MARY MACLANE
– QUE LE DIABLE M’EMPORTE
Sally Bonn
Mary MacLane Que le diable m’emporte Traduit de l’anglais (É.-U.) par Hélène Frappat Éditions du Sous-sol, 160 p., 16 euros
La ligne rouge du ciel, l’aube grise et le sable fertile. Tel est le paysage parcouru par Mary MacLane, étonnante, arrogante et géniale Écossaise des Hautes-Terres née au Canada, jeune femme de dix-neuf ans, habitante de la ville minière de Butte (Montana) qui se dépeint dans les lignes denses et fébriles d’un récit de soi intitulé Que le diable m’emporte. Toujours le même sable fertile qui est son sol et toujours le rouge de cette ligne du ciel couchant que Mary tente d’atteindre, son âme errant dans la nature sauvage, coincée à l’orée du 20e siècle entre angoisse et néant. Ce récit est un portrait, une confession écrite en trois mois, du 13 janvier au 13 avril 1901, une autobiographie sensuelle et sensualiste, une philosophie traversée de couleurs et de matières. Mary MacLane, au génie rare et profond, ditelle, écrit chaque jour. Cela lui est aussi nécessaire que de manger. Sinon, sa vie est morne, morne, morne. Elle se lève le matin, elle fait un peu de ménage, se promène, lit un peu, avale trois repas par jour, voit des gens inintéressants et se couche. Pour sortir de cette ennuyeuse vie étriquée, elle veut frapper le monde là où il est vulnérable. Elle veut faire sensation, c’est-à-dire donner une mesure à ce qu’elle éprouve si intensément. Elle a une conscience farouche de la singularité de sa voix et de son désir puissant. Elle brûle de porter au loin ce qui l’attise, elle prend la plume pour apaiser ces « étincelles et [c]es cristaux de glace se déchaînant dans [s]es veines ». Tout son corps vibre de ce qu’elle ressent, de ce qu’elle voit, de ce qu’elle touche et attend. Elle éprouve tout, chaque chose ingérée qui traverse ses entrailles, son foie sain et sensible, son estomac beau et serein, ses nerfs robustes et solides, son coeur qui bat au rythme tranquille et gracieux de la musique de Schumann et ses poumons qui se dilatent dans une extase continuelle. Car c’est bien d’extase dont elle parle. Et d’amour. Elle veut que l’amour de l’homme-diable pénètre sa « vie stérile, si stérile » et qu’il fasse fondre « toutes les choses froides, dures, et l’eau, la terre infertile, engendrant un millier de petites pousses vertes ». L’intensité de ses sensations fait d’elle une créature damnée qui, si elle est « remplie du sang écarlate de l’ambition et du désir », est aussi « terrifiée à l’idée qu’on [la] touche car la barrière de la peau entre [s]a chair sensible et les doigts du monde a disparu ». Pourtant elle veut qu’on la touche. Elle veut qu’on caresse, qu’on effleure, qu’on saisisse son corps de femme robuste et magnifique. Elle est une philosophe itinérante qui désire aimer follement. Des hommes méchants ou des femmes délicieuses et douces. Elle rêve de son amie, Fanny Corbin, sa professeur de littérature au lycée de Butte, la dame anémone, la seule personne qu’elle aime vraiment. Elle admire Napoléon. Et surtout, Mary attend le diable, qu’il fasse d’elle sa femme, même pour trois jours. Les quelques pages de son dialogue avec un diable aux yeux gris acier sont puissantes et magnifiques. Elle se dit folle, génie, femme solitaire, d’une individualité sans égal qu’elle cherche à insérer dans ses mots. Ce récit, publié aux États-Unis en 1902, s’est vendu en un mois à cent mille exemplaires. Traduit pour la première fois en français, c’est un manifeste brûlant pour une parole libre de femme qui veut se délivrer, entre autres choses, « des jarretières serrées », « de l’insipide vin sucré » et « des coups d’oeil insistants et exaspérants des conducteurs de charrettes à bois ». Qui veut vivre.
Sally Bonn