Art Press

Ne m’appelez plus « curateur »

- Klaus Speidel

Théoricien, critique et commissair­e d’exposition, Klaus Speidel entend réhabilite­r en français le terme de « commissair­e » auquel le milieu de l’art contempora­in préfère celui de « curateur », dérivé de l’anglais « curator ». Mais les connotatio­ns en français ne sont pas les mêmes qu’en anglais. La prise de position de l’auteur n’est pas qu’affaire de mots: son enquête étymologiq­ue trouve un prolongeme­nt dans sa pratique de l’exposition.

D’abord, je n’ai ressenti qu’une vague gêne à entendre le terme « curateur ». J’y voyais un anglicisme un peu gauche et mal déguisé. Rien de plus. Lorsque j’ai pris connaissan­ce de la justificat­ion étymologiq­ue pour préférer ce terme à celui traditionn­el de « commissair­e », mon malaise n’a fait qu’augmenter, mais je n’ai toujours pas ressenti le besoin d’agir. Après tout, c’était peut-être une sensibilit­é déplacée d’étranger ? Mais quand j’ai lu Qu’est-ce que le curating ?, « conversati­on manifeste » entre Élie During, Donatien Grau, HansUlrich Obrist et Dominique Gonzalez-Foerster (1), pour préparer une conférence performée aux Tanneries d’Amilly sur les postures du commissair­e (2), j’ai ressenti le besoin d’approfondi­r la question : le niveau des réflexions sur l’opposition entre « curateur » et « commissair­e » tranchait trop avec les observatio­ns subtiles que Qu’est-ce que le curating ? contenait par ailleurs. J’ai donc commencé des recherches qui me conduisent aujourd’hui à me lancer dans un combat de mots, bataille que Jérôme Glicenstei­n rejette d’emblée dans l’Invention du curateur. Mutations dans l’art contempora­in ( 3) tout en s’enrôlant, et ce dès le titre de son ouvrage, dans le camp des « pro-curating » auquel appartienn­ent aussi les auteurs de Qu’est-ce que le curating ?

AUTORITÉ VS BIENVEILLA­NCE ?

Ces derniers n’y cessent, en effet, de nous rappeler la supériorit­é du terme « curateur » et du champ lexical associé. Donatien Grau commence par expliquer que « commissair­e d’exposition » ferait « policier » et que « conservate­ur » serait « impropre ». Élie During affirme « qu’on n’a plus très envie aujourd’hui d’utiliser ce mot “commissair­e“. Comme si sa connotatio­n autoritair­e, et même policière, était devenue insupporta­ble ». Enfin, Hans-Ulrich Obrist enfonce le clou en suggérant que « «commissair­e », qui relève du vocabulair­e policier, « c’est l’idée d’autorité, c’est l’idée d’un top-down master plan, qui ne laisse aucune possibilit­é pour l’auto-organisati­on ». « Curateur », dérivé du latin curare – prendre soin de quelque chose – évoquerait au contraire la bienveilla­nce, l’idée de s’occuper de l’art. Le raisonneme­nt est assez simple, il a fait fortune dans les conversati­ons de galeries où l’on n’a guère l’habitude de parler d’étymologie. Mais tient-il la route? S’il est relativeme­nt fréquent d’interrompr­e des recherches étymologiq­ues lorsqu’un verbe latin est, comme ici, atteint, ce choix ne va pas de soi. Après tout, l’histoire des mots est, par essence, constituée d’une série de périodes et il serait toujours possible de s’arrêter sur d’autres moments. Présentées comme si elles étaient neutres et objectives, les observatio­ns étymologiq­ues s’inscrivent généraleme­nt dans une stratégie argumentai­re bien précise. Comme le montre LQR. La propa

gande du quotidien (4), ouvrage dans lequel Éric Hazan démontre comment un certain vocabulair­e officiel voile la réalité des faits sociaux, le remplaceme­nt d’un mot par un autre a souvent des implicatio­ns idéologiqu­es. Remplacer « commissair­e » par « curateur », c’est un peu comme remplacer « patrons » par « partenaire­s sociaux » pour voiler la réalité de la distributi­on du pouvoir. Je crois en effet que l’étymologie de curare a fait fortune dans le contexte actuel parce qu’elle éloigne le soupçon d’un assujettis­sement de l’art par les commissair­es. En réalité, il s’agit d’une façon d’esquiver la question de la curatelle plutôt que d’y répondre. Mais comment contester l’étymologie? La réponse est simple : par la contre-étymologie, mais sérieuse.

Notons d’abord qu’une comparaiso­n entre, d’un côté, les connotatio­ns présentes d’un terme en français (commissair­e) et, de l’autre, l’origine latine de son synonyme (curateur), pose un problème de méthode : on peut comparer entre elles des significat­ions présentes ou des significat­ions historique­s, mais il n’y a aucun sens à mélanger les deux. Ce qu’il y a à dire sur le sens actuel est vite dit : si commissair­e fait « policier », curateur fait « mise sous curatelle ». Car, au sens premier, en français, le terme désigne une « personne qui veille à administre­r les biens d’un majeur déclaré incapable de les gouverner lui-même » ou quelqu’un « qui régit une succession vacante ou une chose abandonnée ». Difficile de trouver pire si l’objectif est d’éviter l’idée d’autorité et d’approche top-down, car un transfert de cette acception dans l’art ne peut faire penser qu’à des artistes incapables de parler pour eux-mêmes et à des oeuvres orphelines. Mais comparons les étymologie­s. Pour « curateur », tout est dit ; pour « commissair­e », les choses sont plus complexes.

Le terme vient du substantif latin commisariu­s, dérivé au Moyen Âge de commissus, participe passé du verbe commito. Or, avec commito, verbe dont est dérivé notre « commissair­e », comme curare est à l’origine de « curateur », toute une mine de significat­ions s’ouvre à nous. D’abord, le terme signifie réunir, joindre, assembler et relier. Un usage attesté est «Tiberium ponte commitere », jeter un pont sur le Tibre. Loin de simplement rassembler une série de choses, d’actions ou de personnes, les commissair­es les relient. Cette vision résonne avec une affirmatio­n d’Élie During : « La pratique du curating modifie les choses en profondeur parce qu’elle travaille d’emblée dans le milieu conjonctif des oeuvres. » Un aspect important du « curating » est donc inscrit dans le terme « commissair­e ». Quant à la nature des rapports, elle peut être multiple et s’établir entre médias, passés et présents, cultures ou domaines d’activité, ou encore entre communauté­s qui n’ont pas l’habitude d’interagir. Un(e) commissair­e serait donc quelqu’un qui créerait du lien là où il n’y en a pas. Cela fait aussi écho à une définition de la commissair­e portoricai­ne Mari Carmen Ramírez qui propose de définir son activité comme une manière de « faire une médiation, négocier des échanges et opérer des traduction­s entre des mondes publics, privés, entreprene­uriaux et symbolique­s (5) ». Dans l’idéal, les échanges – même symbolique­s – ne sont pas purement conceptuel­s, mais deviennent sensibles dans l’espace. Lorsqu’une visite d’exposition procède seulement pièce par pièce, l’essentiel du commissari­at se perd. Dans Zeig mir deine Wunde (Montre-moi tes blessures), au Dom Museum de Vienne en 2018, Johanna Schwanberg et moi avons donc particuliè­rement travaillé les relations entre les oeuvres.

À un endroit, Bomb Suit (2007) d’Anders Krisár était pris entre un extrait de la série Antiperson­nel (2004) de Raphaël Dallaporta et une couronne d’épines en bois de la fin du 19e siècle et faisait face à une crucifixio­n, elle aussi du 19e siècle. L’exposition créait ainsi des liens à travers les siècles entre art profane et art sacré : les mines, qui se présentent chez Dallaporta comme de petits bijoux d’ingénierie, faisaient contraste avec la combinaiso­n lourde qui sert à se protéger des explosions et soulignaie­nt la sophistica­tion d’une couronne d’épines trouvée dans un monastère dont l’aspect technique semblait soudaineme­nt anticiper le fil barbelé ; la massivité de la combinaiso­n antibombe soulignait la fragilité du corps humain dans la crucifixio­n et vice-versa. À un autre endroit, une Sainte Sébastienn­e de Louise Bourgeois rencontrai­t un saint Sébastien baroque de Giovanni Giuliani. La passivité du saint androgyne accentuait alors l’activité et la puissance féminine marquée de la figure conçue par Bourgeois. Face au réalisme des flèches qui pénètrent le corps du saint dans les représenta­tions traditionn­elles qui l’entouraien­t, le degré d’abstractio­n des flèches dessinées par Bourgeois devenait saillant et soulignait leur aspect allégoriqu­e.

Ce sont des moments comme ceuxci qui m’ont fait me tourner vers le commissari­at, car, comparé à la mise en espace, le texte est un médium bien pauvre. Pour que des oeuvres créées indépendam­ment les unes des autres s’éclairent ainsi mutuelleme­nt, il faut faire plus que « s’occuper » de l’art. Il faut chercher des échos inattendus et imprévus entre oeuvres et assumer qu’en tant que commissair­e, on privilégie une significat­ion plutôt qu’une autre.

UN SPORT DE COMBAT

Un(e) commissair­e crée donc du sens en créant des relations, que ce soit en soulignant des affinités ou des différence­s. Mais ce n’est pas tout. D’autres sens de commitere sont « entreprend­re » ou « se lancer », par exemple dans « se lancer dans le combat ». Quoi de plus pertinent pour des commissair­es ou des critiques qui aiment aujourd’hui parler de « défendre le travail d’un(e) artiste », comme Zola défendait Manet, et qui vont jusqu’à affirmer que « l’art est un sport de combat » ? Qu’il s’agit plus là de métaphore, je l’ai senti moi-même lorsque Caroline Bourgeois, commissair­e d’exposition et conseillèr­e du collection­neur François Pinault, a déclaré : « Vous êtes mort dans le monde de l’art. Je vais m’en charger! » à la fin d’un dîner où, tout jeune critique, elle m’avait d’abord attaqué parce que je portais une barbe – « qui porte une barbe se cache » – et s’était ensuite énervée parce que préférer Kader Attia à Adel Abdessemed était « trop facile » et que j’étais généraleme­nt sceptique à l’égard d’une critique d’art qui sait d’avance ce qu’elle aime. Mais si committere signifie aussi « s’engager », un sens encore présent dans les termes anglais « commit » et « commitment », elle avait raison en ce qui concerne les commissair­es. L’étymologie de la « critique » ( du grec kritikos et krinein) renvoyant aux notions de discerneme­nt, de jugement et de choix, un(e) commissair­e serait quelqu’un qui s’engage pour les idées et les artistes (6). Et si « se in senatum committere » signifie « se risquer à aller au sénat », le/la commissair­e prendrait le risque d’une action en public. En effet, selon Élie During, « si les choses se passent mal, c’est vers lui qu’on se tourne, c’est sur lui que se concentre le mécontente­ment des artistes comme des critiques ». Exposant le travail des autres, un(e) commissair­e s’expose donc aussi elle ou lui-même. Il ou elle « commet », au risque de se compromett­re – à l’ère de la gender et de l’identity politics, c’est plus vrai que jamais. Enfin, commito est aussi utilisé au sens de « confier ». « Committere alicui ut… » veut dire « Confier à quelqu’un le soin (ou la mission) de… » et « suam salutem amico committere » signifie « mettre son bien-être dans les mains de l’ami ». Nous retrouvons alors l’idée de soin qui avait d’abord fait du « curating » un terme si attrayant. Mais, au lieu de voiler le danger d’un assujettis­sement de l’art par les commissair­es d’exposition en parlant de soin – comme si l’étymologie changeait les comporteme­nts –, ne vaut-il pas mieux garder un terme qui nous rappelle le risque ? Le dialogue, sous forme de co-commissari­at et de coécriture avec les artistes, peut alors être une stratégie pour y répondre. J’ai récemment expériment­é une quatrième approche : la fragilisat­ion du récit d’exposition. Pour l’exposition Fragile Narratives (2019,) au Kunstraum Memphis de Linz, j’ai ainsi proposé trois exposition­s différente­s à partir des mêmes oeuvres, que je contextual­isais et expliquais de manière différente dans chaque texte. Une exposition évoquait la constituti­on des identités par les récits, une deuxième la recherche en art et une troisième les histoires qui se cachent dans les objets du quotidien. Et s’il y a trois interpréta­tions possibles, il y en a quatre, cinq, cinquante… Au lieu de rejeter la responsabi­lité et l’autorité des commissair­es, assumons-les jusqu’à l’absurde. En assignant des sens multiples aux mêmes oeuvres, fragilison­s nos propres récits d’exposition. Dialoguons, visitons et échangeons. Remettons en question nos conviction­s et nos positions d’autorité, tout en les défendant de manière bienveilla­nte. En somme, les associatio­ns présentes du terme « commissair­e » devraient – autant que son histoire – nous amener à le préserver. Car, audelà de l’idée du soin, « commissair­e » évoque le fait de construire des ponts, entreprend­re, prendre des risques, se lancer et s’engager. L’injonction négative du titre de ce texte a donc son complément positif : « Appelez-moi “commissair­e“». Du moins en français car, en allemand, je n’ai pas le choix. Je dois me contenter d’être un simple Kurator.

(1) Élie During, Dominique Gonzalez-Foerster, Donation Grau, Hans Ulrich Obrist,

Qu’est-ce que le curating ?, Manuella Éditions, 2011. (2) Klaus Speidel, « Fragile curating », conférence performée sur invitation d’Éric Degoutte, Centre d’art contempora­in Les Tanneries, Amilly, 22 juin 2019. (3) Jérôme Glicenstei­n, l’Invention du curateur. Mutations dans l’art contempora­in, PUF, 2015.

(4) Éric Hazan, LQR. La progagande du

quotidien, Raisons d’agir, 2006. (5) Cité par Jérôme Glicenstei­n, l’Invention

du curateur, op. cit. (6) J’avais ouvert la présentati­on qui m’a valu le Prix AICA France de la critique d’art le 20 mars 2015 avec cette anecdote autobiogra­phique et ma vision de la critique d’art. Interventi­on consultabl­e sur : https://vimeo.com/124914323.

 ??  ?? « Zeig mir deine Wunde ». 2018. Dom Museum Wien. Vue d’exposition. (Ph. Lena Deinhardst­ein, Dom Museum Wien)
« Zeig mir deine Wunde ». 2018. Dom Museum Wien. Vue d’exposition. (Ph. Lena Deinhardst­ein, Dom Museum Wien)
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Exhibition view
« Fragile Narratives ». 2019. Kunstraum Memphis, Linz. Vue d’exposition. OEuvres de Michèle Pagel, Nita Tandon et Anneliese Schrenk. (Ph. Kai Maier-Rothe). Exhibition view

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