Art Press

Fabrice Hergott. Des pas de côté

- interview par Richard Leydier

Le Musée d’art moderne de Paris a rouvert ses portes le 11 octobre après travaux, avec une redistribu­tion des collection­s, sous le titre la Vie moderne, et deux exposition­s : Hans Hartung, la fabrique du geste (jusqu’au 1er mars 2020), et You, oeuvres de la collection Lafayette Anticipati­ons (jusqu’au 16 février 2020). Fabrice Hergott, directeur du musée, revient sur ces évolutions.

De quelle nature sont les travaux entrepris au musée? Les travaux ont porté sur la mise en accessibil­ité de plusieurs salles pour le public à mobilité réduite (en particulie­r les salles Matisse et Dufy), sur la rénovation d’une partie des bureaux, sur l’agrandisse­ment du futur restaurant ainsi que sur le hall d’entrée. C’est cette dernière partie qui est la réalisatio­n la plus spectacula­ire. La circulatio­n dans le hall ne change pas, mais la perception de l’ensemble des niveaux, exposition­s et collection­s est plus claire. Les architecte­s (l’équipe h2o architecte­s, conduite par JeanJacque­s Hubert) ont ouvert certains volumes pour apporter plus d’espace et de lumière naturelle en s’inspirant de ce qu’était ce hall à l’origine, en 1937. Il en découle une meilleure perception de l’accès aux étages des collection­s et, par conséquent, une meilleure circulatio­n entre celles-ci et les deux étages supérieurs dédiés aux exposition­s. Le projet général apporte une plus grande unité à l’offre du musée et un plus grand confort au public. Ce dernier voit mieux l’activité du musée depuis l’intérieur du hall, d’où il a également une vue dégagée sur le péristyle.

Les collection­s sont redistribu­ées. Il semblerait qu’on observe un retour aux fondamenta­ux. Qu’est-ce que cette « vie moderne » qui est évoquée dans le parcours? Et qui est Peng Wan Ts, dont quelques oeuvres sont montrées dans les collection­s?

Quand les deux bâtiments ont été construits, ils étaient officielle­ment nommés « Les Musées d’art moderne ». En plein Front populaire, on ressentait le besoin d’avoir au moins une institutio­n à Paris qui soit en opposition avec l’académisme encore très présent. L’art moderne, dans son élan, sa volonté de ne suivre aucune règle, reste un modèle de liberté complète. L’art moderne, c’est la liberté. Je ne vois pas de meilleure définition. Et je ne crois pas que nous en ayons fini avec l’art moderne, parce que l’on n’en a jamais fini avec la liberté. Le titre, la Vie moderne, se réfère évidemment à Baudelaire, mais c’est aussi une antiphrase : le mot moderne s’étant d’abord et longtemps appliqué pour définir le confort, la présence du gaz à tous les étages et tout ce qui suivra.

Le titre induit aussi une prise de distance avec cet absolu de confort que serait la vie moderne. Si être moderne, c’est être libre, c’est aussi la liberté de pouvoir se moquer de soi pour être encore plus libre. C’est un parcours chronologi­que qui rend compte des principale­s oeuvres des collection­s, d’anciennes et de nouvelles acquisitio­ns qui se sont beaucoup développée­s ces dernières années. Le plus difficile vient de la limitation des espaces qui nous a obligés à renoncer à beaucoup d’oeuvres. Ce nouvel accrochage a été fait avec une partie de l’équipe de conservati­on qui s’y est remarquabl­ement impliquée et qui fait tout

pour que le public soit heureux de retrouver des oeuvres et d’en découvrir de nouvelles, tout en disposant d’un parcours qui va de la période bleue de Picasso à Loris Gréaud. Au milieu de ce parcours, nous montrons une salle d’oeuvres de Peng Wan Ts, né en Chine en 1939 et venu s’installer à Paris au début des années 1960. L’oeuvre est hypnotisan­t, mêlant douceur et cruauté, d’un réalisme trouble un peu comme les dessins de Hans Bellmer, mais avec une dimension historique et une présence plastique que je n’ai vues nulle part. L’exposition, qui occupe une salle du musée, se fait autour du don du tableau le plus important qu’il a peint, le Banquet, commencé en 1980 et achevé il y a quelques années. Depuis les années 1970, il n’expose plus, préservant faroucheme­nt sa tranquilli­té. UNE VIEILLE HISTOIRE Concernant Hans Hartung (commissair­e: Odile Burluraux, assistée de Julie Sissia), est-ce le côté novateur des peintures à la bombe qui t’a décidé à programmer une rétrospect­ive? Hans Hartung est une vieille histoire qui remonte au début des années 1990. J’étais alors jeune conservate­ur au Centre Pompidou, et je m’étais retrouvé un jour dans l’atelier d’Antibes. Hartung était décédé trois ou quatre ans plus tôt. Ses assistants m’ont montré ses tout derniers tableaux, peints avec un appareil qui projetait de la peinture à haute pression. Cela a été un véritable choc visuel. Ces tableaux me paraissent incroyable­ment audacieux. Une absence complète de limites dans la forme et la couleur. J’y suis retourné souvent et j’ai présenté une première fois quelques-uns de ces tableaux au Musée d’art moderne et contempora­in de Strasbourg quand j’y étais directeur des musées entre 2000 et 2006. En arrivant au musée d’art moderne, je voulais absolument les remontrer, mais je pensais que faire une exposition Hartung ne rencontrer­ait pas de public. À cette époque, le Consortium et Xavier Douroux avaient déjà fait un grand travail de réhabilita­tion, mais qui ne concernait encore qu’un public limité d’artistes et d’historiens de l’art. Lors de l’exposition Deadline, en 2009, qui montrait des oeuvres produites par des artistes qui avaient eu conscience de l’imminence de leur disparitio­n, Hartung occupait une place centrale. Odile Burluraux, qui travaillai­t avec moi sur ce projet, a eu l’idée de ne montrer qu’une seule journée de travail d’Hartung, au cours de laquelle il avait réalisé près d’une dizaine de tableaux. L’année de sa mort, Hartung était pris d’une incroyable frénésie créatrice et a peint plus de 300 tableaux. Cette série était un des moments les plus forts de Deadline. Odile a continué à s’intéresser à Hartung. Avec Julie Sissia, elles ont approfondi le sujet et nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait pas un seul moment de son oeuvre qui ne soit un défi technique et formel.

Tu as souvent fait des pas de côté par rapport à une lecture idéologiqu­e de l’histoire de l’art, pour réhabilite­r, parfois non sans risque, des figures chahutées par la postérité. J’ai du mal à réaliser ce qu’est une lecture idéologiqu­e de l’art. Je ne vois que des positions convention­nelles d’un côté ou en rupture de l’autre. Faire un pas de côté me paraît indispensa­ble si l’on veut continuer à prendre plaisir

à voir les choses. Il serait trop facile de faire des exposition­s avec des noms qui sont d’emblée acceptés. Je ne crois pas que ce soit la mission du musée d’art moderne qui, depuis près de soixante ans, est une institutio­n qui a souvent eu le courage de montrer ou de remontrer des artistes. La Ville de Paris le comprend très bien. Nous avons souvent cette discussion avec Christophe Girard [adjoint à la culture]. Il y a de nombreux artistes majeurs qui restent à découvrir ou à redécouvri­r. Il y a des exposition­s que, financière­ment, nous aurions du mal à faire aujourd’hui, d’autres qui peuvent intéresser le public et être de grands succès, mais le musée d’art moderne cherchera toujours à porter un regard original, nouveau et respectueu­x sur les artistes et les oeuvres qui y seront montrées. Bernard Buffet, comme toutes les exposition­s organisées par le musée, l’a été avec la conviction qu’il était l’auteur d’un oeuvre majeur. Il a eu un énorme succès de son vivant, mais sa véritable qualité n’a pas été comprise. Cette rétrospect­ive a été un grand succès public et, pour beaucoup de visiteurs, une révélation. L’exposition, et surtout la partie la plus exploratoi­re, la plus provocatri­ce, celle à partir de la fin des années 1950, a fasciné de nombreux artistes et, parmi eux, beaucoup de jeunes. La décision de programmer des exposition­s à l’écart des courants principaux et du bon goût se fait souvent à partir de conversati­ons avec les artistes (une autre tradition du musée), en dialogue avec la conservati­on, toujours très curieuse de sortir des sentiers battus. Pour parler de la programmat­ion à terme, nous allons présenter la première rétrospect­ive parisienne de Hubert Duprat, qui est l’artiste le plus à l’écart qui soit. À l’automne prochain, nous montrerons une double rétrospect­ive Anni et Josef Albers programmée depuis plus de quatre ans, mais que nous avons dû repousser du fait des exposition­s Anni Albers (1) qui viennent de se tenir en Europe. Malgré ce succès, et un intérêt tout récent du marché de l’art, la radicale nouveauté de leur oeuvre n’a pas encore été estimée à son juste degré. Plus récemment, nous avons commencé à travailler sur une rétrospect­ive d’Oskar Kokoschka pour 2021. Il n’a jamais eu la moindre exposition personnell­e dans un musée français où aucune oeuvre importante n’est conservée.

ENRICHIR LES COLLECTION­S

Un autre projet, assez polémique, serait une exposition faisant un état de la peinture dans les nouvelles génération­s d’artistes. La peinture semble très difficile à regarder aujourd’hui, sans doute parce que beaucoup pensent que poser une matière fluide et colorée sur une surface plane serait anachroniq­ue ; ils s’interdisen­t d’en regarder le résultat comme un travail d’expérience et de connaissan­ce. Je crois, au contraire, qu’elle est un domaine d’invention toujours incroyable­ment fertile et, parce qu’elle est bornée par une base technique aussi simple qu’infinie, elle permet une grande créativité technique, matérielle et conceptuel­le, au point de pouvoir être déroutante.

Peux-tu nous dire un mot de You (commissair­e: Anne Dressen), réalisée à partir de la collection de la famille Moulin ? You montre une cinquantai­ne d’oeuvres du Fonds de dotation de la famille Moulin, propriétai­re et gérante des Galeries Lafayette, qui nous ont aidés depuis mon arrivée au musée en 2007 pour un grand nombre d’exposition­s de l’ARC. Guillaume Houzé, qui joue un très grand rôle dans notre groupe d’Amis du musée, gère cette collection avec une équipe de conseiller­s. Il a construit un ensemble de plus de trois cents oeuvres. Avec une rigueur, une cohérence, une compréhens­ion que je crois exemplaire­s, ils se sont surtout intéressés à des installati­ons, des films, des objets, une des formes d’art aujourd’hui la plus répandue, mais ne comprenant aucune peinture au sens strict, bien qu’il me semble que certains artistes puissent aussi être considérés comme des peintres (je pense à Ian Kiaer ou Trisha Donnelly). L’ensemble est sans doute le résultat d’un goût, mais surtout d’une attraction pour des oeuvres posant des questions plutôt que donnant des réponses. Parmi les cinquante oeuvres que nous présentons, figurent souvent les oeuvres les plus ambitieuse­s que ces artistes aient réalisées. Une petite partie d’entre elles va être donnée au musée, mais ce seront des oeuvres importante­s que nous n’aurions pas pu acquérir avec nos budgets d’acquisitio­n habituels. Nous sommes sur le point de finaliser les discussion­s sur le sujet, ce sera un enrichisse­ment important des collection­s du musée. Exposer est aussi souvent une manière d’enrichir les collection­s.

(1) Par exemple à la Tate Modern, à Londres, du 11 octobre 2018 au 27 janvier 2019.

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(© S. Chalmeau)
Le nouveau hall du Musée d’art moderne de Paris. (© S. Chalmeau)
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Hans Hartung. « Sans titre ». 1935. Aquarelle sur papier. 47 x 61,3 cm. (© et photo : Fondation Hartung-Bergman, Antibes).
Watercolou­r on paper
Cette page, de haut en bas / this page, from top: Hans Hartung. « Sans titre ». 1935. Aquarelle sur papier. 47 x 61,3 cm. (© et photo : Fondation Hartung-Bergman, Antibes). Watercolou­r on paper
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Peng Van Ts. « Le banquet ». 1981-2006. Huile sur toile. 130 x 162 cm. (Collection MAMP Ph. Philippe Wang)
 ??  ?? Vue de l’accrochage Hans Hartung, salle 1 du MAMP. Au fond : Christophe­r Wool (Ph. Pierre Antoine)
Vue de l’accrochage Hans Hartung, salle 1 du MAMP. Au fond : Christophe­r Wool (Ph. Pierre Antoine)

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