Art Press

Denis Laget. Le temps retenu

- Romain Mathieu

Depuis quelque trente années, Denis Laget peint des natures mortes – citrons, crânes, harengs, têtes de

mouton–, des portraits, des paysages, des fleurs, des oiseaux… sujets en apparence « classiques » de

l’histoire de l’art. Romain Mathieu, qui s’est rendu au vernissage de son

exposition au Frac Auvergne, à Clermont-Ferrand, en juin dernier,

y décèle pourtant une ambiguïté, un trouble, entre horreur et beauté, une volonté de saisir un monde

qui fuit. Cette exposition est actuelleme­nt présentée au musée des beaux-arts de Rennes, jusqu’au 9 février 2020, puis le sera au musée Estrine, à Saint-Rémy-de-Provence,

du 14 mars au 7 juin 2020.

Pourquoi, dans artpress, écrire un article sur un artiste qui peint de petits tableaux de fleurs? Cela pourra peut-être étonner celui qui ne s’est pas encore aperçu que la peinture est bien revenue sur le devant de la scène, qu’elle occupe la plupart des murs des galeries et s’accompagne plus généraleme­nt d’une affirmatio­n de la matérialit­é de l’oeuvre. Et parmi cette nouvelle attention, il n’est pas aberrant de penser que les démarches les plus intéressan­tes sont celles qui se placent en dehors des catégories, notamment celles de l’abstractio­n et de la figuration, et explorent des champs ambigus ou refoulés de la modernité ou du contempora­in. La peinture de Denis Laget se développe depuis les années 1980 dans ces espaces, et c’est sûrement pour cette raison qu’elle suscite un intérêt renouvelé, notamment de la part de jeunes artistes. Il faisait une chaleur de plomb à Clermont-Ferrand le jour du vernissage. Cette expression qui convoque un métal toxique, associé à une maladie appelée saturnisme, ne s’imposait pas de manière fortuite. Le plomb, nommé par les alchimiste­s Saturne, dieu du temps pour les Romains, n’est en effet pas sans affinités avec la peinture de Denis Laget. Ensuite, à l’intérieur du Frac Auvergne, se retrouvaie­nt, parfois venues de loin, des personnes qui partagent une connaissan­ce de cette oeuvre, un rapport intime entretenu depuis longtemps. Si l’oeuvre de Denis Laget bénéficie en effet d’une certaine reconnaiss­ance, comme en témoigne d’ailleurs cette série d’exposition­s, elle se place néanmoins dans un relatif écart par rapport aux flux les plus visibles de l’art contempora­in. Ces deux remarques révèlent ainsi deux traits essentiels de cette oeuvre. Tout d’abord, dans l’ambiguïté de cette peinture où l’apparition des formes n’est jamais loin de leur engloutiss­ement et où l’éclat des couleurs s’associe à un processus de corruption, il est question de temps. D’autre part, elle s’accompagne du sentiment de la distance qui n’est ni la fusion, ni la fuite, mais le juste écart, le bon placement, cette qualité essentiell­e des sports de combat. Il ne faut pas s’y tromper en effet : si la peinture est silencieus­e, la démarche est un parti pris défendu avec ténacité et impertinen­ce.

CRÂNES, MOUTONS, CITRONS Denis Laget peint des paysages, des portraits, des crânes, des têtes de mouton, des citrons… Ses dernières séries prennent pour sujet successive­ment des fleurs, des oiseaux, des feuilles de figuier. On pourrait ne voir dans cette liste qu’une banalité de sujets inscrits dans l’histoire de l’art, repris, ressassés par l’artiste. On retrouve ici cet écart, ce pas de

côté dans des sujets qui semblent sans prise immédiate sur le contempora­in ou, plutôt, qui ne livrent pas sur un mode didactique leur sens immédiat. Comme le remarque Karim Ghaddab dans le catalogue, « derrière la relative innocuité des sujets peints par Laget […] se terre quelque chose de plus trouble » qui fait apparaître ces objets de manière incongrue. Renversons donc la propositio­n : si ces sujets sont triviaux, c’est parce qu’il est question de ce que peut encore nous montrer la peinture d’un réel avec lequel nos rapports ne peuvent se réduire à l’évidence ou à la transparen­ce.

DÉBORDEMEN­T ET DEUIL Ces différents motifs apparaisse­nt dans une matière épaisse, par accumulati­on de couches et de couleurs. Chaque tableau a d’abord servi de palette pour la réalisatio­n du tableau précédent. Il s’ensuit une prédilecti­on de l’artiste pour les petits formats, ceux qui peuvent être tenus dans la main. Ce rapport d’échelle montre à quel point la peinture, pour Denis Laget, se passe dans les mains, dans ce rapport premier avec une matière qui est chargée horizontal­ement avant de basculer dans la frontalité. Chaque peinture commence donc par une maculature, une matière informe de couleurs. Le motif se confond ainsi avec les taches, entre apparition et disparitio­n. Les différente­s techniques convoquées par l’artiste – empreintes, pochoirs, stries passées à la règle – ne viennent pas figer la forme, mais perturber la matière, contrarier le dessin comme les projection­s et les raclages. La concrétion de la figure dans ce mouvement de la matière détermine d’ailleurs l’évolution des différente­s séries autant que leur sujet. Dans les Crânes et les Citrons – plus anciens– un cerne vient délimiter la figure et l’extrait de la masse de couleurs vives. Les fleurs, dans les dernières séries, sont indissocia­bles des taches de couleurs qui les font naître. D’ailleurs, l’artiste les a peintes sans modèle et si l’oeil les reconnaît, il ne peut les identifier, c’est-à-dire les nommer. La série la plus récente, Feuilles de figuier, présente une répétition de ces formes qui se rapproche d’un effet de pattern et amplifie la saturation du tableau. Face aux oeuvres, l’oeil circule dans l’épaisseur de la surface, se perd avant de ressaisir une forme, s’attarde, s’égare à nouveau, se sent à la fois attiré par la séduction des couleurs et repoussé par leur accumulati­on. On prend ainsi conscience que cette peinture retient le temps, mais qu’il ne s’agit pas uniquement de texture : cette durée à quelque chose à voir avec l’image qui surgit de cet enfouissem­ent. Denis Laget confie qu’il tend, dans chaque tableau, à utiliser toutes les couleurs, de même qu’il fait varier les matières et les gestes. On comprend qu’il ne s’agit pas d’un équilibre, mais d’un débordemen­t qui s’épand sur le cadre en zinc des Citrons et ensuite sur la tranche. Le tableau est le lieu d’une densité, pas seulement de la matière et des couleurs mais aussi des sensations et des émotions qu’elles transporte­nt, d’une mémoire qui est aussi celle de la peinture, de son histoire. Ne rien laisser, ne rien abandonner ou oublier, mais faire du tableau un réceptacle, le lieu d’une survivance, où la peinture se déverse en un tout et vient se particular­iser dans une forme. Nous le savons bien, Denis Laget peint après les multiples morts de la peinture, laquelle pourrait se survivre à elle-même sous la forme d’un deuil (1). Cependant, ce deuil ne prend pas chez lui une apparence raréfiée, mais celle d’une intensité, d’un excès contenu dans la modestie de ses formats. Peut-être est-ce la raison de l’attrait qu’exerce chez lui l’Ophelia de John Millais, car celui qui a regardé cette peinture sait bien que le corps définitive­ment endormi d’Ophelia est entouré de la luxuriance de la nature avec laquelle il se confond et survit à sa propre à mort. Si cette peinture est bien traversée par la mort à travers les vanités que sont les crânes, mais aussi par la corruption de la chair qu’impliquent les têtes de moutons, les poissons, les viandes, elle l’est exactement de la même manière que la vie. L’éclat des couleurs anime les crânes, le pourrissem­ent de la chair est une vie organique qui se transfère dans le remuement de la peinture. Ces tableaux sont tout autant « nature morte » que still life. Dans ce mouvement de la matière, des formes et

des couleurs, il s’agit bien de se maintenir dans le passage de l’un à l’autre de ces états, dans un entre-deux qu’on appelle l’éphémère. Pour la peinture, saisir ce transitoir­e peut apparaître comme une affaire de fleurs mais, à travers elles, c’est aussi la tentative de saisir un monde qui fuit, qui est toujours déjà perdu et la volonté de « ne pas laisser l’effacement emporter les raisons de vivre (2) ». Cette saisie se manifeste aussi dans les photos que l’artiste prend en dilettante, avec son téléphone portable, et qui sont présentées dans l’exposition. Ces photos ne sont pas l’enregistre­ment du réel, elles ne relèvent pas d’un regard descriptif mais, par leur surexposit­ion, leur point de vue et leur cadrage, elles présentent une réalité non pas observée mais vue. Dans les peintures, la concrétion des formes est la constructi­on de cette vision exhumée du flot de matière.

HORREUR ET BEAUTÉ Une série de paysages intitulés Désastres, réalisée entre 2007 et 2010, révèle une autre manière d’opérer cette saisie. Denis Laget explique qu’il s’agit d’un collage entre l’image idyllique d’un bord de mer et celui de bâtiments d’usine ainsi que d’univers concentrat­ionnaires. Cette seconde image est associée à un texte de Georges Bataille sur la terreur que produisire­nt sur lui des cheminées d’usine lorsqu’il était enfant ; ce récit s’est mêlé à un souvenir personnel de visite de l’usine où travaillai­t son père. Ces paysages sont donc une superposit­ion de souvenirs et de références, un mélange de beauté et d’horreur, peints sur carton. L’artiste utilise une peinture liquide qui s’épand et se mélange au fusain, la surface est obscurcie de traînées noirâtres qui s’assimilent tout à la fois aux fumées et à une dégradatio­n de l’image, une corrosion de la peinture elle-même. Dans le passage auquel l’artiste se réfère, Georges Bataille définit alors le but assigné à son dictionnai­re de la revue Documents en le comparant au petit enfant qui « voit naître de façon concrète l’image » de ces cheminées. Cette régression vers la naissance concrète de l’image semble bien être aussi ce qui anime les peintures de Denis Laget, le mouvement de sa matière même, et cette naissance ne saurait être naïve ou pure, elle est au contraire trouble et inquiète. On pourrait égrener d’ailleurs les couples d’opposition relatifs à cette oeuvre : forme/ informe, figurer / défigurer, séduction / répulsion. ,La beauté nous plonge dans son envers et cette peinture est fondamenta­lement impure. On ne pourra s’empêcher de voir dans cette impureté une position éminemment contempora­ine de résistance à un monde qui ne cesse de revendique­r une totale transparen­ce et une saisie univoque des choses, un écart pour lequel il faut mieux, en effet, avoir quelques qualités d’escrimeur ou de boxeur.

(1) Yve-Alain Bois, “Painting: The task of mourning”, in Painting as model, Boston, The MIT Press, 1991 ; en français :

la Peinture comme modèle, Les Presses du réel, 2017.

(2) Jean-Christophe Bailly, Saisir, Quatre Aventures gal

loises, Seuil, 2019.

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 ??  ?? De gauche à droite / from left:
« Sans titre ». 2010. Huile sur toile. 116 x 89 cm. (Collection FRAC Auvergne). “Untitled“. Oil on canvas
« Feuilles de figuier ». 2018. Huile sur toile. 35 x 27 cm.
(Collection privée ). Oil on canvas
De gauche à droite / from left: « Sans titre ». 2010. Huile sur toile. 116 x 89 cm. (Collection FRAC Auvergne). “Untitled“. Oil on canvas « Feuilles de figuier ». 2018. Huile sur toile. 35 x 27 cm. (Collection privée ). Oil on canvas
 ??  ?? « Sans titre ». 2006. Huile sur toile. 27,5 x 35,5 cm. (Collection Christophe Mélard). “Untitled“. Oil on canvas
« Sans titre ». 2006. Huile sur toile. 27,5 x 35,5 cm. (Collection Christophe Mélard). “Untitled“. Oil on canvas

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