Art Press

Kiki Smith en son jardin secret

- Eleanor Heartney

Pour cette première exposition personnell­e de Kiki Smith dans une institutio­n française, la Monnaie de Paris expose, jusqu’au 9 février 2020, un corpus d’oeuvres de l’artiste, allant des années 1980 à des sculptures conçues pour cet espace. Cette oeuvre, qui a le corps pour sujet – dont l’évolution va du corps organique, morcelé, au corps fusionnel avec les règnes animal et végétal – est également l’objet de la première exposition de l’artiste en Belgique. Intitulée Entre chien

et loup, elle présente, au Centre de la gravure et de l’image imprimée, à La Louvière, jusqu’au 23 février, plus de cent estampes, sculptures et dessins depuis 1981. Des gravures et des lithograph­ies sont également présentées à la galerie Lelong & Co., à Paris, jusqu’au 16 novembre. Titre de l’exposition : Homecoming.

S’il existe une aristocrat­ie de l’art américain, Kiki Smith en fait indubitabl­ement partie. Fille du célèbre sculpteur minimalist­e Tony Smith, elle a grandi au milieu de l’avant-garde du demi-siècle. Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman, Mark di Suvero et Richard Tuttle faisaient partie des amis de la maison. Enfants, sa soeur et elle aidaient leur père à réaliser les modèles en papier de ses sculptures. Aujourd’hui âgée de 65 ans, Kiki Smith est sans doute devenue plus célèbre que Tony Smith. Elle reconnaît l’influence de son père sur certains aspects de son oeuvre, notamment son intérêt pour la sérialité et la répétition ; mais son oeuvre elle-même n’aurait pas pu être plus différente. L’austère simplicité des arrangemen­ts modulaires, en acier poli, en aluminium et en bronze de Tony Smith est à des années-lumière du maximalism­e de sa fille. Les oeuvres de celleci sont souvent façonnées dans des matériaux délicats comme le papier, le plâtre, la cire d’abeille, les perles, le verre et la céramique. Lorsqu’elle utilise le bronze ou l’aluminium, elle les manipule de manière à suggérer la peau humaine, la fourrure animale ou des

plantes. Ses sculptures de parties du corps humain en verre, ses figures et ses tapisserie­s inspirées de l’art populaire, grouillant­es de fleurs et d’oiseaux, nous plongent dans les profondeur­s de la psyché, dans un monde naturel où les humains n’ont plus leur place, ou invoquent des versions disjointes de mythes et de légendes archétypiq­ues. On a souvent considéré les oeuvres de Smith comme des expression­s de l’expérience féminine, des réflexions sur la chair nées de son imaginaire catholique, et des exploratio­ns de la fragilité et de la vulnérabil­ité de la nature à l’heure du changement climatique. Elles ont parfois suscité la controvers­e, notamment sa sculpture Tale (1992), qui représenta­it une figure féminine à genoux, expulsant une longue traînée d’excréments. (Philippe de Montebello, alors directeur du Metropolit­an Museum, la qualifia de « tout simplement dégoûtante et dénuée du moindre talent et de la moindre qualité esthétique ».) Cet intérêt pour l’abject était particuliè­rement caractéris­tique de la première partie de l’oeuvre de Smith. Dans les dernières années, elle a plutôt été critiquée pour son goût du kitsch, du décoratif et du sentimenta­l – autant de catégories artistique­s taboues aux yeux des gardiens du modernisme qui continuent de louer l’oeuvre de son père.

LE CORPS ET LES ORGANES Cet automne, Kiki Smith fait l’objet d’une rétrospect­ive majeure à la Monnaie de Paris, qui révèle l’étonnante étendue de son oeuvre. L’exposition comprend des sculptures de figures entières, de délicats gravures et dessins, des tapisserie­s en jacquard, des panneaux de vitraux, des figurines en porcelaine, des broches en or et des foulards imprimés en cachemire. Ses sources d’inspiratio­n vont du manuel Gray’s Anatomy (1), d’où elle tira ses premières représenta­tions d’organes et de parties du corps humain, aux vies de saintes apprises dans son enfance, en passant par les contes pour enfants, l’astronomie, l’histoire naturelle et l’art populaire américain. Souvent associée au féminisme, à l’écologie et au multicultu­ralisme, Smith résiste cependant à toute lecture de son oeuvre qui la limiterait à des sujets spécifique­s. « Mon propos n’est pas d’illustrer ces problèmes… Je ne prétends pas être pédagogiqu­e… Parfois, je me demande pourquoi je ne suis pas plus ouverte. Mais ce n’est pas mon caractère », observe-t-elle. Au lieu de cela, elle a créé, depuis quarante ans, une sorte de réalité virtuelle – un jardin secret à la fois magique, poétique, déconcerta­nt et poignant. Son oeuvre est trop protéiform­e en termes de médium, de style et de sujets pour être résumée en un récit artistique cohérent. Toutefois, une descriptio­n générale de son évolution commencera­it par son intérêt précoce pour les parties du corps et les organes, étendu aux fluides et aux systèmes corporels (avec notamment, très tôt, une sculpture en fer représenta­nt l’appareil digestif). À la fin des années 1980, elle réalise des sculptures de corps entiers – tantôt coquilles vides, comme dans ses oeuvres en papier suggérant des enveloppes de peau vides. D’autres oeuvres figurative­s proposent des versions idiosyncra­tiques de figures religieuse­s ou mythologiq­ues emblématiq­ues. Puis, en 1994, elle connaît une expérience déterminan­te. Durant une visite au musée Peabody de Harvard afin de dessiner des animaux empaillés, elle assiste à une conférence sur l’extinction imminente et totale de différente­s espèces. « J’ai été si choquée que j’ai cessé de faire des figures humaines », se souvientel­le. La nature, qui rôdait déjà aux marges de son oeuvre, passe au premier plan.

LA FAUNE ET LA FLORE Pendant un certain temps, l’oeuvre de Smith est dominée par la flore et la faune : corbeaux, loups, étoiles et papillons. Mais, peu à peu, les règnes humain et naturel commencent à se mêler, à mesure qu’elle puise dans la mythologie afin de créer des figures hybrides, tel ce Petit Chaperon Rouge où la petite fille du conte de fées se confond avec le loup qui la menace. Parmi les autres oeuvres de cette période figurent Born, où une femme émerge du corps d’une biche, et Rapture, où une femme naît d’un loup. Smith multiplie également les

expérience­s, revenant souvent à des techniques artisanale­s comme la céramique ou le papier fait main, et à des motifs féminins comme les napperons en dentelle, des ornements victoriens ou la joaillerie. À propos de son intérêt pour ces techniques souvent exclues du « grand art », elle observe : « C’était en rapport avec le fait d’être une femme et la manière dont les femmes sont perpétuell­ement marginalis­ées. Notre époque associe ces techniques aux femmes. Le manque de respect dont elles font l’objet est aussi une question de classe et de culture, comme en témoigne aussi la tendance à écarter l’oeuvre des artistes indigènes. »

L’INSPIRATIO­N RELIGIEUSE Autre évolution dans l’oeuvre de Smith : son rapport à la spirituali­té. Depuis toujours avouée par l’artiste, l’influence de son éducation catholique s’exprime, par exemple, dans la parenté qui unit ses sculptures viscérales de parties du corps humain à des reliques saintes, dans son goût de l’ornementat­ion et de l’opulence visuelle, et dans son intérêt pour la narration, en particulie­r lorsqu’elle concerne la vie des saints ou d’autres figures spirituell­es. L’exposition à la Monnaie de Paris comprend ainsi un grand nombre de figures d’inspiratio­n religieuse, comme sa Vierge Marie de 1992 – un écorché offrant son corps à Dieu – et Marie Madeleine (1994) – une femme hirsute dans le désert. L’artiste admet entretenir une relation ambiguë à la religion : « J’en ai eu marre d’être toujours la catholique de service, ce qui est souvent le cas aux États-Unis ou en Allemagne, où le catholicis­me occupe une place marginale. » Mais, dans le même temps, elle reconnaît : « J’adore la fétichisat­ion des objets. Même si le catholicis­me a été nuisible à certaines population­s, il a aussi ses bons côtés, comme le sens de la communauté et la relation qu’il introduit avec quelque chose de plus vaste que nous. » Après de nombreuses années à New York, Smith vit désormais dans une région rurale du nord de l’État de New York, avec son mari apiculteur. Sans doute n’est-ce pas un hasard si son catholicis­me est de plus en plus mêlé de panthéisme. L’âge et la vie à la campagne ont modifié sa vision du monde, observe-t-elle. « J’aime être attentive à la nature. Je suis consciente de la chance que j’ai de pouvoir voir des renards et des dindes, et des abeilles, et de faire pousser des plantes pollinifèr­es. » Son travail actuel est plein de références aux cycles de la nature et à la vie intérieure des entités non humaines. Parmi les exemples les plus frappants figure une série de tapisserie­s en jacquard représenta­nt des tableaux lyriques grouillant de figures féminines, de toiles d’araignées, d’oiseaux et de champs de fleurs, de lapins et d’étoiles. Le choix de l’exposition de la Monnaie de Paris met en évidence le sentiment d’unité cosmique qui traverse toute l’oeuvre de Smith. Il reflète également l’influence de son lieu de travail. « J’ai quitté New York à cause du stress et des contrainte­s sociales. Mon cerveau manquait de temps pour vagabonder », explique-t-elle. Désormais, immergée dans la nature, elle vagabonde en effet, dans un cerveau qui englobe tout, des insectes les plus infimes aux étoiles les plus éloignées.

Traduit par Laurent Perez

(1) Manuel d’anatomie publié en 1858 par le chirurgien Henry Gray, régulièrem­ent réédité, très populaire parmi les étudiants anglo-saxons.

 ??  ?? « Rapture ». 2001. Bronze. 171 x 157, 5 x 66 cm. (Ph. Richard Max-Tremblay). (Tous les visuels / all images, © et Court. Kiki Smith, Pace Gallery, New York, La Monnaie de Paris)
« Rapture ». 2001. Bronze. 171 x 157, 5 x 66 cm. (Ph. Richard Max-Tremblay). (Tous les visuels / all images, © et Court. Kiki Smith, Pace Gallery, New York, La Monnaie de Paris)
 ??  ?? « Guide ». 2012. Coton, tapisserie Jacquard 287 × 190,5 cm. (Ph. Melissa Goodwin). Cotton
Jacquard tapestry
« Guide ». 2012. Coton, tapisserie Jacquard 287 × 190,5 cm. (Ph. Melissa Goodwin). Cotton Jacquard tapestry
 ??  ?? « Audience ». 2016. Bronze patiné au nitrate. 31,8 x 66,7 x 18,4 cm. (Ph. Kerry Ryan McFate).
Bronze with silver nitrate patina
« Audience ». 2016. Bronze patiné au nitrate. 31,8 x 66,7 x 18,4 cm. (Ph. Kerry Ryan McFate). Bronze with silver nitrate patina

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