WITOLD GOMBROWICZ
– LA PATIENCE DU PAPIER
Nicolas Poirier
Witold Gombrowicz La Patience du papier Traduction collective Christian Bourgois, 301 p., 20 euros Un recueil de textes deWitold Gombrowicz permet de revenir sur son parcours et sur son oeuvre, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort.
La Patience du papier est composé de divers textes, dont un certain nombre avaient déjà été publiés par les éditions Christian Bourgois en deux volumes ( Varia I, 1978 et Varia II, 1989), auxquels viennent s’ajouter des entretiens, des lettres et des articles critiques, pour certains inédits en français ou publiés en revue, et donc difficilement accessibles au lecteur d’aujourd’hui. La moitié de ces textes ont été écrits parWitold Gombrowicz lorsqu’il se trouvait encore en Pologne (entre 1934 et 1938), l’autre moitié datant de son exil argentin (1939-63) et de la période marquée par son retour en Europe, d’abord à Berlin en 1963 puis, à partir de 1964, dans le sud de la France, à Vence, où il meurt en 1969. Quelle que soit leur forme (articles de critique littéraire, textes de réflexion plus générale sur le statut de l’écrivain, lettres à des revues polonaises, entretiens avec des journalistes, courts récits et notes de voyage), ces textes ont pour objet principal le lien entre la création littéraire et la création de soi, Gombrowicz cherchant à travers la littérature le moyen de s’inventer en tant qu’écrivain et, par là, de se créer tel un être original et singulier, à distance de son origine polonaise et de l’identité que les hasards de la naissance lui ont conféré. Comme il l’affirme dans l’un de ses derniers textes, « l’unique vraie valeur de la littérature, c’est qu’elle est le moyen d’expression de l’individu en toute liberté ». Lexil occupe à cet égard une place centrale dans la vie et l’oeuvre de Gombrowicz, constituant l’un des motifs récurrents de ce recueil où il revient à plusieurs reprises sur ce qu’a pu représenter cette rupture avec la Pologne, aussi bien sur le plan existentiel que littéraire. Si cet exil n’a pas été totalement contraint (surpris à l’annonce de l’invasion de la Pologne par l’A’llemagne en août 1939 alors qu’il se trouve à Buenos Aires, Gombrowicz choisit de rester en Argentine, transformant un séjour sudaméricain de quelques semaines en un exil qui dura plus de vingt ans), il fut surtout l’occasion pour lui d’un nouveau départ et d’une reconfiguration radicale : Gombrowicz a ainsi fait de l’exil une condition d’accomplissement de soi, une manière de se libérer d’une emprise identitaire qu’il jugeait trop prégnante et peu propice à l’expression de son potentiel créateur. La culture polonaise de son époque était en effet, selon lui, complètement stérile, condamnée à la simple imitation des modèles artistiques fournis par l’Europe, ou au repli nationaliste à travers la célébration d’une pseudo-gloire passée et d’une origine mythifiée. LA FORME À DISTANCE Ce « choix » de l’exil prolongeait la mise en question des formes de vie propres à la nation et à la culture polonaises, que Gombrowicz menait avec virulence lorsqu’il se trouvait en Pologne dans les années 1920 et surtout 1930. Au fond, l’exil argentin a constitué dans son parcours la suite d’un exil plus souterrain et plus originaire, qui l’a poussé, dès sa jeunesse, à marquer ses distances avec son identité polonaise : pour créer une oeuvre novatrice et parvenir à se donner sa forme propre, il lui fallait quitter les siens. C’est à cette unique condition que Gombrowicz se pensait en mesure d’être reconnu comme un écrivain polonais au sens fort du terme, c’est-à-dire un écrivain à vocation universelle, apte à entrer dans l’espace de la littérature mondiale dont parlait Goethe ou dans la république mondiale des lettres évoquée par Pascale Casanova. Si plusieurs textes insistent bien sur l’individualité irréductible de l’écrivain qui doit refuser de se fondre dans la collectivité, ils rappellent également la grande difficulté rencontrée par ce dernier pour créer sa forme propre en toute liberté, même dans cette situation de distanciation maximale avec sa culture d’origine constituée par l’exil: pour pouvoir se manifester aux yeux des autres, l’individu a besoin d’emprunter une forme qui, en même temps, le limite et le déforme, puisqu’il s’exprime dans un langage hérité qui n’est jamais complètement le sien. Or, c’est précisément de cette tension entre le contenu individuel et la pression de la collectivité que naissent la forme et le style de l’écrivain authentique, à une époque de crise des valeurs qui doit avant tout se comprendre, d’après Gombrowicz, comme mutation sauvage et violente des formes héritées. Au fond, et indépendamment même du talent mis en oeuvre, les formes créées par l’écrivain ne seront jamais pleinement adéquates à la richesse de sa réalité intérieure. Ce qui en soi n’est pas un mal : un écrivain doit toujours maintenir la forme à distance et ne pas tomber dans l’illusion qu’à travers son oeuvre il aurait enfin trouvé une forme à sa pleine et entière mesure. C’est au contraire dans ce jeu entre singularisation et conformation que réside le secret de la création véritable.
Nicolas Poirier