15e Biennale d’art contemporain
Usines Fagor et Musée d’art contemporain / 18 septembre 2019 - 5 janvier 2020
Lors des précédentes éditions, le Musée d’art contemporain n’était pas un lieu subsidiaire de la Biennale de Lyon. Cette année, c’est pourtant bien le cas. La raison en est simple : les trois niveaux du musée sont de peu de poids au regard des 29000 m2 des usines Fagor qui, après les 5000 m2 trop onéreux de la Sucrière, accueillent la partie principale de l’exposition internationale dont le commissariat est assuré par l’équipe du Palais de Tokyo. C’est d’autant plus évident que ces trois niveaux sont mal utilisés. Pourquoi en consacrer deux aux reliefs et meubles en bois massif sculptés par Daniel Dewar et Grégory Gicquel ? Et pourquoi avoir confié cinq salles à la peintre Renée Levi qui en a recouvert presque à la hâte les murs et les sols ? Univers cryptés, les installations de Gaëlle Choisne et Jenny Feal se retrouvent trop à l’étroit. Seules les photographies de Karim Kal, qui ponctuent la cage d’escalier de leurs fenêtres ouvertes sur des noirs profonds, parviennent à exister. Aux usines Fagor, ce n’est pas la même limonade. Le pari était pourtant risqué tant les lieux sont forts. Cette ancienne usine de fabrication de machines à laver ne ferma qu’en 2015, laissant la place à une friche industrielle étonnamment préservée. Les aménagements sont comme prêts à fonctionner et les couleurs si vives qu’elles semblent toujours vouloir définir des zones et répartir des fonctions. Il aurait été cynique de neutraliser l’espace et de se contenter d’y poser des oeuvres. Les commissaires ont évité cet écueil en laissant le lieu en l’état et en invitant les artistes à réagir à son histoire, son contexte et ses formes. Présent dès l’entrée de l’exposition, le Bureau des pleurs, un collectif d’anciens élèves des Beaux-Arts de Lyon, se confronte au passé récent du lieu en détournant du mobilier administratif trouvé sur place ou en relayant les paroles des habitants du quartier. Plus loin, Marie Reinert élargit le propos. Ses seize platines vinyles sur des tables formant un cercle diffusent des sons qu’elle a enregistrés dans des entreprises de la région. Les travaux de la cinquantaine d’artistes – ce qui est assez peu – présents aux usines Fagor sont presque exclusivement des productions – ce qui est exceptionnel. Face à l’immensité des lieux, ils sont souvent monumentaux mais versent rarement dans le spectaculaire. Au contraire, certains sont même volontairement discrets et fragiles, à l’instar des petites formes de papier, chaux et fil de soie de Khalil El Ghrib. Ils se répartissent dans quatre halles différenciées, plus ou moins réussies, et voulant former un paysage entendu non pas au sens d’une représentation à contempler mais d’un milieu à parcourir, tissé de flux, d’entremêlements et d’interdépendances, dont témoigne le titre de la biennale : Là où les eaux se mêlent. Les espaces étant ouverts, le regard flotte et se perd volontiers entre des oeuvres dont on ne sait pas toujours où elles commencent et où elles se terminent. Il ne faut donc pas chercher un point de vue. De fait, on pense en avoir identifié un dans la halle 4 en grimpant dans les hauteurs de l’oeuvre tubulaire de Yona Lee qui évoque une architecture domestique. Mais on est déçu par la vacuité, au sens propre, qui s’offre à nous de cette halle mal comblée par les efforts de Petrit Halilaj pour en occuper la moitié avec ses travaux autour de la maison de la culture multiethnique de Runik. Il faut, en revanche, chercher des points d’immersion. J’en ai trouvé un dans la halle 1, la plus vaste – 18000 m2 –, qui semble poser le plus de problèmes aux visiteurs. Placé entre les sculptures hybridant animaux et moteurs de Nico Vascellari, mais tournant le dos à sa vidéo dont je ne percevais que la bande-son, j’ai vu les performers de Malin Bülow se mouvoir à son rythme dans leurs membranes évasées coulant du plafond tandis que, à l’arrière-plan, entre des oeuvres fixes d’autres artistes, montaient et descendaient la cinquantaine de robes d’enfants animées par Fernando Palma Rodriguez. Peut-être ai-je perçu, à cet endroit-là et à ce moment-là, le paysage qu’entendaient composer les commissaires. Si c’est le cas, l’expérience est saisissante. Un tel paysage inviterait alors à sortir des relations que l’on cherche d’habitude à établir entre des oeuvres réunies dans un même espace. Ces oeuvres sont voisines mais n’ont, en effet, que peu de chose à voir entre elles. Si, dans un white cube, on serait frustré par des rapprochements si arbitraires, ici, c’est le lieu dont elles sont nées qui semble faire le lien et leur conférer une sorte de destin commun. Reste à savoir ce qu’il ressort de ce paysage. Partant de la violence économique et sociale qui a marqué les lieux, se tournant vers la crise environnementale actuelle, les travaux amplifient un air du temps catastrophiste. L’humain est présent mais n’a plus figure humaine. Les corps des victimes du crash d’avion moulés en résine par Rebecca Ackroyd sont des fragments rougeoyants. Ceux mis en scène par Simphiwe Ndzube ou Victor Yudaev sont difformes. Les puissantes sculptures de Mire Lee évoquent des corps réduits à des organes aux mouvements lents et mécaniques. Tout coule, tout suinte. Du disque de poudre de maquillage de Pamela Rosenkranz aux coulures de savon de Nicolas Momein, on est frappé par le nombre d’oeuvres qui ne s’élèvent pas du sol. Et quand la vie semble reprendre ses droits, c’est à l’état liminal, comme chez
Bianca Bondi, Isabelle Andriessen ou Thomas Feuerstein. Relevant d’une esthétique de laboratoire à base de bocaux, de tuyaux et de liquides, l’installation trop grandiloquente de ce dernier résume la faute humaine et ses conséquences en présentant un Prométhée enchaîné de marbre rongé par des bactéries mangeuses de pierre. Cette inquiétude est largement partagée à Lyon comme elle l’était lors de la dernière Biennale de Venise. Elle est légitime, mais n’interdit pas de se demander quand les artistes cesseront de s’y complaire et tenteront, enfin, de la dépasser. À Lyon, ils semblent peu nombreux à vouloir suivre l’un d’entre eux, Abraham Poincheval, qui, pour cette biennale, a entrepris de marcher sur les nuages.
Étienne Hatt
——— In previous years the Musée d’art Contemporain wasn’t a subsidiary venue of the Biennale de Lyon. However, this year it is. The reason is simple: the three levels of the museum are of little weight compared to the 29,000 m2 of the Fagor factories, which, after the too-expensive 5,000 m2 of the Sucrière, host the main part of the international exhibition curated by the team from the Palais de Tokyo in Paris. It is all the more obvious as the three floors are badly used. Why devote two to the massive wood reliefs and furniture carved by Daniel Dewar and Grégory Gicquel? And why entrust five rooms to the painter Renée Levi, who almost hastily covered the walls and floors? Forming a cryptic universe, the installations
of Gaëlle Choisne and Jenny Feal are too cramped. Only Karim Kal’s photographs, punctuating the stairwell with their windows open on deep blacks, manage to exist. At the former Fagor factories, it's not the same lemonade.The wager was, however, risky as the place is so imposing. This former washing machine factory closed only in 2015, giving way to a surprisingly unspoiled industrial wasteland. The layout is as if ready to work and the colours so vivid that they always seem to want to define areas and allocate functions. It would have been cynical to neutralize the space and to be content to place works there. The curators avoided this pitfall by leaving the place unmodified and inviting artists to react to its history, context and forms. Present at the entrance of the exhibition, the Bureau des Pleurs [Office of Tears], a group of former students of the school of fine art of Lyon, confronts the recent past of the place by transforming the administrative furniture found on the spot and by relaying the words of inhabitants of the neighbourhood. Further on, Marie Reinert expands the subject. Her sixteen turntables on tables forming a circle broadcast sounds she recorded in companies located in the region. The works of the fifty or so artists – which isn’t very many – at the Fagor factories are almost exclusively productions – which is exceptional. Faced with the immensity of the spaces, they are often monumental, but rarely tend to the spectacular. On the contrary, some are even deliberately discreet and fragile, like the small forms made of paper, whitewash and silk thread by Khalil El Ghrib.They are divided among four halls that are more or less successfully differentiated, and intended to form a landscape, not in the sense of a representation to be contemplated but a milieu to explore, interwoven with flows and interdependencies, which the title of the biennale bears witness to: Where Water Comes Together with Other Water. The spaces are open, the gaze floats and willingly loses itself among works of which we don’t always know the beginning or the end. So don’t look for a point of view. In fact, one appears to be located in Hall 4 by climbing up the heights of Yona Lee’s tubular work that evokes a domestic architecture, but we are disappointed by the vacuity, literally, offered to us in this hall poorly filled by the efforts of Petrit Halilaj, occupying half of it with his works around Rudnik’s Multi-ethnic Arts Centre. On the other hand, it is necessary to look for immersion points. I found one in Hall 1, the largest – 18,000 m2 – which seems to pose the most problems for visitors. Placed between Nico Vascellari’s sculptures hybridizing animals and engines, but turning its back on his video of which I perceived only the soundtrack, I saw Malin Bülow’s performers move to its beat in their flared membranes flowing from the ceiling, while in the background, between the fixed works of other artists, rose and descended about fifty children's dresses animated by Fernando Palma Rodriguez. Perhaps I perceived, in that place and at that moment, the landscape that the curators intended to compose. If so, the experience is striking. Such a landscape would then invite us to depart from the relations we usually seek to establish between works gathered in the same space.These works are neighbours, but have, in fact, little to do with one other. If, in a white cube, you might be frustrated by such arbitrary comparisons, here the place from which they are born seems to establish links and give them a sort of common destiny. What might emerge from this landscape remains to be seen. Starting from the economic and social violence that has marked the place, turning to the current environmental crisis, the works amplify an air of catastrophic times. The human is present but no longer with a human face. The bodies of Rebecca Ackroyd’s resin-cast plane crash victims are glowing fragments. Those staged by Simphiwe Ndzube and Victor Yudaev are deformed. Mire Lee’s powerful sculptures evoke bodies reduced to organs with slow, mechanical movements. Everything is runny, everything is oozing. From Pamela Rosenkranz’s disc of makeup powder to Nicolas Momein’s soap trickles, we are struck by the number of works that don’t rise above the floor. And when life seems to regain its rights, it is in the liminal state, as with Bianca Bondi, Isabelle Andriessen and Thomas Feuerstein. Appertaining to a laboratory aesthetic based on jars, pipes and liquids, the toograndiloquent installation of the latter sums up human error and its consequences by presenting a chained Prometheus made of marble gnawed by stone-eating bacteria. This concern is widely shared in Lyon as it is in the latest Venice Biennale. It is legitimate but doesn’t prevent one from wondering when artists will cease taking pleasure in it and try, finally, to go beyond it. In Lyon few of them seem to want to follow in the footsteps of one of them, Abraham Poincheval, who, for this biennale, has undertaken walking on clouds.