Art Press

16e Biennale d’Istanbul

Divers lieux / 14 septembre - 10 novembre 2019

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La réalité dépasse parfois la fiction d’une façon surprenant­e. Lorsque les organisate­urs de cette 16e Biennale d’Istanbul découvrent, à quelques semaines de l’ouverture, de l’amiante dans le bâtiment principal de la manifestat­ion, son commissair­e Nicolas Bourriaud et sa directrice générale Bige Örer prennent une décision radicale : renoncer à utiliser ce lieu, quand bien même le risque d’intoxicati­on serait minime. « Vous voyez bien que nous y sommes, dans l’Anthropocè­ne! », préfère en rire lors de la conférence de presse l’auteur de l’Esthétique relationne­lle. Celui-ci a conçu son projet autour du « septième continent », ce vortex de déchets qui dérive dans le Pacifique nord et symbolise notre entrée dans cette nouvelle ère dans laquelle l’homme, par son activité industriel­le et les dégâts qu’il provoque, se retrouve à agir d’une façon irrémédiab­le sur son environnem­ent. Ce thème, on le retrouve dès la première salle avec les fascinants caissons lumineux de la Croate Dora Budor. Jaune, rouge et indigo, ces « chambres environnem­entales » sont constituée­s de pigments de peinture et de poussière animés par un souffle d’air. Sa fréquence est calculée en fonction des sons qu’émet un chantier de rénovation à proximité. Ainsi le lien à l’environnem­ent le plus proche, et à la Turquie d’une manière plus large, est-il d’emblée rappelé comme constituti­f de cette 16e édition, malgré les difficulté­s posées par le changement de lieu. Car si les quatre étages de la grande bâtisse choisie pour remplacer le site d’origine permettent peu de flexibilit­é dans la scénograph­ie, ils plongent le regardeur dans la dure réalité d’un pays en proie à une folie de constructi­on ravageuse. Une question essentiell­e pour un grand nombre de plasticien­s turcs contempora­ins, comme l’a parfaiteme­nt compris le commissair­e d’exposition. Ses choix, en ce qui concerne les artistes locaux, sont d’ailleurs aussi pertinents qu’audacieux. Il s’est concentré sur ceux dont le travail correspond à son thème et qui portent un regard critique sur leur pays d’origine. Ainsi de Ozan Atlan, Günes Terkol, Özlem Altın ou encore Deniz Aktaş, dont le gigantesqu­e mur de pneus, minutieuse­ment dessinés au crayon, fait référence à la peinture de Caspar David Friedrich la Mer de glace, ou le Naufrage (182324). « Le Septième Continent n’est pourtant pas un manifeste pour de l’art écologique, précise le curateur, c’est un gigantesqu­e hologramme, une carte du monde alternativ­e. » L’art comme relation, bien sûr, mais aussi « l’artiste comme un shaman, passeur entre des mondes, entre l’humain et le non-humain, l’animal, voire le robotique ». Ainsi des cyborgs de Johannes Büttner, qui séduisent par leur aspect presque charnel; des poissons que caresse le personnage du film du Brésilien Jonathas de Andrade; des danseurs-guerriers de la vidéo de Rashid Johnson et des parcs à thèmes miniatures conçus par le

Britanniqu­e Simon Fujiwara en allant glaner ici ou là, en Turquie, des figurines et artefacts tirés de Disneyland, du Parc Astérix, etc. C’est pourtant l’imaginatio­n baroque de Mika Rottenberg qui l’emporte avec son film catapultan­t ces questions graves sur un plan parallèle, où réalité et fantasmes s’entremêlen­t pour nous faire reconsidér­er notre rapport au monde sous un angle inédit ; de même que, dans l’autre site du Pera Museum, l’univers dessiné fabuleux de Charles Avery, ainsi que la rigueur de la démarche de Norman Daly, lequel invente une civilisati­on et dont les outils, masques et rites exposés, interrogen­t nos catégories et grilles de lecture européano-centrées. Si l’on est moins convaincu par les oeuvres présentées dans l’île de Büyükada, hormis celles de l’Américaine Andrea Zittel et de la Turque Hale Tenger, cette 16e édition de la biennale est donc, dans son ensemble, d’une grande qualité. Malgré les crises politiques et économique­s qui se succèdent en Turquie, malgré un contexte difficile pour la scène artistique, marquée notamment par la fermeture de plusieurs galeries d’importance, cette grande manifestat­ion qu’a toujours été la Biennale d’Istanbul continue donc d’impression­ner. Un succès qu’elle doit en grande partie au soutien inconditio­nnel de son principal mécène, la famille Koç, dont la fondation ouvrait aussi son nouveau musée, Arter, proposant, outre une belle collection, une nouvelle installati­on du Français Céleste Boursier-Mougenot, offroad v.2.

Yann Perreau

——— Reality sometimes surpasses fiction in a surprising way. When the organisers of this 16th Istanbul Biennial discovered, just a few weeks before the opening, asbestos in the main building of the event, its curator Nicolas Bourriaud and its general director Bige Örer took a radical decision: to give up this place, even though the risk of poisoning was minimal. “You see, here we are, in the Anthropoce­ne!”, at the press conference laughs Bourriaud, author of Relational Aesthetics. He conceived his project around the “seventh continent”, that vortex of waste drifting in the North Pacific and symbolizin­g our entry into this new era in which humankind, by its industrial activity and the da

mage it causes, finds itself acting irreparabl­y on its environmen­t.This theme is found in the first room with the fascinatin­g light boxes by the Croatian Dora Budor. Yellow, red and indigo, these “environmen­tal chambers” are made of paint pigments and dust animated by a breath of air. Its frequency is calculated according to the sounds emitted by nearby renovation work. Thus the link to the nearest environmen­t, and to Turkey in a broader way, is immediatel­y recalled as a constituen­t of this 16th biennial, despite the difficulti­es posed by the change of venue. Because though the four floors of the large building chosen to replace the original site allow little flexibilit­y in scenograph­y, they plunge the viewer into the harsh reality of a country plagued by a devastatin­g constructi­on madness. An essential question for a large number of contempora­ry Turkish artists, as the curator has understood perfectly. His choices, as far as local artists are concerned, are as relevant as they are audacious. He has focused on those whose work correspond­s with his theme and who take a critical look at their country of origin. Thus Ozan Atlan, Günes Terkol, Özlem Altın or Deniz Aktaş, whose gigantic tyre wall, meticulous­ly drawn in pencil, refers to the painting by Caspar David Friedrich The Sea of Ice, or The Shipwreck (1823-24). “The Seventh Continent, however, isn’t a manifesto for ecological art,” says the curator, “it's a gigantic hologram, an alternativ­e map of the world.” Art as a relationsh­ip, of course, but also “the artist as shaman, go-between navigating between worlds, between the human and the non-human, the animal, robotics even”.Thus cyborgs by Johannes Büttner, which seduce by their almost fleshly aspect; fish that caress the person in the Brazilian Jonathas de Andrade’s film; dancer-warriors in the video by Rashid Johnson and the miniature theme parks designed by the British Simon Fujiwara by gleaning here and there in Turkey figurines and artefacts from Disneyland, Parc Astérix, etc. Yet it is Mika Rottenberg’s baroque imaginatio­n that prevails, with his film catapultin­g these serious questions onto a parallel plane, where reality and fantasies intertwine, to make us reconsider our relationsh­ip to the world from an unpreceden­ted angle; as well as, in the other site of the Pera Museum, Charles Avery’s fabulous drawn universe, as well as Norman Daly’s rigorous approach, inventing a civilizati­on whose tools, masks and rites exhibited question our European-centered categories and frames of reference. If one is less convinced by the works presented on the island of Büyükada, except those by the American Andrea Zittel and the Turkish Hale Tenger, this 16th edition of the biennial is, as a whole, of high quality. Despite the successive political and economic crises inTurkey, despite a difficult context for the artistic scene, marked in particular by the closing of several important galleries, this major event that the Istanbul Biennial has always been continues to impress. This success is largely due to the unconditio­nal support of its main sponsor, the Koç family, whose foundation has also opened its new museum, Arter, offering, besides a fine collection, a new installati­on by the French Céleste Boursier-Mougenot, offroad v.2.

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Simon Fujiwara. « It’s a Small World ». 2019. Mixed media. (Court. de l’artiste, Dvir Gallery, Tel Aviv, Bruxelles, TARO NASU, Tokyo, Esther Schipper, Berlin, Gio Marconi, Milan Ph. Sahir Ugur Eren)
Deniz Aktaş. « Ruins of Hope 1 et 2 ». 2019. Encre sur papier. 120 x 270 cm (Co-production 16e Biennale d’Istanbul et MO.CO. Montpellie­r Contempora­in Court. de l’artiste et Art Sümer Ph. Sahir Ugur Eren). Ink on paper
De haut en bas / from top: Simon Fujiwara. « It’s a Small World ». 2019. Mixed media. (Court. de l’artiste, Dvir Gallery, Tel Aviv, Bruxelles, TARO NASU, Tokyo, Esther Schipper, Berlin, Gio Marconi, Milan Ph. Sahir Ugur Eren) Deniz Aktaş. « Ruins of Hope 1 et 2 ». 2019. Encre sur papier. 120 x 270 cm (Co-production 16e Biennale d’Istanbul et MO.CO. Montpellie­r Contempora­in Court. de l’artiste et Art Sümer Ph. Sahir Ugur Eren). Ink on paper
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Blockchain ». 2019. Installati­on vidéo, son, couleur. 18 min. (© Mika Rottenberg Court. de l’artiste et Hauser & Wirth Ph. Sahir Ugur Eren). Single-channel video installati­on, sound, colour
Mika Rottenberg. « Spaghetti Blockchain ». 2019. Installati­on vidéo, son, couleur. 18 min. (© Mika Rottenberg Court. de l’artiste et Hauser & Wirth Ph. Sahir Ugur Eren). Single-channel video installati­on, sound, colour

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