Que vaut un prix ?
Littell qui, au moment de l’attribution du prix, s’était déjà vendu à près de 200000 exemplaires, ou récompensèrent le plus consensuel des romans de Michel Houellebecq, la Carte et le Territoire, de toute façon promis à un énorme succès – comme s’ils avaient avant tout voulu réaffirmer la valeur commerciale de la marque Goncourt.
HOMOGÉNÉITÉ
Le recrutement de jurés très majoritairement masculins, souvent impliqués dans la vie des grands médias nationaux, et d’une moyenne d’âge de 70 ans, est souvent critiqué pour son manque de représentativité. Il n’y aurait pourtant guère à redire à ce profil statistique s’il ne s’accompagnait d’une certaine homogénéité de goûts et d’intérêts dont témoigne, chaque année, la sélection des mêmes livres par plusieurs jurys et l’attribution de l’essentiel des prix à un petit nombre de maisons. La scène parisienne n’est pas seule coupable de ces travers : émanant d’un milieu restreint, réunis autour d’une conception étroite de la littérature, le petit nombre (dix-huit) de membres de l’Académie suédoise, qui décerne le prix Nobel, a, comme on sait, manqué la quasi-totalité des écrivains importants du 20e siècle. Que vaut donc un prix ? Économiquement, parfois beaucoup. Littérairement, si l’on considère combien de fois l’on a vu les mêmes jurys primer successivement, voire simultanément, de vrais livres et d’improbables romans de plage, force est de le reconnaître : pas grand-chose. Comment rendre quelque fiabilité aux prix littéraires ? La réponse est complexe. Observons d’abord, par pur plaisir de contrarier, que, parmi les six « grands » prix, le Médicis, réputé (à juste titre) le plus exigeant, est aussi celui dont le jury est le plus proche de la parité ; comme celui du prix Décembre, aux choix souvent judicieux. Mais celui du prix de Flore, qui peut se flatter d’avoir, le premier, distingué Michel Houellebecq, Virginie Despentes et Grégoire Bouillier, est presque entièrement masculin – et, comme son nom l’indique, tout à fait germanopratin. J’observe, perplexe, que le livre qui m’a le plus impressionné en 2018, Un oeil en moins de Nathalie Quintane, n’a obtenu que le prix du Zorba, nommé en hommage à un établissement douteux du bas-Belleville, et décerné le samedi soir suivant le Goncourt, très tard, c’est-à-dire le dimanche matin, à l’heure où les cuites s’épongent dans les kebabs.
DES EXEMPLES INSTRUCTIFS
L’ambition d’« ouvrir les jurys » est ancienne. Celui du prix France Culture intégrait originellement deux auditeurs ; la liste des lauréats est authoritative (Roger Laporte, Claude Ollier, Pierre Michon, Emmanuel Hocquard, Jacques Roubaud, Bernard Noël, Jean-Christophe Bailly, Paule Thévenin…). Les choix des 24 auditeurs qui composent le jury du prix du Livre Inter ne sont pas toujours déshonorants. Le Goncourt des lycéens et le Grand Prix des lectrices de Elle, très suivis par le public en dépit de la médiocrité de la plupart de leurs récipiendaires, trahissent les limites de cette politique. Là encore, les scènes étrangères présentent des exemples instructifs. Critiqué pour ses choix réputés commerciaux, le prix du livre allemand, associé à la Foire du livre de Francfort, récompense pourtant des auteurs considérés, en France, comme exigeants (récemment Robert Menasse, Frank Witzel, Lutz Seiler…). Sa direction, composée de personnalités du monde de la culture et du livre, n’a pour fonction que de choisir le groupe d’écrivains, de critiques et de libraires qui décerneront le prix, et qui changent chaque année. Ce principe du jury entièrement ou partiellement tournant est largement répandu en Allemagne; c’est aussi le cas du Booker Prize, au Royaume-Uni. À l’instar du prix Büchner, certains prix importants sont décernés par des assemblées parfois nombreuses, comme l’Académie des arts de Berlin pour le prix Alfred-Döblin, la Horror Writers’Association pour le prix BramStoker ou les « Amis du dimanche » pour le prix Strega. Dès la fondation du prix Kleist en 1912, les membres de la Société Kleist ont, quant à eux, décidé de confier son attribution à une « personne de confiance », différente chaque année. La méthode est radicale pour éviter les consensus mous et sortir de l’entre-soi. Mais rien ne dit que telle soit l’ambition des jurys français. (1) Les Hommes morts (2002), trad. Bruno Bayen, Mercure de France, 2006; Cent
jours, cent nuits (2008), trad. Bernard Chartreux et Eberhard Spreng, L’Arche, 2009; Koala (2014) et Hagard (2017), trad. Lionel Felchlin, Zoé, 2017 et 2018. (2) Les Névroses sexuelles de nos parents (2003), trad. Bruno Bayen, L’Arche, 2006.