NATHALIE OBADIA
– GÉOPOLITIQUE DE L’ART CONTEMPORAIN
Catherine Millet
Nathalie Obadia Géopolitique de l’art contemporain Le Cavalier bleu éditions, 196 p., 19 euros
Nathalie Obadia n’est pas seulement la galeriste de Laure Prouvost qui représente la France à la Biennale de Venise, elle est aussi professeur à Sciences Po Paris, et donc bien placée pour écrire cet ouvrage, premier titre d’une collection didactique. Titre explicite : il n’y est pas tant question de l’art et de son marché que de l’instrumentalisation de l’art – il faut le dire, de plus en plus confondu avec son marché – dans les relations entre nations. Son récit ayant pour point de départ l’après-guerre, l’auteur reprend pour une part l’analyse qui fut celle de Serge Guilbaut (1) et qui montrait comment les États-Unis avaient mené une politique délibérée pour imposer leurs artistes dans le monde, c’est-à-dire d’abord à une Europe encore traumatisée. Les faits sont là, mais ils n’expliqueront jamais pourquoi le potentiel esthétique et théorique d’une oeuvre de Pollock est supérieur à celui d’une oeuvre de Hartung. Dans toute cette partie historique, Obadia est à la fois très précise et oublieuse. Alors qu’elle souligne le rôle joué par une femme, Dorothy Miller, qui, plus qu’Alfred Barr, contribua à la reconnaissance par le MoMA des expressionnistes abstraits, elle oublie que Denise René, autant qu’Aimé Maeght, tenta d’intéresser le public français aux artistes minimalistes américains. De même, lorsqu’il s’agit de la « résistance » d’Européens, et notamment d’Allemands, à l’influence américaine, il est dommage que des pionniers comme Alfred Schmela, René Bloch ou Konrad Fischer ne soient pas cités alors que Michael Werner et Rudolf Zwirner le sont… Le plus intéressant, et le plus personnel, concerne la période contemporaine. Les chapitres qui montrent le pouvoir grandissant des collectionneurs, du moins des plus fortunés d’entre eux, donnent à réfléchir. Devant David Rockefeller, qui prend la pose dans un catalogue de Sotheby’s, et François Pinault, qui n’a exposé au Palazzo Grassi de Venise, dont il est propriétaire, qu’un seul artiste français, Martial Raysse, on se demande si les collectionneurs américains sont toujours des modèles et si nous, Français, avons bien eu raison de nous réjouir d’avoir enfin un collectionneur « figure de proue ». Au terme de la lecture de ce livre, une question se pose : qu’est-ce qui a vraiment changé depuis 1945? Certes, bien d’autres scènes artistiques sont apparues et New York ne dicte plus la loi du goût. Surtout, d’autres forces économiques se sont imposées face aux ÉtatsUnis. Mais est-ce que ce ne sont pas les structures occidentales et les critères dont elles usent qui continuent de régir le monde de l’art? Le régime politique chinois décourage les meilleures volontés. Non seulement les artistes chinois font carrière en Occident, mais c’est aussi en Occident que se constituent les collections d’art contemporain chinois. Quant aux riches monarchies pétrolières du Golfe, elles sont limitées dans leurs velléités en faveur de la modernité par une population extrêmement conservatrice (faute d’accès, il est vrai, aux facteurs d’évolution démocratique!). Les foires d’art pullulent à travers le monde, mais la plupart sont organisées par des structures occidentales. Finalement, la diversité culturelle, ce sont encore les États-Unis qui seraient en train de l’inventer à leur façon, à travers la reconnaissance de leur pluralité ethnique et de la politique des quotas… L’avenir dira s’ils en sortiront renforcés, ou minés.
Catherine Millet
(1) Comment New York vola l’idée d’art moderne (1983), Hachette, « Pluriel », 2006.