L’art de l’évasion de Laurence Aëgerter
Laurence Aëgerter collecte des images et leur donne une nouvelle vie. Fannie Escoulen, commissaire de son exposition aux Rencontres d’Arles, revient sur les enjeux de son travail qui s’étend, au-delà de la photographie, à l’installation évolutive, au projet collaboratif et au livre d’artiste.
Laurence Aëgerter puise son inspiration, sa matière à penser et à créer, au coeur du réel. Dans un va-et-vient permanent entre illusion et réalité, elle nous convie au renouvellement d’un monde, déjouant perpétuellement ses codes de représentation. Les objets, tableaux, images, encyclopédies et autres supports usuels qu’elle s’emploie allégrement à déplacer sont le ferment d’une oeuvre qu’elle construit, brique après brique, depuis une quinzaine d’années. Née dans une famille d’antiquaires, formée à l’histoire de l’art puis, sur le tard, à la Rietveld Academie d’Amsterdam où elle s’initie à différentes formes artistiques, Laurence Aëgerter n’a de cesse, depuis les prémices de sa pratique, d’entretenir des correspondances visuelles, sémantiques, poétiques avec les icônes de nos inconscients collectifs, de faire coexister des images qui l’habitent et qu’elle puise çà et là afin de leur donner d’autres vies. Les dispositifs qu’elle imagine, dans cette relecture d’un monde qui se dédouble, participent d’un même désir d’échappatoire. C’est en révélant, dans ce geste de réappropriation, le revers du réel que Laurence Aëgerter construit ses histoires. Elle convoque la mémoire, ce qui a été, les réminiscences d’un passé auquel elle est profondément attachée, pour le réparer, l’embellir ou le transfigurer. En cela, elle fait sienne la philosophie de Clément Rosset lorsqu’il écrit dans le Réel et son double : « Le présent serait trop inquiétant s’il n’était qu’immédiat et premier. Il n’est abordable que par le biais de la re-présentation. Il n’est acceptable que sous un double plus digeste que l’original. » Dans ce jeu de trompe-l’oeil, Laurence Aëgerter invente des stratégies de détournement, des scénarios loufoques ou des protocoles très stricts, et provoque des collisions, des glissements, où le hasard et l’imaginaire s’invitent à sa table de création. Animée par une féroce empathie et une curiosité sans faille, elle tisse des liens entre les choses, entre les êtres, en collaborant régulièrement avec d’autres parties intervenantes dans la construction de ses pièces. La série Cathédrales (2014), présentée cette année aux Rencontres d’Arles en une installation intérieur-extérieur, transcende les époques. Comme point de départ, un livre des années 1950, Cathédrales et églises de France. L’artiste l’entrouvre à la double page centrale de la cathédrale gothique de Bourges, l’expose dans son studio et invite le soleil à venir en caresser la reproduction. Le protocole est très précis : chaque minute pendant deux heures, Laurence Aëgerter capture le mouvement solaire et l’ombre portée des fenêtres venant obscurcir progressivement l’image, jusqu’à la rendre invisible. La série, composée de 126 prises de vue, aussi publiée sous la forme d’un livre d’artiste, engage le spectateur dans un exercice de contemplation et de patience. Le temps se déplie sous nos yeux.
Les Cathédrales hermétiques naissent dans la continuité. S’éloignant des façades, elle s’attache alors à trois intérieurs d’églises, balayant dix siècles d’architecture, de la cathédrale romane de Saint-Benoît-sur-Loire à celle, gothique, de Coutances, jusqu’à une plus moderne, Sainte-Jeanne-d’Arc à Nice. Plus tard, elle intègre dans cette série les trois soeurs provençales de l’architecture cistercienne : Sénanque, Silvacane et Le Thoronet, dont l’épure architecturale fait écho à sa quête méditative. Imprimées et sérigraphiées avec une encre thermo réactive, les images se dévoilent au contact du soleil. La chaleur pénètre la matière pour mieux la révéler : la chambre noire existe alors en plein jour. Par cet hommage à la majestueuse série des Cathédrales de Claude Monet, dont les trente motifs peints entre 1892 et 1893 offrent une expérience des plus plastiques sur la lumière, Laurence Aëgerter convoque l’histoire de l’art et de l’architecture, mais aussi celle de la technique photographique. La perception du temps s’appréhende en une expérience vivante de la lumière et de la matière, où la fugacité du moment présent fait face à l’immuabilité du passé.
« Léviathan ». Installation vidéo. 7 moniteurs, vidéos à durée variable, en boucle. (Tous les visuels/ all images: court. de l’artiste). Video installation, 7 monitors, loop RÉPARER LE PASSÉ Les espaces, comme le temps, sont les terrains de jeu de prédilection de Laurence Aëgerter. Dans la pièce Leviathan (2015), produite sur une proposition du Musée national de la psychiatrie d’Haarlem, en Hollande, elle choisit d’investir une cellule d’isolement psychiatrique de neuf mètres carrés, et de la transformer durant sept jours. Tour à tour musée de l’orientalisme, terrarium, pépinière, centre de massage et de méditation ou encore salle de concert, le lieu se déplace, se réinvente, et propose aux malades et à leurs soignants un instant de quiétude. Laurence Aëgerter agit, veille et soigne le présent pour que de meilleurs lendemains adviennent. Elle ouvre d’autres espaces, physiques et mentaux, allège les âmes et libère les contraintes qui conduisent nos vies. Chaque instant de création devient une invitation à vivre mieux. La série Healing Plants for Hurt Landscapes (2015) est une autre étape importante de son travail. L’artiste, sur invitation de la ville de Leeuwarden, reproduit à l’identique sur un terrain abandonné, et avec la collaboration de résidents locaux, le jardin des plantes médicinales de l’abbaye de Saint-Gall. Les plantes ensuite récoltées servent de cataplasmes à des images de villes bombardées, de paysages dévastés par des catastrophes naturelles que l’artiste a soigneusement collectées sur Internet. En proposant aux participants de cette action de guérir ces imagesdésastres, Laurence Aëgerter s’emploie, une fois encore, à réparer le passé, comme pour mieux l’accepter.
LÉGÈRETÉ ET LIBERTÉ L’environnement dans lequel Laurence Aëgerter poursuit ses recherches artistiques est primordial. L’autre, comme un alter ego, y joue un rôle majeur. Il devient le réceptacle de ses peurs, de ses doutes, un reflet d’ellemême, un miroir en quelque sorte, l’aidant à dépasser ses propres limites, ses questionnements, ses aspirations. Souvent, par le jeu de l’échange, de la pratique partagée, elle évoque ses plus graves préoccupations. Comme dans cette expérience menée durant deux ans aux côtés de personnes atteintes de démence sénile où, encadrée par des neurologues et des psycho-gériatres de renommée internationale, elle a pu travailler sur des associations libres d’images provenant de bases de données numériques, stimulant ainsi la part de fantaisie et d’imagination des malades. De cette expérience thérapeutique collective, initiée en 2016, est née la série Photographic treatment © et le livre d’artiste éponyme, lauréat, en 2018, du Prix du livre d’auteur aux Rencontres d’Arles, où l’image et son double transcendent, une fois de plus, la réalité pour lui offrir d’autres espaces d’évasion et de liberté. Une de ses récentes séries, Compositions catalytiques (2018), l’amène à collaborer avec des jeunes souffrant de troubles psychotiques. Les compositions brutes, créées par les participants eux-mêmes à partir de matériaux divers posés à la surface des reproductions de peintures, ont nourri l’imaginaire de Laurence Aëgerter. Elle en a poursuivi l’expérience en intervenant sur les oeuvres, reproduites cette fois à la taille réelle des tableaux originaux. Invités à prolonger l’échange, les participants ont livré leur interprétation de l’oeuvre de l’artiste, et leur parole a été recueillie dans un audio-guide accompagnant la composition. Laurence Aëgerter poursuit là son désir de produire du sens dans l’acte collaboratif. Sa pratique s’en trouve transformée, tout comme les consciences de ceux qui sont a priori éloignés de l’expérience artistique. Et c’est bien dans ce mouvement de transformation, dans cette perméabilité à ce qui l’entoure, que son oeuvre trouve son potentiel de renouvellement. Dans cet art de la métamorphose, Laurence Aëgerter ouvre d’autres voies possibles au réel, d’autres grilles de lecture du temps, de l’histoire, de la mémoire. Sa dernière pièce, Confetti (2019), le prouve à nouveau. Ce joyeux memento mori n’est autre que 58038 photographies contenues dans son smartphone depuis dix ans et réduites à la taille d’un confetti. Le petit sachet accueillant les milliers d’images atteste de ce qu’il reste. L’artiste reconditionne son existence et réactive les souvenirs au présent, leur offrant une légèreté et une liberté. Par ce geste symbolique et ludique, elle nous donne d’autres moyens de voir le monde, avec tout l’onirisme nécessaire pour exalter nos vies.