MAX NEUHAUS
– LES PIANOS NE POUSSENT PAS SUR LES ARBRES
Christophe Kihm
Max Neuhaus Les Pianos ne poussent pas sur les arbres Traduit de l’anglais (É.-U.) par Marie Verry Les Presses du réel, 480 p., 26 euros L’édition des écrits et entretiens de Max Neuhaus rend compte de l’itinéraire singulier de ce pionnier des arts sonores.
Max Neuhaus tient une place singulière dans l’histoire de l’art du 20e siècle, qui témoigne d’une réalité dépassant sonoeuvre. La logique des catégories avec laquelle se pense communément cette histoire accorde une place hégémonique au visuel – de la peinture à la vidéo – et une place mineure au sonore. Ainsi le travail de Neuhaus est-il aussi peu considéré dans le domaine des arts visuels qu’il fait référence dans celui des arts sonores. Cette situation n’est pourtant satisfaisante en aucun de ses deux termes. La parution des écrits et entretiens de Max Neuhaus, regroupés par Daniele Balit et Mathieu Saladin (1) dans les Pianos ne poussent pas sur les arbres, y apporte un clair démenti : certes, si le son est bien le médium privilégié, voire souvent exclusif, de ses propositions artistiques, sa pratique s’apparente à celle d’un sculpteur, comme il n’a cessé de le répéter tout au long de sa vie, appuyant cet argument sur un constat : si, en musique, le son peut être considéré comme une finalité, en arts, il est un matériau au service d’une proposition spatiale. Ce recadrage conceptuel et pratique n’est pas le seul bénéfice que l’on peut tirer de la lecture de ce vaste ensemble de textes. Car l’itinéraire de Max Neuhaus est également singulier. Son renoncement à la musique au milieu des années 1960, alors que s’offrait à lui une brillante carrière de percussionniste, a presque valeur de manifeste. C’est à partir de lui que s’ouvre une recherche conduite pendant plus de trente ans pour nourrir deux grands ensembles que l’artiste nommera les « oeuvres-lieux » et les « oeuvres-moments ». C’est aussi avec lui que se précise une position de retrait qui vaut à la fois pour une esthétique et une manière de vivre. La plus emblématique des oeuvres-lieux de Max Neuhaus est située à Times Square, à NewYork, où elle fut réalisée en 1977. Elle regroupe tous les attendus de ce type d’oeuvre, depuis sa conception jusqu’à l’expérience que l’on peut en faire: tout commence par l’étude des dimensions sonores d’un espace, qui comprennent son contexte physique, social, acoustique et architectural. Ce « bloc d’espace » sera utilisé pour créer un « lieu » en ayant recours à un son continu dont la texture est produite en fonction des contextes et dont la présence est à peine perceptible. Qui portera attention à ce son franchira un seuil : un doute, un point de bascule, l’amèneront à une tout autre perception du lieu, transformant son attention et ouvrant son esprit. L’oeuvre n’est pas indiquée par un cartel et s’en remet entièrement à l’expérience de chacun: elle s’adresse aux passants, à travers une prise infime qu’ils peuvent saisir ou non mais qui, si tel est le cas, réoriente leur attention: son potentiel est aussi puissant que son actualisation est indécise. JARDINS SONORES Max Neuhaus revient sans cesse, dans ses écrits et dans ses entretiens, sur cette conception de l’oeuvre et sur la recherche de ces seuils, où s’opère un changement d’échelle dans la perception. Mais ces textes permettent aussi de comprendre comment ces conceptions sont tributaires d’une méthode de travail empirique, faite de tests, d’une imprégnation directe (à l’oreille) des environnements, où l’intuition et la subjectivité occupent une place prépondérante. Là où une approche analytique semblerait indiquée, Max Neuhaus s’en remet à la sensation du lieu: son empirisme est d’ailleurs teinté d’un certain spiritualisme, lorsqu’il affirme, par exemple: «Travailler avec le son rend ce que je fais intangible par définition: c’est un bon point de départ pour parler à l’esprit. » Ou encore, lorsqu’il prétend que le son est un « canal plus direct pour parler à l’inconscient » et que « la fonction de l’artiste est de permettre une communication de l’esprit ». Au sein du travail de Neuhaus, l’ouvrage permet de réinscrire, à côté desoeuvres-lieux, les « oeuvres-moments » qui reposent sur la perception de signaux sonores sans lieu précis mais en un temps donné, à l’exemple de ce réveil dont la fonction est assumée par la disparition soudaine du son qu’il émettait discrètement ; les dessins réalisés après-coup exprimant, selon l’artiste, des « idées arrivées à maturation » ; les tentatives de design sonore pour améliorer les sons du quotidien (parmi lesquelles un travail sur les sirènes des véhicules de police américains) ou encore des oeuvres en réseau permettant de se rencontrer et de créer ensemble des formes ( Auracle), jusqu’à ces jardins sonores, réunissant des plantes en fonction de la qualité des sons émis par le bruissement de leurs feuilles ou de leurs aiguilles au vent. La clarté des énoncés et des propositions de Max Neuhaus est en bien des points exemplaire, mais ce qui frappe aussi à la lecture de ces écrits et entretiens est le systématisme de ses positions et leur répétition, comme la rigidité de ses raisonnements, souvent binaires, qui font apparaître une autre facette de l’artiste. Depuis ce renoncement à la musique, dont il ne cesse de rappeler les motifs, se comprend alors la volonté de ne rejoindre aucun ensemble, celui des compositeurs comme celui des artistes dont les travaux ne l’intéressent pas. Cet exercice de la singularité, au risque de l’entêtement et de la rigidité intellectuelle, semble parfois lasser ses interlocuteurs et ne laisse pas le lecteur indifférent.
Christophe Kihm (1) On signalera également le hors-série de la revue D’Ail
leurs, « Max Feed. OEuvre et héritage de Max Neuhaus », publié par l’Institut supérieur des beaux-arts de Besançon sous la direction de Daniele Balit, qui apporte de nombreux éclairages à ce travail.
Max Neuhaus. Lartiste menant des tests dans le couloir de correspondance de la station de métro MontparnasseBienvenüe, à Paris. Projet non réalisé (1973-87). Vers 1985.