée, Pouillon est incarcéré à grand bruit, condamné, évadé, recondamné. À sa libération, ruiné et interdit d’exercer en France, il répond à nouveau à l’appel de Chevallier, désormais haut fonctionna­ire de l’A’lgérie indépendan­te. UNE CARRIÈRE ALGÉRIENNE Le travail photograph­ique de Daphné Bengoa et Leo Fabrizio – dont l’exposition aux Rencontres d’A’rles est accompagné­e d’un beau catalogue aux éditions Macula – documente cette deuxième carrière, méconnue et postérieur­e au récit des Mémoires. Le champ d’investigat­ion est aussi démesuré – toute l’infrastruc­ture touristiqu­e et les cités universita­ires du pays – que vierge, les archives de Pouillon ayant été dispersées ou perdues au gré de ses allées et venues. Louvrage s’appuie donc sur le travail de limier mené par Leo Fabrizio afin de répertorie­r ce patrimoine, dans le cadre d’une démarche plus vaste de catalogage de l’ensemble de l’oeuvre. Demeuré la propriété de l’État algérien, désormais concédé à un délégatair­e privé, le corpus a été inégalemen­t conservé, en dépit de la forte valeur symbolique que conserve le nom de Pouillon en Algérie: à côté du luxueux hôtel El Riadh de Sidi Fredj, toujours en activité, d’autres établissem­ents ont été remaniés, démolis, laissés à l’abandon ou réinvestis par de nouveaux habitants – l’oeil de Daphné Bengoa s’attachant particuliè­rement à ces usages domestique­s et personnels des lieux. Ressource économique et politique sociale, le tourisme est aussi, dans l’A’lgérie socialiste, un instrument d’ouverture à l’étranger et de cohésion nationale. À nouveau engagé dans un pays où tout est à faire, jouissant d’abord de la confiance et des moyens de l’État, Pouillon attribue à son programme la même vocation que ses ensembles de logements: créer les conditions du bonheur des personnes, et les mêmes exigences techniques et esthétique­s. On reconnaît bien le style méditerran­éen de l’architecte, encore plus accusé ici, à quelques concession­s près au rendu lisse et froid du béton, et malgré les dimensions massives et le caractère disneyland­esque de certaines installati­ons. Le contexte préindustr­iel et rural fournit un nouveau répertoire à Pouillon, qui puise à pleins bras dans la tradition locale: l’hôtel El-Manar, à Sidi Fredj, évoque un vaste caravansér­ail ; à Tipasa, il reconstitu­e la ville romaine face au décor somptueux de la mer ; ailleurs, il reprend les douces courbes ombragées des maisons du désert ou les volumes austères des villages fortifiés. Loin du formalisme glacé de son temps, les réalisatio­ns de Pouillon, construite­s au service de leurs habitants et de leurs usagers, se prêtent avec aisance à toutes les réappropri­ations. Les antennes paraboliqu­es qui hérissent les façades paraissent d’origine ; les cours se remplissen­t de voitures ; sur le toitterras­se de Climat de France s’est étendu un étage d’habitat informel – un bidonville. Dans les chambres des hôtels abandonnés, menaçant parfois ruine, insalubres par manque d’entretien, se sont établis de modestes ménages de mal-logés, dont Daphné Bengoa évoque dans sa postface la vie joyeuse et industrieu­se. ARCHITECTU­RE EN MOUVEMENT Ces détourneme­nts d’usages sont fidèles aux conception­s d’une architectu­re qu’il faudrait appeler, comme le jardin de Gilles Clément, « en mouvement ». L’idéal avoué de Pouillon, c’est ce bidonville de Tlemcen « où toute une ville à flanc de coteaux a été bâtie par les habitants, sans égouts, sans eau, sans électricit­é. C’est ce qu’il y a de mieux dans la ville. C’est peut-être une des meilleures réalisatio­ns de ces vingt dernières années en Algérie. » Le propos trahit la sympathie de l’architecte pour le mode de vie musulman – engagé dans d’importants projets d’infrastruc­tures dans l’Iran du Shah, Pouillon est allé jusqu’à se convertir à l’islam pour pouvoir épouser une princesse iranienne qui s’est avérée une coquette. Il témoigne aussi, non sans provocatio­n, de son dédain pour le confort moderne, l’électromén­ager, la télévision, l’automobile – malgré le mode de vie luxueux qui fut longtemps le sien. Le bonheur selon Pouillon est fait de rencontres, d’échanges, de cette démocratie spontanée et désordonné­e au nom de laquelle Henri Lefebvre revendique, à la même époque, le « droit à la ville », et qui s’oppose diamétrale­ment à l’urbanisme de grands projets imposés par les autorités. Comme créateur, Pouillon ne demande pas mieux que d’être dessaisi de son oeuvre par ceux qui l’habitent. « Il faut, surtout, supprimer l’architecte, déclare-t-il encore. À sa place, il faudrait mettre un homme sensible à la volonté des hommes d’ériger leurs maisons et leurs immeubles. » Supprimer l’architecte : en le rendant à un demi-oubli, ses excès et les incroyable­s péripéties de sa vie lui auront, sur ce point, donné satisfacti­on.

Page de gauche: Leo Fabrizio. « Hôtel El-Manar. Sidi-Fredj ». 2018. Ci-contre: Daphné Bengoa. « Monter et descendre. Hôtel El-Mountazah. Seraïdi ». 2018.

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