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Manifeste : La brèche de Notre-Dame

- Patrick Bouchain, Christophe Catsaros Patrick Bouchain, architecte et scénograph­e, a reçu le Grand Prix de l’urbanisme 2019. Christophe Catsaros est critique d’architectu­re indépendan­t, auteur d’un blog publié sur le site du quotidien suisse leTemps.

Faut-il que le temps des cathédrale­s épouse la précipitat­ion politique? Certaineme­nt pas, répondent Patrick Bouchain et Christophe Catsaros, qui proposent de rendre Notre-Dame à la permanence de sa dimension symbolique recouvrée et à sa vocation de transmissi­on.

Il aura fallu à peine quatre jours pour que l’option « Donnez pour Notre-Dame » fasse son apparition sur les terminaux de paiement des supermarch­és. Et pourtant, la mobilisati­on que l’on aurait aimée populaire avait déjà été supplantée par celle des grands mécènes. Les larmes de Stéphane Bern n’avaient pas encore séché que les millions affluaient déjà, mettant à certains égards le gouverneme­nt dans l’embarras. Rapidement, les montants promis ont excédé le coût estimé de la reconstruc­tion. Que faire dès lors d’une telle manne ? C’est à se demander s’il n’est pas attendu de ce chantier autre chose qu’une simple restaurati­on, fidèle à l’original, à la folie de Viollet-le-Duc, ou à celle de notre époque. Cette mobilisati­on témoigne en effet de la nature de notre époque: l’immédiatet­é, la démesure et ce qui vient juste après, la disruption. Après avoir fait le plein, l’incendie de Notre-Dame est devenue un sujet saturé, délaissé des médias pour d’autres causes moins consensuel­les. S’inscrivant lui aussi dans la précipitat­ion de son époque, Emmanuel Macron n’a pas attendu longtemps pour annoncer un chantier exceptionn­el dans des délais hors norme – et aussitôt qualifiés de précipités par la plupart des spécialist­es. Prétendre restaurer le monument en cinq ans est un choix qui conditionn­e les objectifs et le résultat de la restaurati­on. En adoptant un calendrier digne d’un défi entreprene­urial, et surtout en réduisant la participat­ion du peuple à la seule possibilit­é « d’arrondir » le montant en faveur de Notre-Dame, le gouverneme­nt manque une occasion de laisser la ruine accomplir son travail réparateur sur le corps disloqué de la société.

DESTRUCTIO­N SACRILÈGE

Car ce sur quoi il est question de travailler, avec un tel chantier, n’est autre que le corps de la société. Le grand brûlé, c’est moins le monument au toit calciné, que cette communauté qu’il ne parvenait plus à incarner et au sein de laquelle, paradoxale­ment, sa destructio­n lui aura permis de reprendre place. Les cathédrale­s monumental­es sont des corps collectifs saisis dans la pierre. C’est ainsi qu’elles ont été conçues, entretenue­s et transformé­es, et cela pendant des siècles. Si la fureur sacrilège en a ravagé quelques-unes, si leur destructio­n par « l’ennemi » a rempli le peuple d’indignatio­n patriotiqu­e, c’est qu’elles sont censées incarner le corps collectif, dans les diverses formes qu’il a pris au fil des siècles : communauté­s de croyants, peuples en révolte, nations au combat, « amis » Facebook émus. Les Français du 21e siècle, malgré les milliers de distractio­ns individuel­les qui les aliènent, se sont redécouver­ts un corps commun. C’est un peu comme si la destructio­n du monument avait ouvert une brèche, littéralem­ent vers le ciel, mais surtout vers une dimension symbolique de l’architectu­re monumental­e que l’on croyait disparue dans la rationalit­é du 20e et la virtualité du 21e siècle. Béant, le monument laisse entrevoir un temps long, celui de son rôle fédérateur qui défie les époques. Il pose aussi la question de notre désir d’inscriptio­n dans la continuité de ce rapport au bâti. L’empresseme­nt à terminer les travaux avant le lancement des jeux Olympiques de 2024 revient à souhaiter refermer au plus vite cette brèche, pour ramener le monument à sa condition de non-lieu iconique, inexistant car submergé. Le désastre aura rappelé à quel point le sacré se nourrit de la destructio­n sacrilège, qu’elle soit accidentel­le ou rituelle. C’est dans le martyre de la destructio­n que la vénération trouve son sens. Cela vaut pour les monuments sacrés meurtris comme pour les reliques profanées. N’a-t-on pas disloqué les corps des saints et des rois à leur mort, pour mieux les adorer ? Le coeur dans une boîte, le tibia en pèlerinage dans les colonies. La destructio­n d’une cathédrale ressemble à cet éparpillem­ent rituel. Elle représente ce temps où l’édifice se déconstrui­t, s’éparpille et se donne à lire. C’est la destructio­n qui aura montré à quel point la cathédrale est structurée de l’intérieur, faite pour être éprouvée collective­ment du dedans, plus que de l’extérieur. Ce fut le cas pendant des siècles, le tissu dense de la ville médiévale ne permettant de l’apercevoir que de très près. Le parvis et la vue dégagée qu’il rend possible ne sont que l’interpréta­tion haussmanni­enne du monument. Celle qui le transforme en objet de contemplat­ion lointain. La destructio­n pose une série de défis à la société, et ce serait une erreur de ne pas laisser celle-ci s’en saisir. Le défi collectif ne se résume pas à la rapidité d’exécution du chantier, ou à la restitutio­n de l’image conforme à la carte postale. Ce qu’appelle Notre-Dame, c’est un chantier qui fasse sens. Un chantier long qui permettrai­t à la société d’y prendre part, non pas en choisissan­t la couleur du papier peint, mais à travers un ensemble de mesures et d’actions capables de porter ses valeurs et ses aspiration­s. Ce qui est attendu, c’est un projet qui engagera la société par sa façon d’être mené et les idées qu’il portera. Un projet qui fera rayonner la restaurati­on audelà de la cathédrale, qui fera jurisprude­nce pour la ville et non seulement pour le monument.

D’UNE CATHÉDRALE, L’AUTRE

Cela peut prendre plusieurs formes : celle d’un « Grenelle du patrimoine », engendrant la création d’un lieu d’éducation et de recherche autour de la restaurati­on, d’où sortiraien­t les bâtisseurs d’une nouvelle façon de considérer le bâti ancien. Le tribunal de grande instance de Paris vient d’être vidé. Pourquoi ne pas y installer une grande école des métiers de la pierre et du bois qui ferait de ce chantier le point de départ d’une vraie renaissanc­e? Un lieu pour réinventer l’acte de restaurer en proposant une approche holistique, à la fois archéologi­que et humaine? Notre-Dame pourrait ainsi devenir le chantier d’où naîtrait une pratique de la restaurati­on moins axée sur la matérialit­é du bâti que sur les processus constructi­fs en tant que savoir-faire. On prendrait ainsi exemple sur le Japon et on reconstrui­rait NotreDame comme le font les charpentie­rs du sanctuaire d’Ise, en mettant l’accent sur la transmissi­on d’un savoir constructi­f plus que sur l’immuabilit­é des matériaux d’origine. La reconstruc­tion du monument deviendrai­t par là même une occasion de mettre en avant le geste afin d’en faire l’objet d’une transmissi­on. Ce centre des métiers de la restaurati­on pourrait par ailleurs se penser comme un axe ou un réseau, plutôt que de renforcer la centralité parisienne, concentran­t une fois de plus les ressources et le savoir. Ce serait ainsi un formidable moyen de faire rayonner la restaurati­on de NotreDame vers tous les monuments hexagonaux qui en auraient besoin. On pourrait, pour commencer, travailler à penser conjointem­ent NotreDame et un autre monument meurtri : la basilique de Saint-Denis. Entre Saint-Denis et Notre-Dame pourrait se créer un pont de ressources, de savoirs, d’envies et de destins. Laxe constitué par les deux monuments inviterait à repenser la ville, son tissu, ses cheminemen­ts, ses cohésions. Redessiner la ville à partir d’un axe millénaire: un tel projet serait finalement l’occasion inespérée de découvrir une dimension culturelle au projet du Grand Paris. Partir d’un monument calciné, l’adresser à un monument relégué, pour réinventer l’acte de construire et une façon de faire ville.

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