BERNARD COMMENT CHANTAL THOMAS
– NEPTUNE AVENUE
– EAST VILLAGE BLUES
Philippe Forest
Bernard Comment Neptune Avenue Grasset, 272 p., 20 euros Chantal Thomas East Village Blues Photographies d’Allen S. Weiss Seuil, 208 p., 21 euros Des récents ouvrages de Bernard Comment et de ChantalThomas émane l’imaginaire de la « ville verticale », semblant toujours au bord de la catastrophe.
NewYork, la ville verticale qui plonge le visiteur dans une sorte de vertige à l’envers, et dont parle Céline dans l’un des chapitres les plus mémorables de son Voyage au bout de la nuit, a, comme on sait, servi de décor et même de sujet à d’innombrables récits. Les écrivains français les plus différents, de Paul Morand à Claude Simon, ont souvent exprimé pour la cité américaine une fascination que tout le monde comprend sans peine puisqu’il n’est pratiquement personne qui, d’une manière ou d’une autre, ne la partage. Le mythe est multiple comme la métropole qui l’a vu grandir, et en laquelle on a pu voir aussi bien la Jérusalem, la Rome ou la Babylone des temps modernes. Il présente ainsi toutes sortes d’aspects contradictoires et sa formidable plasticité le rend propice à toutes les lectures qu’on voudra bien en donner. En 1970, au moment de son Projet pour une révolution à New York, sur le point d’écrire à son tour sur la ville qui inspira tant d’autres artistes, Alain Robbe-Grillet déclarait : « Cette cité qui m’écrasait, je sais maintenant qu’elle est imaginaire; et, refusant de subir en aliéné ses contraintes, ses peurs, ses phantasmes, je veux au contraire les réinvestir par ma propre imagination. » À un tel programme, dès lors qu’il entend écrire sur NewYork et afin de produire sa vision propre de cette « ville imaginaire » que Robbe-Grillet définit encore comme « un paroxysme jamais atteint des merveilles et des terreurs », il n’est pas d’écrivain, sans doute, qui ne doive forcément souscrire. Mais il existe toutes sortes de façons de le faire. En témoignent exemplairement les deux beaux livres que signent aujourd’hui Bernard Comment et Chantal Thomas. Ils ont en commun de se situer à NewYork – encore qu’en des quartiers très éloignés l’un de l’autre: à Brooklyn pour le premier, à Manhattan dans le cas de la seconde – et même de relater pareillement le retour dans la ville d’un homme, d’une femme qui y a jadis passé ou vécu. Mais c’est à peu près tout. Du moins, à première vue. UNE PROMENADE ENCHANTÉE Neptune Avenue – l’ouvrage que signe Bernard Comment – se présente comme un roman censé se dérouler dans un futur plus ou moins proche alors que le monde se retrouve mystérieusement paralysé par une inexplicable panne d’électricité à laquelle assiste un narrateur cloué par la maladie dans l’appartement qu’il occupe. East Village Blues de Chantal Thomas est, au contraire, comme un livre de souvenirs à la faveur duquel l’auteur, s’en retournant vers hier, remet ses pas dans ceux de la jeune femme qu’elle a autrefois été, arpentant inlassablement les rues d’une ville où elle fut extraordinairement vivante. Mais, de l’un à l’autre de ces deux ouvrages, la différence, au fond, n’est peut-être pas si grande. Car ils disent semblablement le « dégagement rêvé » qui confère son prix à une existence et qui, dans un monde disparu
ou sur le point de finir, offre à qui le souhaite la chance de tout recommencer. « Marcheuse vers rien » : ainsi se définit Chantal Thomas dans son East Village Blues. Et elle ajoute aussitôt : « Ça ne retire pas leur nécessité aux tracés de mes errances. » Son livre entraîne le lecteur dans une formidable promenade enchantée. Le New York des années 1970 y apparaît à la manière d’une contrée fabuleuse que peuplent des êtres qui appartiennent autant à la légende qu’à la réalité. On croit apercevoir des elfes, des lutins semblables à ceux que met en scène le Shakespeare du Songe d’une nuit d’été dans les profondeurs de Central Park. La Dame à la licorne passe aussi dans les parages. Même les quartiers insalubres dont les trottoirs ont des airs de dépotoirs et où, dans chaque logement, prolifèrent les cafards, composent un paysage magique au sein duquel les rebuts paraissent des reliques et où chaque chose, dès lors qu’il se trouve quelqu’un pour la regarder, semble sainte. Par un effet de symétrie, lisant le livre que Chantal Thomas consacre à ses jeunes années à New York, on pense inévitablement à celui dans lequel Ernest Hemingway a raconté celles qu’il a passées à Paris – A Moveable Feast selon le titre que lui a donné son éditeur. « Si vous avez eu assez de chance pour vivre à Paris quand vous étiez jeune, où que vous alliez ensuite, pour le reste de votre vie, la ville reste en vous car Paris est une fête mobile », écrit l’auteur de l’Adieu aux armes qui avertit son lecteur : « Ce livre peut être tenu pour une oeuvre d’imagination. Mais il est toujours possible qu’une oeuvre d’imagination jette quelque lueur sur ce qui a été rapporté comme un fait. » Ces remarques valent aussi pour le livre de Chantal Thomas. Il porte témoignage pour une époque révolue mais tout en montrant à quel point le passé ne cesse pas d’être présent pour qui l’a vraiment vécu et qui n’en a jamais fini de le rêver. De sorte que les souvenirs que l’auteur nous offre sont les moins mélancoliques que l’on puisse imaginer. En dépit du titre, la mélodie à laquelle le lecteur se laisse prendre dès les premières lignes du livre est moins celle du « blues » que celle du « beat » : le « beat » de la Beat Generation dont l’auteur croise les derniers représentants et qui signifie à la fois « battu » et « béat », tout en renvoyant au tempo qui rythme la musique, la poésie ou la vie, comme scandent le texte les belles photos d’Allen S. Weiss dont l’auteur a voulu qu’elles accompagnent son récit. Bien sûr, chez Chantal Thomas, en dépit de l’enthousiasme communicatif de son propos, les fantômes ne font pas défaut. Ils sont indispensables. Ceux des femmes, des hommes que l’on a croisés, connus ou aimés. D’autres qui hantent les rues d’hier et d’aujourd’hui : un clochard poussant une voiture d’enfant vide qui lui sert à transporter son misérable bagage, une Japonaise hiératique qui semble sortie tout droit d’un drame du nô. Andy Warhol règne sur tous ces spectres : survivant miraculeusement à l’attentat dont il a été victime mais convaincu d’avoir perdu la vie. Comme si le temps, pour lui et pour tous les autres, s’était soudainement arrêté mais sans, pour autant, que cesse le « carrousel des fêtes » qui tournera pour l’éternité. RETROUVER LE FIL La donne est très différente dans le roman de Bernard Comment. Autour du narrateur de Neptune Avenue, New York déploie une sorte de panorama offert à la contemplation immobile d’un homme que la sclérose dont il souffre a presque coupé du monde, le transformant en une sorte d’observateur lointain. La mort de sa mère l’a conduit à quitter la vieille Europe et à dire adieu à sa vie d’avant, à son existence agitée et vaine de financier enrichi par la spéculation. Son désir, confie-til, est d’« effacer les traces » : « Effacer les lignes de chiffres, l’excitation des plus-values et l’angoisse des chutes. Je voulais pulvériser ma vie, ou plus exactement ce qui avait été l’essentiel de ma vie. » Mais c’est à un nouveau départ aussi qu’il se prépare ainsi, dont son passé lui a fourni autrefois le pressentiment qu’il était possible de le connaître, à la condition de se laisser glisser « dans une solitude partagée et un flottement rêveur » : « L’autre vie commençait pour moi. Elle n’a jamais cessé depuis. Et j’ai parfois l’impression que je suis venu ici pour fermer la parenthèse, et retrouver le fil, un fil ancien, incertain, mystérieux. » Ainsi que le fait tout romancier, Comment prête sans doute un peu de lui-même au personnage qu’il invente – sans que le lecteur puisse savoir exactement quoi, d’ailleurs. Il imagine pour l’être de fiction qu’il fabrique une existence parallèle qui – en dépit des différences ou plutôt, et étrangement, en raison de celles-ci – est encore la sienne, et en laquelle chacun puisse reconnaître ce désir de disparaître, de se perdre et de se retrouver que tout individu éprouve, à un moment ou à un autre, et qu’il appartient tout particulièrement à la littérature d’exprimer parfois. Le fil qu’il s’agit ici de renouer unit le narrateur à une femme qu’il a autrefois aimée, qui est morte et dont il va retrouver l’enfant à New York – « l’aiguille dans la meule de foin de la Grosse Pomme » –, devenue elle-même une jeune femme dont il pourrait être le père, à qui il souhaiterait laisser une fortune dont elle n’a que faire et à laquelle l’unit « une espèce d’amour pur, sans le désir ». Dans l’immeuble déserté où ils ont élu domicile, ils passent quelques jours ensemble tandis que la ville, d’où toute existence humaine semble avoir disparu, paraît devoir durer plus longtemps que ceux qui y auront vécu: « Je devine les arbres, çà et là, tous ces squares et parcs qui irriguent Brooklyn dans son étendue infinie, eux n’ont besoin de rien d’autre que de l’alternance de la pluie et du soleil pour traverser les siècles. Ils nous survivront. » Aussi dissemblables qu’ils soient, le livre de Chantal Thomas et celui de Bernard Comment se rejoignent cependant. Plus exactement : East Village Blues se termine exactement là où commence Neptune Avenue, comme si l’un des écrivains passait le relais à l’autre, de sorte que communiquent l’espace et le temps, le passé et l’avenir, les quais de l’East Side de Manhattan donnant sur Brooklyn et sur les plages de Coney Island. Chantal Thomas consacre les dernières pages de son récit au fameux blackout qui, en 1977, priva New York de courant, plongea la ville dans l’obscurité et dans un chaos provisoire qui, rétrospectivement, paraît annoncer de probables catastrophes. Bernard Comment s’inspire, pour sa fiction, d’un semblable événement. En ce sens, Neptune Avenue relève du genre aujourd’hui très en vogue de la littérature dite « apocalyptique » ou « postapocalyptique ». Mais il en retourne tous les codes en choisissant de décrire le désastre, faisant l’économie de tout le spectaculaire auquel on l’associe d’ordinaire. La ville s’éteint doucement: « La fin du monde. Ou du moins la fin d’un monde, par effacement généralisé. » La Fée Électricité, qui avait rendu possible la révolution industrielle et le démentiel développement de la civilisation moderne, s’est évanouie, laissant le monde paisiblement s’endormir : « Et puis rien. Ce rien qui dure depuis des jours et des jours. » LA FIN D’UN MONDE Comment le monde finit-il ? T. S. Eliot a autrefois répondu à cette question dans les Hommes creux, en un vers très célèbre auquel répliquera Ezra Pound dans l’un de ses Cantos : « pas avec un fracas mais avec un murmure » (« not with a bang but a whimper »). Ni Chantal Thomas ni Bernard Comment n’évoquent dans leurs livres les attentats du 11 septembre 2001. Mais le fracas qui retentit dans la ville chez l’une, comme le murmure qu’elle exhale tandis qu’elle expire chez l’autre, paraissent nécessairement comme les échos possibles d’une pareille catastrophe avec laquelle rien, pourtant, ne se termine vraiment, et qui apparaît même comme la condition d’un perpétuel recommencement. « Pourquoi, se demande Jack Kerouac, ne nous arrive-t-il jamais de pleurer de joie du seul fait d’être vivants ? » Si elle n’y répond pas forcément, la littérature pose une pareille question. « Au sortir d’une fête, se rappelle Chantal Thomas, ivres et brisés, et bizarrement lucides, nous découvrons [la ville] avec le lever de soleil. Elle s’insinue partout en nous, en chacun de nos membres, de nos organes, sous chaque millimètre de notre peau, et soudain, hors raison, nous fait éclater en sanglots. »