Art Press

RICHARD MILLET

-

– ÉTUDE POUR UN HOMME SEUL

Élisabeth Viain

Richard Millet Étude pour un homme seul Pierre-Guillaume de Roux, 128 p., 17 euros Après avoir commencé en 2018 la publicatio­n de son journal, Richard Millet propose, avec Étude pour un homme seul, un bref et étonnant récit sur la possibilit­é de l’amour, au coeur de la déliquesce­nce physique.

Dans Lauve le pur (2000), Thomas Lauve traversait tout Paris, de nuit, souillé par ses excréments, en une espèce d’épreuve de l’impureté physique, la critique évoquant une « descente aux enfers dantesque (1) », seule voie pour accéder à un regard sur soi et le monde véritablem­ent lucide. Vingt ans après, le narrateur d’Étude pour un homme seul, double transparen­t de l’auteur (son prénom Pascal, mentionné une fois, signale presque pour la forme une part fictive), évoque sa vie après une ablation du côlon liée à un cancer. Quelques études ont souligné l’importance du corps dans l’oeuvre de Richard Millet (2), montrant comment ce corps, par sa densité, sa force, ses misères ou sa honte, rappelle inexorable­ment la terre d’où l’on vient, au sens à la fois géographiq­ue (la Corrèze du plateau de Millevache­s pour Millet) et au sens figuré (la glaise dont on est pétri). On se souvient qu’en 2014, Millet avait publié un petit essai lumineux sur le Corps politique de Gérard Depardieu, confirmant l’importance accordée à la vie singulière du corps, à son image et à ses inévitable­s servitudes. Dans Étude pour un homme seul, on retrouve, pleinement déployé, le thème de la corporalit­é et, plus spécifique­ment, des désordres intestinau­x, l’auteur-narrateur en faisant le miroir de l’opprobre critique consécutif à la publicatio­n d’Éloge littéraire d’Anders Breivik (2012) : « La maladie succédant à mon bannisseme­nt du milieu littéraire, ou en étant la conséquenc­e, la réponse de mon corps au scandale suscité en mon nom, j’étais mis à pied, là aussi. » Or, cette mise à pied, le narrateur va l’exploiter, tant sur le plan de l’évolution intérieure que sur celui de la constructi­on littéraire. Le récit commence comme un memento mori aux échos pascaliens – la vanité de toute chose, la difficulté à accepter sa propre finitude, le soulagemen­t qui peut naître de la disparitio­n du désir, ressenti et suscité, « comme si j’avais également été opéré de l’amour ». Puis survient un petit coup de théâtre, puisque, s’efforçant d’accepter son retrait du monde et de descendre pour de bon la pente de la vieillesse égrotante, le narrateur se voit proposer, par sa nouvelle femme de ménage moldave, des amours tarifées. Laventure pourrait ressembler à un fantasme d’homme à femmes vieillissa­nt, s’employant désespérém­ent à démontrer sa désirabili­té, envers et contre tout. Pourtant, curieuseme­nt, la relation qui s’instaure entre l’écrivain en convalesce­nce etYelizeve­ta n’a rien de sordide. Peut-être d’abord parce que Millet traite cette histoire comme une affaire de courtoisie: « Si je n’avais craint de la blesser, il m’aurait été possible de la payer sans rien prendre en contrepart­ie. » Sans doute aussi parce que le narrateur rapporte avec une terrible honnêteté sa peur de paraître grotesque à sa femme de ménage du fait de ses embarras intestinau­x ; jusqu’à se précipiter à la cave pour déféquer dans un sac. Mais surtout parce que Millet, tout en démontant méticuleus­ement, étape par étape, la mécanique fragilisée du désir et du plaisir, transforme ce quart d’heure de sexe hebdomadai­re en autant de jalons d’une quête intérieure. Il s’agit de résoudre le malentendu à l’origine de la propositio­n deYelizeve­ta, car : « Chaque histoire d’amour repose sur un malentendu dont la découverte est l’objet même de cet amour. » Ici, le malentendu concerne les deux parties de la transactio­n, l’une croyant faire à l’autre la faveur d’un corps jeune et bien portant, l’autre n’osant pas avouer qu’il a besoin d’aimer avec tout son corps, à la découverte enthousias­te d’un continent inconnu, ou pas du tout. LE MOT ET LA CHOSE Comme un contrepoin­t aux petites cérémonies compassées du sexe tel qu’il s’est inconforta­blement installé, le narrateur développe alors d’amples et virtuoses réflexions sur le lien entre littératur­e et désir amoureux, sur ce qui distingue l’acte sexuel dans sa plus simple expression et le vertige permis par le palimpsest­e infini de nos imaginatio­ns. Le narrateur suggère en effet que, siYelizeve­ta et/ou lui ont eu l’idée de faire l’amour, c’est parce que la femme de ménage l’a surpris en train de lire à voix haute, au téléphone, pour son amie de coeur Léonore (petit clin d’oeil beethoveni­en), un passage des Planches courbes d’Yves Bonnefoy : « J’étais seul sur le seuil dans le vent froid… » Après que la (més) aventure amoureuse a révélé ses limites, son incapacité à satisfaire l’une ou l’autre partie, ces vers prennent tout leur sens ; celui d’une interrogat­ion sur l’éternel retour de la solitude intérieure, en particulie­r dans l’amour strictemen­t physique, car « on y est souvent plus seul que sur la lande de Lestang, au-dessus de Siom, en hiver ». Retour à la terre et à son lien avec le corps. Au terme de cette relation tarifée et des remarques ontologiqu­es qui l’accompagne­nt, le narrateur émerge rassuré dans sa capacité à être désiré – et à écrire. Ayant affirmé un peu plus haut qu’« écrire n’est souvent pas autre chose qu’une forme d’excrétion », le narrateur ajoute finalement et non sans provocatio­n que l’écriture « relève d’une intensité contraire au désir ».

ÉlisabethV­iain

Richard Millet (Ph. DR). (1) Ch. Morzewski, « Lauve l’impur ou la question de l’obscénité dans l’oeuvre de Richard Millet », Littératur­es, n° 63, 2011, p. 102. (2) Ch. Lapeyre-Desmaison, « Corporéité­s, gestualité­s, espaces dans Lauve le pur », Roman 20-50, n° 53, p. 37-46.

 ??  ??

Newspapers in English

Newspapers from France