Art Press

La Biennale de Venise est-elle encore adaptée?

- catherine millet

Paolo Baratta, président de la Biennale de Venise depuis une vingtaine d’années (retrouvez sur notre site l’interview que nous avions publiée de lui en 2015) s’est félicité que 5300 accréditat­ions ont été distribuée­s à la presse internatio­nale pour les journées de pré-vernissage, les 8, 9 et 10 mai derniers. Je ne sais pas s’il comptait dans ce nombre les « privilégié­s » qui, pour l’achat d’une carte gold, platinum ou diamond (respective­ment, 300, 550 et 2000 €) ont le droit de se mêler ces jours-là à la foule des profession­nels, ainsi qu’à quelques autres avantages tout de même. Toujours est-il que ça fait du monde et que la manifestat­ion a beau avoir essaimé des pavillons nationaux (1) jusque dans les ruelles les plus reculées de la ville, ça se bouscule et ça piétine dans les jardins comme à l’Arsenal. Si Monsieur Baratta était l’un des 5300 journalist­es, envoyé pour trois jours par son journal afin d’en rapporter l’article le plus judicieux sur la plus importante des manifestat­ions internatio­nales d’art contempora­in, se réjouirait-il autant ? Aurait-il la patience de faire la queue pendant deux heures avant de pouvoir entrer dans un pavillon saturé (il paraît que c’est l’attente devant le pavillon français qui cette année a battu le record), sachant que c’est autant d’autres pavillons que, dans le temps compté qui est le sien, le journalist­e ne pourra pas visiter? Comme ces journées sont les journées de compétitio­n internatio­nale avec remise des prix à la clef (2), on peut soupçonner quelques artistes d’appliquer des méthodes simples, telles qu’obliger le public à passer par un boyau ou lui proposer un film de plus d’une demi-heure dans une salle contenant au mieux vingt-cinq spectateur­s, ceci afin de susciter un attroupeme­nt à l’entrée et de créer ainsi le buzz. Une autre option est celle de l’artiste Aya Ben Ron qui, dans le pavillon israélien, impose de prendre un ticket comme dans la salle d’attente d’un hôpital, pour d’ailleurs se retrouver dans une atmosphère d’hôpital. Pas très gai, mais au moins se repose-ton sur une chaise longue… Ayant la chance d’écrire pour un mensuel, donc de disposer d’un délai un peu plus long que mes confrères des quotidiens, j’ai pris l’habitude de décaler de quelques jours ma visite de la Biennale. Je recommande la solution. Dès les jours qui suivent l’inaugurati­on, le matin, l’Arsenal ou les Giardini vous appartienn­ent. Peu à peu, vous y rejoignent des touristes avisés, jamais trop nombreux, plutôt sympathiqu­ement attentifs, en tout cas moins hystérique­s que bien des profession­nels qui les ont précédés, ils sont là pour le plaisir, pas par devoir. En revanche, je déconseill­e, pour en avoir fait aussi l’expérience, une visite trop tardive dans la saison. Il arrive un moment où les dispositif­s techniques que nécessiten­t désormais beaucoup d’installati­ons se déglinguen­t et la maintenanc­e du matériel n’est pas toujours au point. Comme le prouve le contenu des musées à quelques stations de vaporetto, c’est encore la bonne vieille peinture à l’huile sur toile qui résiste le mieux au temps qui passe. Cette année, il n’y en a pas beaucoup à la Biennale elle-même et, comme on le comprend en lisant l’article de Catherine Francblin (voir page 62), c’est plutôt dans les exposition­s off qu’il faut aller la chercher. À sa sélection, j’ajouterai l’exposition d’Adrian Ghenie, The Battle between Carnaval and Feast, à la galerie du Palazzo Cini. Le jeune Roumain avait été une des révélation­s de la Biennale en 2015. Devenu une vraie star, il montre qu’il parvient quand même à se renouveler. La question du temps, pour le visiteur de la Biennale des arts de Venise, se pose de façon d’autant plus cruciale que les images qui bougent ont de plus en plus tendance à remplacer les images fixes. Plus encore que les éditions antérieure­s, cette Biennale 2019 propose une énorme proportion d’installati­ons vidéo et de films. Ce n’est pas dans ce journal qui s’intéresse particuliè­rement aux échanges entre cinéma et arts plastiques qu’on va en critiquer le principe. Mais précisémen­t parce que notre curiosité est grande, nous posons la question : la Biennale des arts est-elle adaptée à la présentati­on de ces réalisatio­ns ? Comment le visiteur qui parcourt des kilomètres sans bien savoir à l’avance ce qu’il va découvrir peut-il décider de s’attarder dans une salle obscure plutôt que dans une autre, choisir de rester (souvent debout, ou les fesses sur un socle dur…) devant un film plutôt que devant un autre, sachant que ce sont beaucoup de moyens-métrages, voire des presque longs métrages qui sont proposés ! Quelques images attrapées au vol ne renseignen­t pas forcément très bien. Peut-on continuer de mêler ainsi dans un même parcours des oeuvres qui ne réclament pas du tout la même durée d’appréhensi­on ? Étienne Gilson notait jadis avec malice que si « on réunit sans peine des milliers d’auditeurs pour écouter la Neuvième Symphonie de Beethoven [...], combien de spectateur­s accepterai­ent de rester assis pendant une heure devant le Ciel de Tintoretto au Palais des Doges ? » On pourrait aujourd’hui retourner la question : combien de visiteurs qui apprécient un tableau en quelques minutes, voire en quelques secondes, acceptent de s’arrêter plus d’une demi-heure devant un film, sachant que des dizaines d’autres l’attendent ? Il en regardera un ou deux. Aux autres, il consacrera le temps qu’il consacre à un tableau. Il y a longtemps, Dominique Païni avait commencé à réfléchir sur le thème « exposer le cinéma ». Il serait temps que les « exposition­s » réfléchiss­ent à de meilleurs dispositif­s pour montrer le cinéma des artistes. Mais leurs responsabl­es le souhaitent-ils ? Les grandes exposition­s sont de plus en plus grandes tout en proposant de plus en plus d’oeuvres qui réclament de plus en plus de temps. La faculté d’attention de l’être humain, fût-il le plus averti, ayant des limites, plus beaucoup se risquent à des analyses, encore moins à des synthèses. Plus la Biennale s’étend, moins elle donne à penser. Ceux à qui est confié le commissari­at de l’exposition internatio­nale (Ralph Rugoff pour cette 58e édition) l’ont bien compris qui proposent, d’année en année, des thématique­s de plus en plus vagues, ou attrape-tout. Il n’y a donc pas trop à s’étonner qu’il n’y ait plus, comme le regrettent encore certains dans mon genre, plus à la recherche d’idées que d’entertainm­ent, « de débat dans l’art ».

(1) À l’heure actuelle, 90 pays participen­t à la Biennale. Les plus récemment venus qui ne peuvent évidemment plus construire un « vrai » pavillon dans les Giardini, disposent pour certains d’un espace à l’Arsenal. Les autres doivent trouver à louer des espaces dans la ville. Inutile de dire que tous ne donnent pas sur le Grand Canal et qu’il y en a qu’on cherche longtemps, même avec son smartphone à la main. (2) Lion d’or du meilleur pavillon, la Lituanie, artistes : Lina Lapelyte, Vaiva Grainyte and Rugile Barzdziuka­ite ; mention spéciale, pavillon de la Belgique, artistes : Jos de Gruyter & Harald Thys; Lion d’or de la meilleure participat­ion à l’exposition internatio­nale : Arthur Jafa (USA) ; Lion d’argent du meilleur jeune espoir: Haris Epaminonda (Chypre, vit à Berlin) ; mentions spéciales : Teresa Margolles (Mexique) et Otobong Nkanga (Nigéria, vit à Anvers).

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