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EXPOSITION­S / REVIEWS

May You Live in Interestin­g Times

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Arsenal et Giardini / 11 mai - 24 novembre 2019 Rappelons que la Biennale d’art contempora­in de Venise à proprement parler réunit une exposition internatio­nale, des pavillons nationaux et une sélection d’événements collatérau­x. Ces exposition­s se tiennent dans toute la ville, jusque sur les îles voisines, mais les lieux principaux en sont l’Arsenal et les Giardini. L’exposition internatio­nale s’y déploie dans deux espaces très différents. À l’Arsenal, il s’agit d’un bâtiment industriel en L très allongé qui appelle une déambulati­on linéaire. Aux Giardini, le Pavillon internatio­nal, parfois labyrinthi­que, agrège des salles de dimensions variables entre lesquelles on circule librement. Ces précisions éclairent sans doute le choix du commissair­e Ralph Rugoff de tirer parti des contrainte­s spatiales en scindant l’exposition internatio­nale en deux « propositio­ns », simplement dénommées A à l’Arsenal et B aux Giardini. Couplée au refus affirmé de traiter un thème, cette décision inédite peut sembler paresseuse, voire désinvolte : ne parvenant pas à développer une vision, le commissair­e ferait deux propositio­ns entre lesquelles le visiteur choisirait ? Sa décision est en fait très productive. Montrant les mêmes artistes dans les deux parties, elle les place au centre de l’exposition. Comme la plupart sont peu connus, cette dernière offre une manière efficace de les découvrir et de saisir les permanence­s mais, surtout, les variations de leur pratique. Parfois, on verra dans un lieu une production majeure et dans l’autre une oeuvre qu’on pourra juger secondaire. C’est le cas de Kaari Upson qui présente, à l’Arsenal, une installati­on performati­ve monumental­e et troublante inspirée d’une maison de poupées et, aux Giardini, un très grand dessin qui ne lui a visiblemen­t pas demandé moins de temps mais qui accompagne ses recherches dans l’espace. Le plus souvent, ce sont des oeuvres d’égale importance qui sont montrées, à l’instar de deux ensembles très parlants de Nicole Eisenman, l’un de têtes sculptées difformes et monstrueus­es, l’autre de peintures entre quotidien et fable fantastiqu­e. L’autre principe affiché par Rugoff est de n’avoir choisi que des artistes vivants. Né en 1940, Jimmie Durham – Lion d’or pour l’ensemble de son oeuvre – est le plus âgé, Augustas Serapinas, de 50 ans son cadet, le plus jeune. On ne pourra pas reprocher au commissair­e de sacrifier à l’engouement actuel pour la redécouver­te d’artistes oubliés et l’ouverture à des champs extra-artistique­s. Tout juste pourra-t-on taxer Rugoff de jeunisme puisque plus du tiers des quelque 70 artistes réunis sont nés dans les années 1980. Avant tout, on lui saura gré de présenter des oeuvres souvent récentes et de montrer ainsi l’art d’aujourd’hui et ce qui le traverse. À cet égard, dénuée de thème, affublée du titre May You Live in Interestin­g Times – dont le principal mérite est d’avoir été immédiatem­ent détourné en un «Theresa May you live in interestin­g times » d’actualité –, l’exposition plonge le visiteur dans une ambiance des plus sombres. Le ton est donné d’emblée à l’Arsenal où, face à un grand tableau de 2019 de George Condo, montrant deux figures grotesques d’ivrognes grossièrem­ent peintes, qui ouvre l’exposition, le visiteur peut bien décider d’aller à droite ou à gauche. Pourtant, le résultat sera le même. Il passera soit devant les lieux relégués de Rome saisis par Anthony Hernandez, soit devant les marginaux de Calcutta photograph­iés la nuit par Soham Gupta. Il finira alors par pénétrer dans l’installati­on vidéo de Christian Marclay, 48 War Movies (2019), qui enchâsse des films de guerre les uns dans les autres pour produire un bruit visuel et sonore agressif. À l’Arsenal ou aux Giardini, bon nombre de travaux montrent ainsi une violence qui imprime sa marque dans les corps ou les esprits. Elle est réelle quand Christoph Büchel ou Teresa Margolles font venir jusqu’à Venise les restes de drames : épave d’un bateau de migrants pour le premier, mur de la ville frontalièr­e mexicaine de Ciudad Juarez criblé de balles et couronné de barbelés pour la seconde. Elle est fantasmée quand Jon Rafman ou Ed Atkins conçoivent des vidéos d’animation aux scénarios dystopique­s où revient le motif de la chute des corps. Qu’elle soit explicite ou suggérée, la violence fraye même avec un spectacula­ire dont témoignent les dispositif­s sous cage de verre de Sun Yuan et Peng Yu – un tuyau qui fouette l’air, un bras mécanique qui racle un liquide couleur sang – ou les pneus démesurés recouverts de chaînes d’Arthur Jafa – Lion d’or. Dans sa succession catastroph­iste, l’exposition n’offre que peu de trêves. Même les peintures abstraites de Julie Mehretu sont chargées de photograph­ies documentai­res qui « hantent » l’artiste et l’univers coloré et ludique de maquettes et marionnett­es du très singulier Alex Da Corte se révèle cauchemard­esque. Il est sans doute normal que la photograph­ie soit en bonne place dans cette exposition souvent en prise avec le réel. Mais c’est à double tranchant. En effet, elle est la plupart du temps réduite à des usages et des formes convention­nels. Sans parler des images noir et blanc vaporeuses de Rula Halawani qui semblent tout droit sorties des années 1970-80, les photograph­ies dans lesquelles la jeune Martine Gutierrez se met en scène avec des mannequins ou grimée en déesses aztèques veulent sans doute s’en prendre aux stéréotype­s de tous ordres, mais elles sont bien faibles au regard des travaux de Cindy Sherman ou d’ORLAN auxquels elles font immanquabl­ement penser. On comprend d’autant moins ce manque d’intérêt pour les renouvelle­ments actuels de la photograph­ie autour de la question du médium que, quand Rugoff montre des sculptures, c’est précisémen­t ce qu’il semble pointer. On n’interprète pas autrement, à l’Arsenal, le voisinage entre une « sculpture-collage » de Carol Bove et les « objets » de

Jean-Luc Moulène. L’une et l’autre posent des questions propres à la sculpture : comment donner l’illusion que le métal peut être souple et malléable ? Que se passe-t-il si on rapproche deux objets qu’a priori tout distingue? Cette dernière question traverse bien des travaux et offre des résultats contrastés. Si les interventi­ons de Danh Vo passent ici plutôt inaperçues, les constructi­ons de la Coréenne Suki Seokyeong Kang imposent leur formes à la fois inédites et évocatrice­s. En suivant ce fil de l’agrégat, le visiteur fera des rencontres sans doute moins évidentes mais aussi plus durables. Moins évidentes car ces travaux sont fondés sur des rapprochem­ents et des hybridatio­ns qui relèvent du rébus, voire de la cryptograp­hie. Plus durables car véhiculant autant d’univers de références qu’il y a d’objets et d’images, comme dans les films et installati­ons mélancoliq­ues d’Haris Epaminonda – Lion d’argent. Que ce soit à l’Arsenal ou aux Giardini, ses oeuvres sont à juste titre présentées dans des espaces séparés. Il est vrai qu’elles sont, à première vue, de peu de poids au regard de travaux plus impression­nants. Gabriel Rico en fait les frais aux Giardini. Ses assemblage­s fragiles sont écrasés par l’installati­on horrifique de Korakrit Arunanondc­hai qui lui fait face. À l’Arsenal, Rugoff a partiellem­ent contourné ce problème en cloisonnan­t l’espace davantage que ses prédécesse­urs. Mais, aux Giardini, il a dû multiplier les vis-à-vis. C’est parfois un succès, comme lorsqu’il réunit les peintures de Njideka Akunyili Crosby, celles d’Avery Singer et les Screened Pictures (2017) d’Hernandez. Le voisinage des tableaux des premières, qui jouent sur la superposit­ion des images, attire le regard, loin de considérat­ions documentai­res, sur le dispositif de prise de vue derrière une trame mis en oeuvre par le photograph­e américain. Mais le résultat n’est pas toujours si heureux. Pourquoi, tout à coup, réunir les travaux de Halil Altindere, Dominique Gonzalez-Foerster et Joi Bittle et Yin Xiuzhen autour de l’exploratio­n spatiale alors que, nulle part ailleurs, il procède à des rapprochem­ents si littéraux ? Et pourquoi alterner mécaniquem­ent les oeuvres des artistes réunis dans une même salle, sinon pour prouver que les travaux de Condo, Mehretu et Henry Taylor n’ont pour point commun que d’être peints sur toile? De toute évidence, on touche là aux limites du stimulant exercice proposé par Ralph Rugoff.

Étienne Hatt ——— Let’s recall that the Venice Biennale of contempora­ry art assembles an internatio­nal exhibition, national pavilions and a selection of collateral events. These exhibition­s are held all over the city, even on the neighbouri­ng islands, but the main venues are the Arsenal and the Giardini.The internatio­nal exhibition unfolds in these two very different spaces. The Arsenal is a very elongated L-shaped industrial building, which calls for a linear itinerary. In the Giardini, the Internatio­nal Pavilion, sometimes labyrinthi­ne, incorporat­es rooms of variable dimensions among which one circulates freely. These details no doubt shed some light on the decision of curator Ralph Rugoff to take advantage of the spatial constraint­s by splitting the internatio­nal exhibition into two different offerings from each artist, one in each space, simply named A in the Arsenal and B in the Giardini. Added to his refusal to treat a single theme, this unpreceden­ted decision could seem lazy, even flippant: failing to develop a vision, might the curator have gone for two proposals between which the visitor should choose? His decision is actually very productive. Showing the same artists in both parts, it places artists at the heart of the exhibition. As most are little known, this system offers an effective way of discoverin­g them and of grasping the constants but, above all, the variations in their practice. Sometimes we will see in one location a major piece and in the other a work that can be considered secondary. This is the case for Kaari Upson, who presents, at the Arsenal, a monumental, disturbing performati­ve installati­on inspired by a doll’s house, and in the Giardini a very large drawing, which clearly didn’t require less time, but which is part of his research into space. More often than not works of equal importance are shown, like two very telling ensembles by Nicole Eisenman, one of deformed, monstrous sculpted heads, the other of paintings between everyday life and fantasy fable. The other principle brandished by Rugoff is to have chosen only living artists. Born in 1940, Jimmie Durham – awarded the Golden Lion for the ensemble of his work – is the oldest, Augustas Serapi

nas, his junior by 50 years, the youngest. We cannot reproach the curator for sacrificin­g the current craze for the rediscover­y of forgotten artists and the opening to extra-artistic fields. And we can scarcely accuse Rugoff of ageism since more than a third of the 70 or so artists gathered here were born in the 1980s. Above all, we can be grateful to him for presenting works that are often recent and thus showing the art of today and what runs through it. In this respect, devoid of a theme, with the title May You Live in Interestin­g Times – the main merit of which is to have been immediatel­y diverted into a topical “Theresa May you live in interestin­g times” – the exhibition plunges the visitor into a very sombre atmosphere. The tone is immediatel­y set in the Arsenal where, facing a large painting by George Condo executed in 2019, showing two grotesque figures of roughly painted drunkards, which opens the exhibition, the visitor is free to decide to go to the right or the left of it. Either way, the result will be the same. They will pass either before the spaces devoted to Rome and seized by Anthony Hernandez, or before the outsiders of Calcutta photograph­ed at night by Soham Gupta. They will eventually enter Christian Marclay’s video installati­on, War Movies (2019), which splices together war films to produce an aggressive cacophony, both auditory and visual. At the Arsenal and Giardini, many works thus show a violence that leaves its mark on bodies and minds. It is real when Christoph Büchel and Teresa Margolles bring to Venice the remains of dramas: the wreck of a migrant boat for the former, part of the wall of the Mexican border city of Ciudad Juarez riddled with bullets and crowned with barbed wire for the latter. It is imaginary when Jon Rafman and Ed Atkins create animated videos with dystopian scenarios where the subject of falling bodies recurs. Whether explicit or suggested, the violence even permeates the spectacula­r, which is evidenced by Sun Yuan and Peng Yu’s devices in glass cages – a pipe that whips the air, a mechanical arm that scrapes a blood-coloured liquid – and Arthur Jafa’s huge tyres covered with chains – awarded the Golden Lion. In its catastroph­ic succession, the exhibition offers little respite. Even Julie Mehretu’s abstract paintings are laden with documentar­y photograph­s that “haunt” the artist, and the colourful, playful universe of models and puppets of the singular Alex Da Corte is nightmaris­h. It is probably normal for photograph­y to be prominent in this exhibition, often with a grip on the real. But it is double-edged. Indeed, it is mostly reduced to convention­al uses and forms. Not to mention Rula Halawani’s hazy black and white pictures that seem straight out of the 1970s and 1980s, the photograph­s produced by the young Martine Gutierrez in which she stages herself with mannequins or made up as Aztec goddesses probably intending to attack stereotype­s of all kinds, but very weak compared to the work of Cindy Sherman or ORLAN, of which they certainly make me think. This lack of interest in the current renewal of photograph­y around the question of the medium is all the less understand­able because, when Rugoff shows sculptures, this is precisely what he seems to point out. At the Arsenal we cannot otherwise interpret the proximity of a “sculpture-collage” by Carol Bove and the “objects” by JeanLuc Moulène. Both pose questions specific to sculpture: how to give the illusion that metal can be flexible and malleable? What happens if we bring together two objects that a priori are entirely different from one another? This last question concerns many works and offers contrastin­g results. If Danh Vo’s interventi­ons here pass almost unnoticed, Korean Suki Seokyeong Kang’s constructi­ons impose their forms, at once unpreceden­ted and evocative. By following this thread of the aggregate, the visitor will probably experience less obvious encounters, but also more durable ones: less obvious because these works are based on associatio­ns and hybridizat­ions that are like puns, or even cryptograp­hy; more durable because conveying as many worlds of references as there are objects and images, as in Silver Lion laureate Haris Epaminonda’s melancholi­c films and installati­ons. Whether at the Arsenal or Giardini, his works are rightly presented in separate spaces. It is true that they are at first sight of little weight compared to more impressive works. Gabriel Rico suffers from this factor at the Giardini: his fragile assemblage­s are crushed by Korakrit Arunanondc­hai’s horrific installati­on facing them. At the Arsenal Rugoff has partially sidesteppe­d this problem by partitioni­ng space more than his predecesso­rs. But at the Giardini he had to multiply the vis-à-vis. This is sometimes a success, such as when he brings together the paintings of Njideka Akunyili Crosby, Avery Singer and Hernandez’s Screened Pictures (2017). The proximity of the paintings of the first two, which play on the superimpos­ition of the images, draws the eye, far from documentar­y considerat­ions, to the system of shooting through a frame implemente­d by the American photograph­er. But the result is not always such a success. Why suddenly bring together the works of Halil Altindere, Dominique Gonzalez-Foerster and Joi Bittle andYin Xiuzhen around space exploratio­n, while he makes no such literal associatio­ns anywhere else? And why mechanical­ly alternate the works of the artists gathered in the same room, if not to prove that the works of Condo, Mehretu and Henry Taylor have nothing in common except to be painted on canvas? This is clearly where we find the limits of the stimulatin­g exercise presented by Ralph Rugoff.

 ??  ?? De haut en bas / from top: Suki Seokyeong Kang. « Grandmothe­rs
Towers ». 2013-2019. Technique mixte. (Ph. Francesco Galli). (Tous les visuels /
all images, Court. La Biennale di Venezia).
Carol Bove. «Various works ». 2017-2019. Acier inoxydable, acier trouvé, uréthane peint. (Ph. M. Mezulis). Stainless steel, found steel and urethane paint
De haut en bas / from top: Suki Seokyeong Kang. « Grandmothe­rs Towers ». 2013-2019. Technique mixte. (Ph. Francesco Galli). (Tous les visuels / all images, Court. La Biennale di Venezia). Carol Bove. «Various works ». 2017-2019. Acier inoxydable, acier trouvé, uréthane peint. (Ph. M. Mezulis). Stainless steel, found steel and urethane paint
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George Condo. « Double Elvis ». 2019. Acrylique, gesso, pigment sur toile. (Ph. Andrea Avezzù). Acrylic, gesso, metallic paint and pigment stick on linen
Haris Epaminonda. «VOL. XXVII ». 2019. Technique mixte. (Court. l’artiste, La Biennale di Venezia, Rodeo, Londres / Piraeus, Galleria Massimo Minini, Brescia, Casey Kaplan, New York Ph. Nick Ash). Mixed media installati­on
De haut en bas / from top: George Condo. « Double Elvis ». 2019. Acrylique, gesso, pigment sur toile. (Ph. Andrea Avezzù). Acrylic, gesso, metallic paint and pigment stick on linen Haris Epaminonda. «VOL. XXVII ». 2019. Technique mixte. (Court. l’artiste, La Biennale di Venezia, Rodeo, Londres / Piraeus, Galleria Massimo Minini, Brescia, Casey Kaplan, New York Ph. Nick Ash). Mixed media installati­on
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 ??  ?? Kaari Upson. «There is no such thing as outside ». 2017-2019. (Ph. Italo Rondinella). Mixed media
Kaari Upson. «There is no such thing as outside ». 2017-2019. (Ph. Italo Rondinella). Mixed media
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The Sun ». 2019. Vidéo HD, mono canal, couleur, son. (Ph. Francesco Galli).
Single channel HD video, colour, sound
Jon Rafman. « Disasters Under The Sun ». 2019. Vidéo HD, mono canal, couleur, son. (Ph. Francesco Galli). Single channel HD video, colour, sound

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