JORIS-KARL HUYSMANS a l'attaque
Joris-Karl Huysmans Romans et nouvelles Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1856 p., 66 euros jusqu’au 31 mars 2020, 73 euros ensuite À rebours Préface et choix iconographique de Stéphane Guégan et André Guyaux Gallimard/Musée d’Orsay, 35 euros Le Drageoir aux épices suivi de Croquis parisiens Gallimard, « Poésie », 288 p., 9,30 euros
Cahier Huysmans L’Herne, 466 p., 29 euros
Réputé inactuel et décadent, Joris-Karl Huysmans (1848-1907) connaît une étonnante vogue. Une exposition est consacrée à son oeuvre de critique d’art, au musée d’Orsay (du 26 novembre 2019 au 1er mars 2020) puis au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (du 13 avril au 19 juillet 2020). Tandis que L’Herne réédite le Cahier Huysmans (1), la Pléiade publie ses Romans et nouvelles, que nous espérons bientôt suivis d’autres volumes. À cette occasion, Jacques Henric interroge Pierre Jourde, maître d’oeuvre de cette édition avec André Guyaux.
Quand lis-tu Huysmans pour la première fois, dans quelles circonstances? Quelle lecture l’écrivain que tu es en a-t-il fait ? J’ai lu Huysmans dans les années 1970, époque où l’on redécouvrait des écrivains de la fin du 19e siècle quelque peu oubliés, grâce à Hubert Juin qui les republiait en « 10/18 ». Beaucoup de gens de ma génération ont alors appris l’existence d’écrivains comme Jean Lorrain, Georges Rodenbach et donc, aussi, Huysmans. J’ai immédiatement été séduit à la lecture de son roman À rebours. J‘étais alors étudiant à la fac de Créteil (Paris-12). Je me suis lancé dans un mémoire de maîtrise sur l’esthétique décadente dans À rebours, ce qui a donné un volume de 300 pages, inhabituel à l’époque, presque une thèse. Je me suis vite aperçu que Huysmans était déjà un sujet d’étude assez balisé : il y avait le célèbre séminaire de Jean de Palacio, à la Sorbonne, qui passait en revue ce type de littératures, ce qui fait que j’ai interrompu mon travail sur Huysmans pour me diriger vers d’autres horizons. Puis j’y suis revenu alors que j’étais maître de conférences à l’université. J’ai présenté ce qu’on appelle une thèse d’habilitation pour devenir professeur des universités, thèse d’habilitation qui a porté précisément sur la littérature de la fin du 19e siècle et où j’ai intégré de nouvelles études sur l’oeuvre de Huysmans. Voilà pour le côté universitaire de la chose. Pour ce qui est du côté écrivain, je ne peux pas nier que ce vers quoi je me dirige, que j’essaie de faire, a des affinités avec l’écriture de Huysmans, je dirais une écriture incarnée, une écriture qui passe pour beaucoup par le corps, une écriture porteuse d’une certaine violence. Tous les textes de Huysmans sont une façon de se colleter avec des corps, on le voit dans son texte sur la Crucifixion de Matthias Grünewald dans Là-bas, dans ce qu’il raconte de la Salomé de Gustave Moreau dans À rebours. Je crois que le sommet de cette façon de travailler le corps, mais de le travailler comme le travaille un bourreau, on le trouve dans Sainte Lydwine de Schiedam, qui est le récit du martyre atroce vécu par la sainte survivant miraculeusement à la maladie qui la détruit. C’est un texte extraordinaire. Je me suis aperçu, par ailleurs que j’avais, comme Huysmans, une sorte de culte, presque inconscient, du mot rare.
L’ÉCRITURE ARTISTE Ce lien au corps reste sensible après sa conversion au catholicisme, qui est la religion même de l’incarnation. Je crois que c’est pour une grande part après avoir vu la Crucifixion de Grünewald qu’il s’est converti. Il évoque le tableau dans Là-bas, en 1891, alors qu’il n’a pas encore franchi le pas. C’est en effet le mystère de l’Incarnation qui a dû être décisif dans sa conversion, le fait que Dieu se soit fait corps, et corps humain torturé. Comment cet écrivain resté naturaliste jusqu’au bout n’aurait-il pas été touché par la manière d’un peintre, très brutale, très crue, d’aborder un corps ! Pour lui, Grünewald est à la fois le plus forcené des réalistes et, en même temps, le plus forcené des idéalistes. Il considère que l’idéal esthétique est d’aller à l’esprit par la chair et non pas à l’esprit contre la chair. Il y a un texte que nous avons réédité, André Guyaux et moi, Rêverie d’un croyant grincheux, probablement écrit en 1904, où Huysmans exprime son dégoût pour un christianisme qui nie la chair, qui nie le corps, ce christianisme qu’il appelle « bégueule ».
Le corps oui, mais aussi ce qui va avec, le sexe… Il y a quelque chose de curieusement obsessionnel dans ses romans catholiques : quand il est dans une église et qu’il y prie, il est aussitôt envahi par des images obscènes. Il fonctionne par contradictions. En revanche, les scènes de sexe dans ses romans sont toujours des ratages ridicules.
Parlons de son écriture. Quand il rompt avec Zola, avec le naturalisme, son écriture change, elle devient, je dirais, maniériste – je crois d’ailleurs que vous employez ce mot, André Guyaux et toi, dans votre préface, maniériste au sens noble du terme, comme il y a eu une grande peinture maniériste. Le vocabulaire s’enrichit de mots savants, d’adjectifs oubliés, d’archaïsmes, il faut souvent le lire un dictionnaire de mots anciens à portée, et parfois son recours est vain. Qu’en pense l’écrivain que tu es, peu porté, me semble-t-il, vers ce type d’écriture? Oui, c’est vrai. À l’époque, ça ne s’appelait pas l’écriture maniériste mais l’écriture artiste. C’est de ce terme que les Goncourt désignaient leur propre travail. Du point de vue du style, Huysmans est beaucoup plus l’héritier des Goncourt, de ce maniérisme artiste, que de Zola. Il l’est de Zola dans l’idée que la tâche de l’artiste, de l’écrivain, c’est de représenter la vie moderne, la vie contemporaine, sans rien en retrancher, sans faire l’im
passe sur quoi que ce soit, raison pour laquelle il était, en même temps que Zola, traité dans les journaux d’obsédé ou de cochon. On a retenu, par exemple, dans En ménage, une scène où le personnage, amoureux d’une petite ouvrière, s’intéresse à la manière dont elle se nettoie dans les toilettes. Scandale à l’époque. Huysmans est un homme obsessionnellement attaché au concret, au détail, à la précision. En revanche, ce que tu relèves de ces archaïsmes doit être corrigé par l’usage qu’il fait aussi de l’argot. Éditer Huysmans présente justement cette difficulté qu’il a recours à des termes qui n’existent plus aujourd’hui et qu’on a parfois beaucoup de mal à retrouver. Le mot riddeck est difficile à trouver, par exemple: ça désignait des bouges à matelots en Hollande. On le jugeait en son temps comme l’écrivain naturaliste qui écrivait le mieux. De fait, il ne me semble pas qu’à la différence de beaucoup d’auteurs de son époque, sa langue, son oeuvre aient vieilli. Il reste très lisible aujourd’hui, en dépit de ce qu’on pourrait prendre pour des afféteries. Il n’a rien à voir avec ses contemporains symbolistes ou décadents qui, eux, se perdaient dans des mièvreries, des préciosités aujourd’hui difficilement lisibles.
Quelle logique a présidé à l’établissement de votre volume? Vous avez respecté l’ordre chronologique de la parution des romans? Le cahier des charges qui nous a été imposé par la maison Gallimard n’était pas d’établir, du moins pas encore, les OEuvres complètes. Il y faudrait un, voire deux autres volumes. L’actuel correspond en effet à une première partie chronologique de son oeuvre, depuis Marthe (1876), son premier roman naturaliste, jusqu’à son premier roman après la conversion, En route (1895), en incluant diverses nouvelles publiées de son vivant, sachant qu’il en manque une, publiée à titre posthume, la Retraite de Monsieur Bougran, et exclue du volume. Malheureusement, par manque de place et par cohérence, nous n’avons pas intégré une des parties passionnantes de son oeuvre, la critique d’art. Huysmans a été le grand critique d’art qui, avec Zola, a bataillé dur, mais efficacement, en faveur des impressionnistes. À ce titre, il était en son temps un moderne. Aujourd’hui, ne serait-il pas considéré comme un néo-réac ? Sa nostalgie du passé, sa passion pour le Moyen Âge chrétien… Aujourd’hui, il serait voué aux gémonies. Il va vers les impressionnistes par dégoût d’une peinture conventionnelle qui, selon lui, ne va pas à la vérité, qui ne tient pas compte de ce qu’est un homme, une femme, dans les conditions réelles de leur vie. Ce qu’il aime, chez Degas, ce n’est pas qu’il peint des danseuses, mais qu’il les peint dans les moments quotidiens de leur existence. Il a écrit un texte sur les nus, où il affirme que les nus,
ça n’existe pas : il entend ces nus mythologiques tels qu’on les peignait alors. Il veut une nudité réelle, celle, par exemple, de la campagnarde tannée par le soleil. Il défend, par ailleurs, tous les aspects de la modernité en art, en architecture aussi, ainsi celle du fer qui commence à se développer. Et, en même temps, il est attiré par ce qui échappe complètement au monde de son époque. Son premier mouvement: plonger dans la vie contemporaine, c’est son côté naturaliste ; second mouvement: s’intéresser à tous les primitivismes, à ces époques qui échappaient à ce qu’il déteste à la fin du 19e siècle, en gros, au règne de l’argent, du matérialisme, de la bourgeoisie. Certes, une contradiction de plus : il est lui-même un bourgeois, il a hérité d’un atelier de brochure, il est, à sa manière, un petit industriel et, par nécessité, il est devenu un petit fonctionnaire. Il fait partie de ces artistes qui détestent la bourgeoisie parce qu’elle a totalement déserté le spirituel pour s’ancrer dans le matérialisme, ce qu’il appelle, lui, l’« américanisme ».
TRAVAILLÉ PAR LA NÉGATIVITÉ Sans doute serait-il aussi antilibéral aujourd’hui ? Sûrement. Cela dit, ce qui passerait beaucoup moins bien aujourd’hui, c’est son antisémitisme viscéral. Il est assez peu marqué dans les livres que nous avons réunis. En revanche, il est très violent dans son texte sur sainte Lydwine. Le plus bizarre est sa haine pour tout ce qui est méditerranéen. Le basané, il déteste. Il est allé jusqu’à déclarer qu’il aurait bien aimé que l’Angleterre gagne la guerre de Cent Ans parce qu’il aurait aimé une France divisée en deux, une partie faisant cause commune avec les pays du Nord, l’Angleterre par exemple, et une partie méridionale dont il aurait été débarrassé.
Curieux, en effet, pour un catholique, cet amour pour des civilisations plutôt protestantes. Sans doute est-ce son ascendance hollandaise qui se rappelle à lui.
Sa véhémence, sa violence, ses détestations tous azimuts, son côté anti-tout, son origine relativement modeste, ne le rapprocheraient-ils pas d’un Céline ? Oui, d’une certaine façon. Beaucoup de ses contemporains ont noté, comme plus tard Paul Valéry, que Huysmans était travaillé par la négativité. Il s’opposait à tout, à la fois par le sarcasme et par le soupçon. Notamment après sa conversion au catholicisme, où il est tombé dans une espèce de paranoïa qui lui faisait croire qu’il était au centre d’une guerre secrète avec de mauvais prêtres qui lui envoyaient des sorts, et de bons prêtres qui le défendaient. On pourrait dire que son approche du monde est une appropriation par la destruction.
Politiquement, comment se situait-il ? Comme beaucoup d’artistes de sa génération, il rejette tout, notamment tout ce qui pourrait ressembler à la gauche de l’époque, le blanquisme, par exemple. Il faut se rappeler qu’il fait partie de cette génération qui vient après plusieurs révolutions ratées, 1830, 1848, révolutions qui, à chaque fois, ont été confisquées
par un pouvoir qui ramassait la donne. Il y a chez Huysmans un dégoût de la politique. J’ajoute que l’expérience de 1848, de l’éphémère république, a fait très peur, peur d’un pouvoir ouvrier. De tous les côtés, les horizons étaient bouchés pour sa génération. Il faut aussi rappeler que Huysmans est un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, très bien noté par ses supérieurs. Il fait bien son travail qui est un travail de surveillance, ce qui ne semble pas le déranger outre mesure. L’ordre est quelque chose qui lui convient, mais pas l’époque, pas le système économique et politique de l’époque.
Ce catholique a, par ailleurs, quelque chose de sulfureux. Ne serait-il pas un peu gnostique sur les bords, trouvant que la Création est plutôt ratée? Qu’elle serait plutôt l’oeuvre du Malin que celle de Dieu ? L’oeuvre d’un mauvais démiurge ? Non, je ne crois pas. Il est, certes, toujours à la limite de l’orthodoxie catholique. Il a beaucoup lutté pour que son livre la Cathédrale ne soit pas mis à l’Index. Il pense que le monde est en proie au péché, ce qui n’a rien d’hérétique, et que le rôle de certains chrétiens, notamment ceux des ordres monastiques, est de se sacrifier, de prier et souffrir pour les autres, de payer pour le péché des autres. L’étrange, dans son cas, est qu’il se plaint de tout, particulièrement d’un monde où règne l’absence d’authenticité, où tout est frelaté, tout est faux – y compris les restaurants. Son obsession est particulièrement présente dans son petit roman génial À vau-l’eau, qui est une odyssée à l’intérieur des restaurants parisiens pour trouver enfin la nourriture authentique. Comme disait Maupassant du personnage Folantin, c’est « l’Ulysse des gargotes ».
Quel rôle, paradoxalement, joue l’artifice dans la recherche de l’authenticité et le projet de toucher au réel ? Là encore, on est en pleine contradiction. Huysmans réclame la vérité, mais, notamment dans À rebours, il exalte l’artifice, dans un esprit très baudelairien. Pour le comprendre, il faut partir de l’idée de nature. Pour Huysmans, comme pour Baudelaire, mais Théophile Gautier le disait déjà, la nature brute n’est pas intéressante. L’artifice, lui, permet de spiritualiser cette nature brute. Cela peut paraître contradictoire avec la recherche de l’authenticité, mais on est dans un processus dialectique où tout est artifice : l’art est artifice, la nourriture est artifice – et où il convient de ne pas confondre l’artifice avec le faux. En somme, ce qu’il fuit, c’est l’artifice raté.
UN ESPRIT LIBRE Au fur et à mesure que se développe son oeuvre, ses personnages romanesques prennent une dimension plus autobiographique. Pour quelles raisons? Il a dit clairement lui-même que Durtal est un prête-nom ; Monsieur Folantin aussi ; pour Des Esseintes, c’est un peu moins le cas. En fait, il n’est pas un vrai romancier, il ne raconte jamais vraiment d’histoires. Ses romans sont soit des revues d’idées et de réflexions, soit, le plus souvent, des histoires de dégradations progressives. Tout part à vau-l’eau comme dit le titre de son roman.
Il y a aussi chez lui le refus du roman psychologique. Pour lui, le roman psychologique, c’est le roman bourgeois, les histoires d’adultère agitant cette classe sociale, tout ce qu’il déteste. Lui met en place plutôt des types, principalement du milieu ouvrier : les Soeurs Vatard ; Marthe, histoire d’une fille. Ce sont des personnages qui n’ont pas vraiment de psychologie, mais plutôt des pathologies. Des Esseintes, Durtal souffrent de maux très physiques ou de maladies de l’esprit.
Quelle a été la vie sexuelle de ce célibataire? Les écrivains de son temps étaient très portés sur la fréquentation des prostituées. La prostituée est le type même du personnage naturaliste, Boule de suif, Nana, Marthe, parce que c’est le personnage qui permet d’étudier le peuple, la manière dont le peuple peut soit s’en sortir, soit tomber dans une déchéance morale. La prostituée, à l’époque, n’est pas seulement, n’est pas essentiellement celle de la maison close. C’est la petite ouvrière, la petite couturière qui, à la sortie de son travail, vend ses charmes. On a parlé, à propos de Huysmans, de romans du célibataire. S’y trouvent décrits les affres du célibataire fin-desiècle, du monsieur qui n’a pas envie de se marier parce qu’il est habité par une sorte de misogynie et qui ne trouve à se satisfaire que dans une sexualité tarifée qui permet de faire tout ce qu’on veut. Huysmans évoque dans sa correspondance, en termes très crus, ses passes avec les prostituées. Cela dit, il a vécu longtemps avec une femme du peuple qu’il a dû faire interner et qui est morte folle. On parlait tout à l’heure de psychologie, il faudrait signaler l’étonnante prégnance du rêve chez Huysmans. Freud n’a pas encore inventé la psychanalyse, il vient d’assister aux cours de Charcot, à la Salpêtrière, en 1885, mais on sent une tension, à l’époque, vers ce que sera la découverte de l’inconscient freudien. En rade est, de ce point de vue, un roman d’une étonnante modernité, puisqu’il alterne une description très crue de ce que sont les paysans briards de la fin du 19e siècle et des rêves qui semblent n’avoir aucune relation avec ce sujet.
Que retenir de Huysmans, aujourd’hui, qui nous éclairerait sur la situation de la littérature actuelle ? C’est quelqu’un dont la pensée critique est toujours en éveil. Il est à tout moment dans une posture d’attaque. En toutes circonstances, il reste un esprit libre. Voilà une attitude qui serait bienvenue en un temps, le nôtre, où on retrouve ce qu’il y a de pire, à savoir une littérature moralisante, une littérature d’écrivains qui pensent qu’ils doivent toujours être du côté du bien.
Félix Fénéon OEuvres complètes, t. 1. La révolution critique. De Manet au néo-impressionnisme, 1880-1890 Éditions du Sandre, 1000 p., 45 euros
Félix Fénéon, Jean Paulhan Correspondance 1917-1944 Éditions Claire Paulhan, 248 p., 26 euros
Critique aussi essentiel que négligé, Félix Fénéon fait l’objet, 75 ans après sa mort, d’une réparation monumentale. Après les deux expositions que lui ont consacrées successivement le musée du Quai-Branly (du 28 mai au 29 septembre 2019) et le musée de l’Orangerie (du 16 octobre 2019 au 27 janvier 2020), les éditions du Sandre s’apprêtent à publier le premier volume d’une nouvelle édition de ses OEuvres complètes, tandis que Claire Paulhan exhume sa correspondance avec Jean Paulhan.
Fénéon? Un nom qui, entre Fénelon et fainéant, peut ne rien dire aujourd’hui ; et pourtant, les visiteurs du MoMA, à New York, connaissent l’étrange tableau de Paul Signac représentant un dandy de la Belle Époque, de profil, haut-de-forme et canne dans une main, dans l’autre une grande fleur de cyclamen qui évoque une figure féminine au sexe ensanglanté, le tout sur un fond quasi psychédélique de spirales multicolores, la toile, elle, portant ce titre non moins étrange: Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon en 1850. Opus 217. Trop énigmatique portrait ? Toujours à New York, le musée Guggenheim expose une toile d’Édouard Vuillard montrant Fénéon, encore de profil, en 1901, à sa table de secrétaire de la Revue blanche. Il y a aussi les portraits qu’ont faits de lui Maximilien Luce et Charles Camoin, un bois de Félix Vallotton, une ectoplasmique caricature de Toulouse-Lautrec et des photographies, tous montrant la même silhouette, visage étroit et long, barbiche méphistophélique, qui ne sourit jamais : un homme habité par le silence.
UNE LÉGENDE SANS POSTÉRITÉ Une figure prisonnière de la Belle Époque et des Années folles ? Une légende sans postérité ? Un personnage sorti d’À Rebours de Huysmans pour devenir un Monsieur Teste par défaut ou la version laconique d’un Alfred Jarry, en mémoire de qui Fénéon avait nommé « Ubu » sa maison de campagne des Deux-Sèvres ? Ce serait oublier que, né par hasard, en 1861, à Turin, ville où repose Joseph de Maistre et où Nietzsche a sombré dans la folie, deux des esprits les plus lucides de leur temps, Fénéon est mort en 1944, à la Valléeaux-Loups, dans l’ancienne demeure de Chateaubriand reconvertie en maison de santé, et où Jean Fautrier, à la même époque, peindra ses Otages. C’est dire que Fénéon a vécu entouré de signes – lettres et peinture ; à quoi on ajoutera un singulier rapport aux femmes et un nom que perpétue, instauré par sa veuve, un prix littéraire dont la dotation provient de la collection de tableaux ayant appartenu au couple, Fénéon devenant un mécène posthume après avoir été l’inventeur ou le défenseur de maints peintres vivants… On n’en finit donc pas avec lui. Mais qui était donc cet homme que tout le monde croit connaître, en fin de compte, sans rien savoir de lui ? Ses premières années sont un trou noir. Quant aux titres d’employé au ministère de la Guerre, où ses rapports étaient d’une exemplarité quasi littéraire, d’anarchiste dont l’humour pince-sans-rire, lors du Procès des Trente (1894), lui vaudra l’acquittement, de critique d’art, auteur d’une plaquette tirée à 277 exemplaires, les Impressionnistes en 1886, d’animateur de ces revues qui étaient le sel de la vie intellectuelle avant que la Nouvelle Revue française n’établisse après-guerre son
magistère, avec Jean Paulhan dont la vie s’inscrira en quelque sorte dans celle de Fénéon au point de faire de lui un miroir inverse : tous ces titres, auxquels on ajoutera celui de collectionneur, laissent Fénéon dans un mystère dont sa signature, F. F., dit bien la volonté de rester au bord du silence, caché jusque dans son masque mortuaire que la souffrance de la maladie avait rendu méconnaissable.
UN ÉCRIVAIN SANS OEUVRE Mieux: il n’est jamais tout à fait là où on l’attend; contre la médiocrité du temps, l’académisme, l’insignifiance, il réaffirme le rôle du goût, surtout pour ce qui est nouveau. Écoutons là-dessus Jean Paulhan, dans le livre qu’il a consacré à Fénéon: F. F. ou le critique (1943), réédité par les éditions Claire Paulhan (1), notamment ce passage qui n’est pas sans rappeler le texte de Chateaubriand sur l’« effrayant génie » qu’était Pascal : « Mais il est un homme qui préfère, en 1883, Rimbaud à tous les poètes de son temps; défend dès 1884 Verlaine et Huysmans, Charles Cros et Moréas, Marcel Schwob et Jarry, Laforgue, et par-dessus tout Mallarmé. Découvre un peu plus tard Seurat, Gauguin, Cézanne et Van Gogh. Appelle à la Revue blanche, qu’il dirige de 1895 à 1903 – oui, de 1895 à 1903 –, André Gide et Marcel Proust, Apollinaire et Claudel, Jules Renard et Péguy, Bonnard, Vuillard, Debussy, Roussel, Matisse. Comme à la Sirène, en 1919, Crommelynck, Joyce, Synge et Max Jacob. L’homme heureux! Il est à la rencontre de deux siècles. Il sait retenir, de l’ancien, Nerval et Lautréamont, Charles Cros et Rimbaud. Il introduit au nouveau Gide, Proust, Claudel, Valéry, qui apparaissent. Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. » Sans doute ; mais Fénéon semble aussi, aujourd’hui, un écrivain sans oeuvre, une éminence grise de la vie artistique et littéraire au tournant du 19e et du 20e siècle, auteur d’innombrables et brefs articles, parus dans maintes publications, souvent signés « F. F. », ou d’un pseudonyme, ou bien anonymes, naguère réunis sous le titre très fénéonien d’ OEuvres plus que complètes, mais qu’on ne lit guère, préférant la légende, le « personnage », donc, l’inventeur ou le défenseur de ce qui a fait notre modernité, symbolistes, impressionnistes, néo-impressionnistes, fauves, les grands isolés littéraires, aussi, et qui a aimé ce qu’il appelait les « Arts lointains », et notre époque « Arts premiers », dont sa magnifique collection, dispersée en 1941, était également riche. La biographie de l’universitaire américaine Joan Halperin, Félix Fénéon. Art et anarchie dans le Paris fin de siècle (2), traduite en 1991, est-ce un hasard, par Dominique Aury, qui fut la secrète compagne de Paulhan, avait permis à Fénéon de revenir sur le devant d’une scène dont la période fin-de-siècle n’était en réalité qu’un moment de la vie, tout comme son personnage est une façon d’être le moins possible présent, mais aux avant-postes du progrès, dirait Kafka, oeuvrant décisivement pour les novateurs. On pourrait même jouer sur ce nom, en le déclinant moins en « Félix fait néon » qu’en « fait néant », tant sa réticence était célèbre, non seulement en parole (sa voix était singulièrement douce et lente, peu encline à l’épanchement, même s’il pouvait rougir de bonheur devant une toile), mais aussi en écrivain qui n’aime que « les travaux indirects » de la critique, comme s’il écrivait pour se retirer dans l’élégance du double F d’une signature presque aphone. Voilà qui pourrait laisser imaginer un homme austère, froid, ténébreux. Il n’en est rien. Qu’on en juge par les lettres qu’il adresse à Paulhan, entre 1917 et 1944, dans une correspondance que publient les éditions Claire Paulhan, et où on lit notamment ceci, en 1943: « Il me plaît que vous préfériez Cross. Mais comme on aura été sévère pour Signac ! Pensant à Seurat, que nous appellerons Poussin, je lui concèderais l’importance du Lorrain. » Ou bien, la même année: «Tout en ruine et dépourvus ici de moyens artificiels de vous distraire, nous n’osons jamais insister sur notre souhait de vous voir, mais vous savez bien, Jean et vous l’incomparable Germaine, que vos visites sont désirées plus qu’aucunes. » Et cette remarque sur ce qui deviendra Braque le patron de Paulhan : « Il m’a été agréable, Paulhan mien, de trouver dans Poésie 43 de mars-avril ce “Braque” enfin complet où s’affirme l’accord de votre critique d’art et de votre critique des livres et des moeurs… » Même économie, mais cette fois érotique, dans les Lettres & enveloppes rimées (3) adressées par Fénéon à Noura, soit Suzanne Des Meules, jeune danseuse de cabaret rencontrée en 1912, au Mont-Dore, en un temps où on prenait les eaux et où le temps était moins mesuré. Fénéon a 51 ans, Noura 24 : ils se fréquenteront jusqu’à la mort de Fénéon, lequel n’avait pas pour autant quitté sa maîtresse de toujours, l’artiste belge Camille Platteel, la liberté amoureuse étant sans doute le vrai lieu de l’anarchisme selon Fénéon, outre la liberté de plume. Il arrivera même à Mme Fénéon de partager leurs ébats. Ces billets ont un grand charme: «Veux-tu mes lèvres sur les touffes de tes aisselles et sur toutes tes lèvres? » Et ceci : « Je t’embrasse çà et là, sur tes yeux et sous tes pieds agiles et au coeur de ta rose. » Et encore: « Je me délecte aux chocolats que je viens de recevoir de Lyon. Ils sont délicieux, mais combien l’est plus encore certain bonbon corail pâle que tu m’as fait goûter et qui est cher à mon souvenir. » Y a-t-il, quant à la critique, une méthode Fénéon, comme Valéry en trouvait une chez Léonard de Vinci? Non: Fénéon part du goût et le mue en jugement avec une concision extrême; et c’est tout ; et c’est remarquable, surtout pour notre époque de bavardage. Ecoutons encore Paulhan : « F. F. se tait quatre ou cinq fois. Il se tait assez vite comme critique littéraire. Puis comme critique d’art. Et comme politique. Et comme moraliste. Il s’est tu dès l’abord comme conteur. Il refuse à tout instant de se changer en spécialiste. Il n’arrête pas de redevenir homme » – le spécialiste, l’expert, autre maladie contemporaine, préféré à l’homme même, dont la mesure (ou la démesure) se perd.
LA POÉSIE DE LA PROSE Fénéon, qui a en quelque sorte laissé au portrait de Signac le soin d’être plus célèbre que lui, refait surface, depuis quelque temps, moins pour ses articles de la Vogue, la Plume, le Chat noir, la Revue blanche ou la Revue anarchiste, mais pour ses Nouvelles en trois lignes. « Je ne lance de bombes que littéraires », avait déclaré Fénéon lors du Procès des Trente. Le journalisme (à quoi Mallarmé disait que décidément nul n’échappe) lui avait donné une nouvelle audience. Les voici, ces bombes, qui disent la valeur politique du fait divers. Le voilà, ce moraliste au sens où Nietzsche faisait son miel des moralistes français du 17e et du 18e siècle. Ces Nouvelles ont été rédigées pour le quotidien le Matin, à partir de 1906. Il s’agit de faits divers que Fénéon présente en haïkus mêlant le banal et l’extraordinaire, le cocasse et le tragique : ils sont la poésie de la prose journalistique la plus minimale; et c’est tout un monde que révèle cette petite chronique de la Belle Époque, avec un humour et une férocité qui font songer, à la même époque, au Léon Bloy d’Exégèse des lieux communs. Les écrivains et les peintres découverts ou défendus par Fénéon n’ont plus besoin de lui depuis longtemps. Reste son regard : cela même dont notre époque, qui donne si fort dans le consensus, a le plus grand besoin. En voici des exemples: « De la digitaline tua la rentière Couchy, de Saint-Germain, qui, d’abord, avait libellé lettre de faire-part et instructions pour obsèques. » Et : « Au jardin de son père, le fantassin colonial Alphan, en congé à Villejuif et que le rhum et la fièvre exaltaient, s’est pendu. » Et encore: « Le tronc de saint Antoine de Padoue a été fracturé dans Saint-Germain-l’Auxerrois. Le saint recherche son cambrioleur. » Et enfin: « Prenant au mot son état-civil, Mlle Bourreau a voulu exécuter Henri Bomborger. Il survivra aux trois coups de couteau de son amie. » (1) Jean Paulhan, F. F. ou le critique, Éditions Claire Paulhan, 1998. (2) Jon Ungersma Halperin, Félix Fénéon. Art et anarchie
dans le Paris fin de siècle, trad. D. Aury, Gallimard, 1991, rééd. 2019. (3) Félix Fénéon, Lettres & enveloppes rimées à Noura, Éditions Claire Paulhan, 2018.