Soyons corporate !
La photographie est une multiplicité d’usages. Il est donc naturel que de nouveaux objets d’étude et d’exposition apparaissent. La photographie d’entreprise en est un qui réunit des images produites dans l’entreprise par un professionnel, employé ou extérieur, à des fins d’archivage, de suivi, de normalisation et, bien sûr, de communication interne ou externe. S’interrogeant sur cet objet à partir de fonds conservés par le Musée français de la photographie de Bièvres, l’historien Michel Poivert avait titré son article paru en 2015 dans le catalogue du musée « Du corporate au patrimoine. Pour une histoire de la photographie d’entreprise ? » S’il soulignait le changement de valeur de ces photographies devenues objet culturel, le point d’interrogation n’était pas anodin. On peut y voir une impossibilité : de fait, bon nombre de ces fonds ont disparu, ou disparaîtront, en raison de leur obsolescence et de l’absence de continuité des entreprises. Mais aussi un doute : l’intérêt de cette production a priori standardisée peut, en effet, sembler limité. Ce doute est-il fondé? Pourquoi, alors, deux festivals biennaux lui seraient dédiés ? Foto Industria est né à Bologne en 2013, deux ans avant Usimages qui, organisé à Creil et dans des communes voisines, sous la direction artistique de Fred Boucher et de l’association Diaphane, a réuni cette année, du 27 avril au 15 juin, treize expositions. Parmi ces travaux, les plus anciens étaient deux séries réalisées par André Kertész aux États-Unis, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, sur l’usine de pneus Firestone et l’entreprise textile American Viscose Corporation. Significativement, si le premier n’est même pas mentionné, le second ne fait l’objet que d’une courte phrase et d’une reproduction dans le catalogue de la pourtant très complète exposition que le Jeu de Paume avait consacré en 2010 au photographe d’origine hongroise. Déconsidérées par les historiens et les photographes eux-mêmes, les pratiques commerciales peuvent aussi susciter l’incompréhension. En effet, comment expliquer que Margaret Bourke-White puisse accepter de réaliser une commande pour le livre Coffee Through the Camera’s Lens (1936) qui semble l’obliger à taire ses engagements de documentariste ? C’est pourquoi, comme pour s’en excuser, ces travaux sont unanimement dits « alimentaires ».
CATAPHORÈSE
Or, à y regarder de plus près, ils sont souvent loin d’être déshonorants. On est même tenté, parfois, de reprendre une hypothèse de Poivert qui se demandait si la photographie d’entreprise ne serait pas, à sa manière, un « laboratoire esthétique ». À cet égard, l’exposition des commercial works de Kertész est instructive car elle permet plusieurs comparaisons : entre ces deux travaux dont le premier était un reportage commandé par le journal Fortune et le second destiné à illustrer une brochure commerciale de l’American Viscose Corporation ; entre les planches contact, les images sélectionnées et les publications. Il apparaît que Kertész ne photographie pas de la même manière. On ne trouve pas dans les 127 vues faites pour le service publicitaire de l’American Viscose Corporation d’images insolites comme celles produites pour Fortune, à l’instar de cet homme à l’intérieur d’un immense pneu qu’il contrôle. En revanche, aucune des nombreuses scènes conventionnelles montrant le personnel de l’American Viscose Corporation ne sera retenue par l’entreprise qui, au contraire, accepte certaines audaces évoquant les recherches de Kertész et des avant-gardes de l’entre-deuxguerres, comme les gros plans sur les machines ou des effets de superposition qui, tous, font de l’entreprise le symbole de la modernité et du progrès. Étonnamment, cette imagerie perdure. En témoigne l’exposition du Portugais Edgar Martins qui, en 2015, a pu photographier une usine et des centres de recherche et développement de BMW. Ses images frontales, tendues par des perspectives puissantes, baignées d’intenses lumières et vides de tout employé, sont de pures abstractions formalistes qui confirment la fameuse phrase de Bertolt Brecht reprise par Walter Benjamin dans sa Petite Histoire de la photographie (1931) : « Une photo des usines Krupp ou de l’AEG ne révèle presque rien de ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans le fonctionnel. » Tous les photographes ne cèdent pourtant pas à cette fascination technologique. Un bon exemple est Jean-Pierre Sudre dont l’exposition documentée, la plus grande du festival, nous apprend que, dans les années 195060, il a été photographe industriel avant d’être le photographe expérimental que l’on sait. Bien sûr, il glorifie l’architecture métallique, les tuyaux et les machines des usines modernes, mais il profite de ces commandes pour déplacer le regard vers les employés et produire des images d’inspiration humaniste. Apparemment contrainte par les attendus de la commande ou, même quand il s’agit d’un travail indépendant comme celui d’Edgar Martins, par la puissance iconique de l’usine, la photographie d’entreprise est loin d’être stéréotypée. Usimages présente ainsi des cartes blanches dont l’une a réuni en 1987 quatre photographes autour de l’entreprise Colgate Palmolive de Compiègne. Si John Vink s’attache assez naturellement aux géométries industrielles, Thierry Girard semble prendre le contre-pied d’une iconographie corporate établie en montrant une entreprise entropique faite de traces, d’éclaboussures, de surfaces altérées. L’entreprise apparaît ainsi comme la créatrice volontaire ou involontaire de formes et de situations inédites, peu vues car souvent gardées secrètes, et au fort pouvoir d’évocation. Dans les usines de construction navale du port de Keroman à Lorient, entre les moules des bateaux et les employés en combinaison, Daniel Challe s’imagine dans un film de sciencefiction. Mais ce qui vaut pour le photographe, vaut aussi pour le spectateur. Comment ne pas être saisi par cette photographie sans auteur de 1982 conservée par la Médiathèque Renault montrant la cataphorèse d’un Trafic dans l’usine Chausson de Creil? Si la scène est sans doute banale, l’image, si étrange, ne l’est pas. Alors, soyons corporate, regardons ces images dans leur contexte mais aussi d’un point de vue extérieur. Valorisons-les. Cela donnera certainement aux entreprises, sans doute plus amnésiques aujourd’hui qu’hier, l’envie d’en créer de nouvelles qui, par leur je ne sais quoi, ne cesseront de nous étonner.