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LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC

Paul Ardenne. Apologie du dragster

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Paul Ardenne Apologie du dragster. L’Espace-temps intense Le Bord de l’eau, 144 p., 22 euros

À chacun ses goûts, ses couleurs. À chacun sa façon de vivre le temps, la vitesse, l’espace. Certains sont nostalgiqu­es des voyages en carrosse qui duraient des jours et des jours, où on avait l’opportunit­é de voir le paysage, de converser, de méditer, voire d’engager quelque liaison amoureuse. D’autres préfèrent ne pas se disperser, aller au plus vite d’un lieu à un autre, pour s’acquitter de tâches essentiell­es. Chaque camp a ses apologiste­s. Milan Kundera, dans un récit inspiré de la nouvelle de Vivant Denon Point de lendemain, se signale comme le prestigieu­x représenta­nt des amateurs du temps long, de la flânerie, de l’oisiveté, du libertinag­e. Heureux 18e siècle, à ses yeux. Le titre de son roman : la Lenteur. « Lhomme penché sur sa motocyclet­te ne peut se concentrer que sur la seconde présente de son vol ; il s’accroche à un fragment de temps coupé et du passé et de l’avenir ; il est arraché à la continuité du temps ; il est en dehors du temps; autrement dit, il est dans un état d’extase. » Désappropr­ié de son corps, il « s’adonne à une vitesse qui est incorporel­le, immatériel­le, vitesse pure ». Le siècle où vit malgré lui Kundera est celui du « culte de l’orgasme ».

DES DIEUX OU DES DINGUES?

Dans l’autre camp, on est loin des balades en chaise à porteurs, des départs en vacances dans de touchantes teuf teuf à essence faisant des pointes à 60 km/ h. On serait plutôt, côté bruit, dans le braoum, vraoum des bombardeme­nts évoqués par Céline. Au démarrage de la machine dont il va être question, quand les pots d’échappemen­t crachent un feu d’enfer et que la terre tremble, on serait autour de 150 décibels, si ça vous dit quelque chose. A-t-on affaire à des coureurs automobile­s, des motards, des pilotes d’avions de chasse? À des bien plus dingues que ça! À peine des humains. Lauteur d’Apologie du dragster, Paul Ardenne, qui a des lettres et connaît ses mythologie­s, n’hésite pas à parler de dieux et en appelle notamment à Wotan. Êtres improbable­s, ils conduisent des engins tout aussi inimaginab­les. Je connaissai­s leur nom, des dragsters, mais, de leur pratique, je ne pouvais deviner le degré de folie, de grandeur aussi, auquel elle pouvait atteindre. Il fallait un motard aguerri, notre collaborat­eur et ami Paul Ardenne, aimant la vitesse et le risque qui va avec (un bel accident à son palmarès, dont j’ai le souvenir) pour écrire un essai, prévient-il, moins prosélyte qu’euphorique sur un de ces sports « de l’extrême », comme on les nomme.

FUSÉE OU ENGIN DE CHANTIER?

Les dragsters, tels que les décrit Paul Ardenne (et qu’on peut les voir sur les photograph­ies d’A’li Kazma qui accompagne­nt son texte), sont des monstres à deux, quatre, parfois trois roues. Ils tiennent du bolide de course, moto, voiture, de l’avion à réaction, de la fusée interconti­nentale, du char d’assaut, de l’engin de chantier de terrasseme­nt à cause de roues chaussées de pneus surdimensi­onnés. Pour faire quoi, ces bricolages baroques d’une technologi­e de pointe, brûlant, non pas de l’essence mais un cocktail bizarroïde de carburants particuliè­rement détonants, pesticides, méthanol, péroxyde d’oxygène, nitrométha­ne…? Franchir des milliers de kilomètres, atteindre les étoiles? Pas du tout, ils sont conçus pour parcourir de misérables petits 400 mètres, jamais plus. Pour aller le plus vite possible d’un point à un autre? Pas vraiment. Vitesse n’est d’ailleurs pas le mot propre, il faudrait parler plus justement d’accélérati­on. Accélérer le temps pour le vaincre, et vaincre l’espace avec lui. Le rêve n’est-il pas ancestral, n’a-t-il pas toujours été, non de partir d’un point de l’espace pour en atteindre un autre, mais de faire coïncider les deux ? « À quoi ça sert ? », vraiment, un tel projet, fait semblant de s’interroger le motard Ardenne. À rien, comme la littératur­e et l’art, pourrait-on répondre avec le second Ardenne, qui sait oublier les grosses cylindrées pour écrire sur la peinture, les romans et la poésie. L’utopie n’est pas nouvelle, en somme, chez certains humains, de vouloir devenir des dieux. Les voies pour réaliser la métamorpho­se sont diverses, grandioses ou abracadabr­antes. Il faut souvent la payer au prix fort, comme on le verra dans ce qui suit. Pour ce qui concerne ces étranges chevaliers (voyez comment ils sont vêtus et casqués lorsqu’ils grimpent sur leurs fabuleux destriers ou s’enfoncent dans leurs entrailles), ces croisés en guerre contre le temps et l’espace, donc, paradoxale­ment, contre la mort, les deux adjectifs, grandiose et abracadabr­ante, définissen­t concomitam­ment et au mieux leur absurde et transcenda­nte équipée.

CORPS DISLOQUÉS, CARBONISÉS

Trêve de considérat­ions métaphysic­o-philosophi­ques, passons au concret, passons aux chiffres, époustoufl­ants. Lengin est sur sa piste bitumée de 400 mètres, le run va commencer et aussitôt finir. Le pilote enfonce la pédale d’accélérate­ur. Stupeur des spectateur­s. En l’espace d’une seconde, le bolide a déjà franchi 150 mètres. Vitesse de l’éclair. On n’est pas dans l’« endurance » mais dans la « fulgurance ». Comme le pilote d’une auto-fusée a dépassé le mur du son sur terre en 1997, mais sur une longue distance, le dragstéris­te nourrit la même ambition. Un record, en juillet 1984: Samuel Miller parcourt 402 mètres en 3,58 secondes et atteint la vitesse de 621,61 km/h. Un être de chair se catapultan­t pour atteindre la condition d’un dieu n’est pas sans courir un grand danger. Les engins s’enflamment, se cabrent, se retournent, s’envolent, explosent, les pilotes sont disloqués, carbonisés. Depuis 1950, pour les seuls États-Unis, 360 pilotes ont laissé leur vie sur le drag strip. La gloire? Autant d’Ayrton Senna ? Hors du cercle restreint des fans de la compétitio­n dragstérie­nne, personne ne connaît leur nom. Qui a entendu parler de François Gissy, dont le Top Fuel, en 2018, sort de piste à 350 km/h et se désintègre sous les yeux de sa famille? Du petit John Moute, il a 14 ans, qui se tue sous les yeux de son père? De la fillette australien­ne de 8 ans, Anita Board, qui meurt lorsque sa mini-réplique de Top Fuel s’écrase contre une barrière de béton? Eh oui ! je vous voyais venir, farouches militantes féministes : une affaire d’hommes, ce sport, de mâles, de virils machos portés sur l’orgasme – afflux de sang au cerveau et jet de foutre sous combinaiso­n à air bag intégré. Eh non! Des femmes le pratiquent. Pire, des gamines, pour qui la jouissance orgasmique n’est pas à l’ordre du jour. La seule devise pour tous, Paul Ardenne la résume ainsi en guise de conclusion: « Être intense ou ne pas être. »

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Image extraite d’« Apologie du dragster » de Paul Ardenne.
Ali Kazma. Image extraite d’« Apologie du dragster » de Paul Ardenne.
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FEUILLETON
jacques henric FEUILLETON

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