Le documentaire : un nouveau (trans) genre
J’apprends sans trop d’étonnement, et d’ailleurs chiffres à l’appui, que les westerns, les films de guerre, les comédies musicales et même les polars ne font plus recette. Que les genres qui montent sont le film d’horreur et le thriller. Et… le do-cumentaire. Diable. Western, SF, biopic, je vois ce que c’est et, pour le tout-venant des films à « problèmes », il y a l’inusable étiquette « comédie dramatique ». Mais « documentaire » ? Qui eût dit que cela deviendrait un genre ?
Quand j’étais petit, il y a longtemps, la question était tranchée : les documentaires étaient la part misérable du spectacle cinématographique. C’était cette chose d’un quart d’heure, généralement ennuyeuse, occasionnellement géniale, qu’on vous obligeait à voir avant le grand film. Vint la télévision qui leur offrit un débouché naturel, sous une forme encore plus dénuée de charme si possible. Du coup, on en produisit davantage, et de plus longs. Et, par un retour ironique de l’histoire, les voici qui se montrent maintenant dans les salles, et y remplacent les westerns.
DIRE LE VRAI
Je vois au moins trois leçons à en tirer. D’abord, que ce retour n’est pas si ironique que cela. Après tout, le cinématographe Lumière avait commencé par enregistrer des documents. Il a vite passé à la mise en scène et à la division technique du travail, mais jamais, même dans les films fantastiques ou burlesques, le cinéma n’a abandonné cet ancrage spontané dans la réalité. Par-delà le premier siècle du cinéma a perduré la tendance à « dire le vrai », sinon dans les scénarios, du moins dans les images. Par exemple, si on tourne en décor naturel (cas le plus fréquent), regarder un film, c’est voir un lieu, pas seulement un espace dramatique. Les oeuvres de Lucrecia Martel, d’Asghar Farhadi, de Hirokazu Kore-eda, de Sergei Loznitsa nous révèlent, avant de raconter leur histoire, un coin de l’Argentine, de l’Iran, du Japon, de la Russie (je cite de bons cinéastes, mais même un film moyen a cette vertu précieuse).
Dans les années 1930, la Warner Bros. s’était fait une image de « films sociaux » : c’est aujourd’hui la grande majorité des films qui donne l’image concrète d’une société. La limite de cette tendance – que la possibilité de fakes du numérique semble avoir étrangement exacerbée –, c’est la revendication d’authenticité absolue. Un Noir doit être joué par un Noir, un gay par un gay, un handicapé par un handicapé, comme l’ont très fort manifesté ces « militants » qui ont jugé offensant (pour qui ?) que Bryan Cranston, acteur valide, joue l’homme en fauteuil roulant du re-make états-unien d’Intouchables. Va-t-on exiger, comme le craignait Serge Daney il y a trente ans, qu’un Scorpion ascendant Gémeaux doive obligatoirement être joué par un Scorpion ascendant Gémeaux? Le cinéma documente, mais il faudrait peut-être ne pas exagérer.
Deuxième leçon, touchant au devenir, non de l’art du cinéma, mais de son institution. Le ton était donné depuis déjà beau temps par quelques festivals spécialisés (et renommés), tels, en France, celui de Lussas ou, en Suisse, celui de Nyon. Toutefois, ils s’adressaient à des convaincus, et c’est un signe bien plus décisif, je crois, qui a été donné par deux organismes importants. D’abord, quoique discrètement, rien moins que la Bibliothèque nationale de France, par le biais de sa base de données Gallica. On y trouve désormais, en libre accès, un fonds de documentaires (environ deux mille), presque exclusivement français sauf erreur, et datant pour la plupart d’avant 1980. Autant dire que beaucoup de ces bandes relèvent de l’information ou de l’éducation – mais enfin, certaines sont signées Éric Rohmer ou Nestor Almendros. Et puis, et surtout, la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, qui a créé en janvier 2018 une « Cinéma thèque du documentaire », dont la programmation quasi quotidienne est organisée en cycles, monographiques ou thématiques. Au moment où vous me lisez se sera déroulé le cycle Filmer le sport ; avant l’été ont eu lieu des rétrospectives intégrales, et passionnantes, d’Alain Cavalier, de
Ross McElwee, des frères Maysles, au Centre lui-même et dans la quarantaine de salles associées à ces programmes.
UNE FORME D’EXPRESSION PROPRE
À coup sûr, le documentaire est désormais reconnu – peut-être moins, en fait, comme un genre que comme une forme d’expression propre. D’un côté, l’entreprise de catalogage, d’archivage, un peu indifférenciée, précieuse pour la recherche historique, de la BnF. De l’autre, l’accession de cinéastes importants, longtemps confinés par l’industrie dans ses marges, voire dans son dehors absolu, et dont on reconnaît publiquement l’inventivité, la personnalité, la créativité : la splendide collection de la BPI ne fait pas mystère d’honorer des auteurs. Si on me passe la comparaison un peu abrupte, on aurait, d’un côté, l’équivalent des Archives du film (où tout se conserve et se stocke indistinctement) ; de l’autre, celui de la Cinémathèque française (où l’on montre ce qu’on estime digne d’être célébré).
La troisième conclusion de ce mouvement de fond tombe donc sous le sens: si, il y a cinquante ou soixante ans, faire un documentaire était souvent un pur travail alimentaire répondant à une commande de l’Institut national pédagogique, de l’ORTF, ou de l’Office national du film canadien qui produisit tant de belles choses, c’est devenu aujourd’hui un secteur plein et entier de la création. Je dois donc terminer par où, aussi bien, j’aurais pu commencer: ce qui a émergé, et qui, depuis dix ou vingt ans, est devenu visible à tous, c’est l’idée que résume bien, malgré ses équivoques, la notion de « documentaire
de création ». Ce n’est pas par hasard que tant d’artistes, lorsqu’ils se découvrent aussi cinéastes, font des oeuvres qui touchent, de près ou de loin, au traitement de documents. Zidane, un portrait du 21e siècle (Douglas Gordon et Philippe Parreno), Leviathan (Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel), Behemoth (Zhao Liang), et tant d’autres : des oeuvres formelles, ô combien, mais toutes fondées en nature sur une prise de vue purement documentaire. Mille pardons pour cette chronique en forme de leçon(s). J’ai une excuse: c’est la rentrée. J’en ai une autre : je suis loin d’avoir épuisé le sujet. Par exemple, qu’a fait, à l’idée documentaire et au cinéma en général, la vogue du plan très long qu’a amenée, dans les années 2000, l’invention du numérique – slow films et autres one take films? Nous en reparlerons. Je note seulement, pour l’heure, cette merveilleuse boucle de l’histoire, qui a fait qu’enfin les descendants des Lumière sont, eux aussi, devenus des artistes.