Fluidité
Il y a quelques mois, comme je déjeunais avec Daniel Abadie, ex-conservateur au Centre Pompidou, ex-responsable des expositions à l’Afaa (aujourd’hui Institut français), ex-directeur de la Galerie du Jeu de Paume, celui-ci évoqua ses débuts dans le métier. Comment Charles Lapicque, qu’il avait sollicité pour l’illustration d’un ouvrage de poésie, demande à Jean Cassou qu’il soit responsable du catalogue de sa rétrospective au Musée national d’art moderne, comment Jean Hélion le présente à Blaise Gauthier qui l’embauche immédiatement au Cnac (1), comment Pontus Hulten lui confie d’emblée la rétrospective Gerhard Richter au Centre Pompidou, etc. Pas de passage par une école, ni par un concours, pas de formatage. C’était au temps (les années 1970) où, si vous souhaitiez rencontrer un artiste, un écrivain, une personnalité que vous admiriez, ça se passait comme ça se passait d’ailleurs depuis longtemps : vous trouviez aisément son adresse, vous lui écriviez, il vous recevait. « C’était fluide », résume Daniel. Je revenais de Dunkerque où j’étais allée voir l’exposition qu’il a réalisée, Un autre oeil, d’Apollinaire à aujourd’hui, alors présentée au Laac. Elle a été ensuite montrée au musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun, elle vient d’ouvrir au musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne (2). La visite de cette exposition avait suscité en moi une même sensation de fluidité. Anaël Pigeat, qui l’avait vue avant moi, m’avait téléphoné : «Tu verras, l’accrochage est étonnant, on voit rarement les choses comme ça. » En effet, des oeuvres se côtoyaient que l’on n’avait pas l’habitude de voir ensemble, et néanmoins, pour l’oeil, le passage de l’une à l’autre se faisait facilement. Les rapprochements étaient inattendus, mais pertinents.
UN ORDRE SINGULIER
Tout au long de sa carrière, Daniel Abadie a eu la réputation d’être un excellent « accrocheur », mais cette exposition est particulière, sans doute la plus personnelle qu’il ait faite. Il s’agit d’un choix d’oeuvres empruntées à des collections particulières, à des institutions, aux artistes eux-mêmes, quelques-unes provenant de sa propre collection, qui, à la fois, résume son parcours et déploie son goût selon un ordre singulier. Le voisinage des coulées verticales d’Olivier Debré avec un curieux Alberto Magnelli tout en ondes horizontales, les matières de Jean Fautrier faisant la transition, racontent un moment de la peinture abstraite en France de façon inédite et m’a rappelé, par exemple, dans quel registre de tons aquatiques, comme celui de ce tableau de Magnelli, Debré a commencé sa carrière avant ses grandes étendues végétales. Dans une autre salle, des peintures et des dessins d’Alechinsky, derrière lesquels enchaînent des collages et des peintures d’Erró, donnent à réfléchir à la façon dont la question de la figure, et même d’une certaine narrativité, a pu resurgir selon des modes esthétiques très différents. De même, la présence de l’objet s’impose-t-elle à la fois par les appropriations des Nouveaux Réalistes, César, Arman, et dans la peinture épurée de Peter Stämpfli. Plus loin, les très délicates ellipses des Ricochets de Bernard Moninot sont le contrepoint des calligraphies gigantesques de Fabienne Verdier. On est surpris de la façon dont un Rafael Soto atypique (sorte de gribouillage de fils métalliques) résonne par rapport à une nature morte de Daniel Spoerri (un squelette d’oiseau dans un chapeau), mais le rapprochement le plus improbable est celui de dessins de Jean Dewasne et d’aquarelles de Zao Wou-Ki, qui met en évidence une même liberté tournoyante que ces deux spécialistes du gigantisme s’accordent à l’échelle de la feuille de papier.
CASSER LES CATÉGORIES
Daniel Abadie et moi appartenons à la même génération. Tous les deux avons appris notre métier sur le tas, ce qui veut dire sans a priori, et avec cette facilité dans les contacts évoquée plus haut qui, j’en suis persuadée, nous a garanti une bonne ouverture d’esprit. Nous avons pu encore rencontrer ceux qui avaient défriché le terrain pour faire reconnaître l’art « moderne » et nous avons participé à la mise en place d’un espace qu’on appelle aujourd’hui « l’art contemporain ». Quand nous avons commencé à travailler, les querelles entre abstraits et figuratifs, et même la crispation des « tenants de l’abstraction » (c’était l’expression consacrée) face au néo-dadaïsme des pop et des Nouveaux Réalistes (et quelquefois le dédain de ceux-ci pour ceux-là) étaient pour nous des affaires réglées dont nous ne nous embarrassions pas. Le radicalisme des oeuvres ne nous imposait pas une pensée univoque. Je ne sais pas comment Abadie s’est débrouillé entre Hans Hartung et Raymond Hains, je sais que, moi, j’ai eu à répondre de multiples fois à la question : « Comment pouvez-vous vous intéresser en même temps à l’art conceptuel et à Support-Surface? » La réponse, Abadie la donne dans une interview réalisée à l’occasion de l’exposition : « Ce sont les mêmes problèmes que les artistes d’une génération abordent, seulement leurs
solutions sont différentes. » Comme il l’explique, l’objectif est de casser les catégories de l’histoire de l’art conventionnelle. J’ajouterai que ce sont aussi les dogmatismes propres à certains représentants de l’art contemporain dont on est en train de se débarrasser, car il arrive que des héritiers soient plus orthodoxes que ceux dont ils recueillent l’héritage ; or, il faut bien le dire, les dernières décennies ont vu plus d’héritiers que de pionniers. Mais de nouvelles générations arrivent. Elles ne se croient pas forcément les gardiennes d’un temple dont le style « éclectique » est désormais admis. (1) Centre national d’art contemporain, créé, en 1967, dans l’Hôtel Salomon de Rothschild, rue Berryer, à Paris. Il fut intégré au Centre Pompidou à la création de celui-ci. (2) Laac, 22 septembre 2018 – 6 avril 2019; Musée de l’Hospice Saint-Roch, 8 juin – 8 septembre 2019; Abbaye Sainte-Croix, 12 octobre 2019 – 12 janvier 2020. L’exposition s’accompagne d’un catalogue contenant un long entretien du commissaire avec les conservateurs des trois musées.