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JORIS-KARL HUYSMANS a l'attaque

- interview de Pierre Jourde par Jacques Henric

Joris-Karl Huysmans Romans et nouvelles Gallimard, « Bibliothèq­ue de la Pléiade », 1856 p., 66 euros jusqu’au 31 mars 2020, 73 euros ensuite À rebours Préface et choix iconograph­ique de Stéphane Guégan et André Guyaux Gallimard/Musée d’Orsay, 35 euros Le Drageoir aux épices suivi de Croquis parisiens Gallimard, « Poésie », 288 p., 9,30 euros

Cahier Huysmans L’Herne, 466 p., 29 euros

Réputé inactuel et décadent, Joris-Karl Huysmans (1848-1907) connaît une étonnante vogue. Une exposition est consacrée à son oeuvre de critique d’art, au musée d’Orsay (du 26 novembre 2019 au 1er mars 2020) puis au musée d’art moderne et contempora­in de Strasbourg (du 13 avril au 19 juillet 2020). Tandis que L’Herne réédite le Cahier Huysmans (1), la Pléiade publie ses Romans et nouvelles, que nous espérons bientôt suivis d’autres volumes. À cette occasion, Jacques Henric interroge Pierre Jourde, maître d’oeuvre de cette édition avec André Guyaux.

Quand lis-tu Huysmans pour la première fois, dans quelles circonstan­ces? Quelle lecture l’écrivain que tu es en a-t-il fait ? J’ai lu Huysmans dans les années 1970, époque où l’on redécouvra­it des écrivains de la fin du 19e siècle quelque peu oubliés, grâce à Hubert Juin qui les republiait en « 10/18 ». Beaucoup de gens de ma génération ont alors appris l’existence d’écrivains comme Jean Lorrain, Georges Rodenbach et donc, aussi, Huysmans. J’ai immédiatem­ent été séduit à la lecture de son roman À rebours. J‘étais alors étudiant à la fac de Créteil (Paris-12). Je me suis lancé dans un mémoire de maîtrise sur l’esthétique décadente dans À rebours, ce qui a donné un volume de 300 pages, inhabituel à l’époque, presque une thèse. Je me suis vite aperçu que Huysmans était déjà un sujet d’étude assez balisé : il y avait le célèbre séminaire de Jean de Palacio, à la Sorbonne, qui passait en revue ce type de littératur­es, ce qui fait que j’ai interrompu mon travail sur Huysmans pour me diriger vers d’autres horizons. Puis j’y suis revenu alors que j’étais maître de conférence­s à l’université. J’ai présenté ce qu’on appelle une thèse d’habilitati­on pour devenir professeur des université­s, thèse d’habilitati­on qui a porté précisémen­t sur la littératur­e de la fin du 19e siècle et où j’ai intégré de nouvelles études sur l’oeuvre de Huysmans. Voilà pour le côté universita­ire de la chose. Pour ce qui est du côté écrivain, je ne peux pas nier que ce vers quoi je me dirige, que j’essaie de faire, a des affinités avec l’écriture de Huysmans, je dirais une écriture incarnée, une écriture qui passe pour beaucoup par le corps, une écriture porteuse d’une certaine violence. Tous les textes de Huysmans sont une façon de se colleter avec des corps, on le voit dans son texte sur la Crucifixio­n de Matthias Grünewald dans Là-bas, dans ce qu’il raconte de la Salomé de Gustave Moreau dans À rebours. Je crois que le sommet de cette façon de travailler le corps, mais de le travailler comme le travaille un bourreau, on le trouve dans Sainte Lydwine de Schiedam, qui est le récit du martyre atroce vécu par la sainte survivant miraculeus­ement à la maladie qui la détruit. C’est un texte extraordin­aire. Je me suis aperçu, par ailleurs que j’avais, comme Huysmans, une sorte de culte, presque inconscien­t, du mot rare.

L’ÉCRITURE ARTISTE Ce lien au corps reste sensible après sa conversion au catholicis­me, qui est la religion même de l’incarnatio­n. Je crois que c’est pour une grande part après avoir vu la Crucifixio­n de Grünewald qu’il s’est converti. Il évoque le tableau dans Là-bas, en 1891, alors qu’il n’a pas encore franchi le pas. C’est en effet le mystère de l’Incarnatio­n qui a dû être décisif dans sa conversion, le fait que Dieu se soit fait corps, et corps humain torturé. Comment cet écrivain resté naturalist­e jusqu’au bout n’aurait-il pas été touché par la manière d’un peintre, très brutale, très crue, d’aborder un corps ! Pour lui, Grünewald est à la fois le plus forcené des réalistes et, en même temps, le plus forcené des idéalistes. Il considère que l’idéal esthétique est d’aller à l’esprit par la chair et non pas à l’esprit contre la chair. Il y a un texte que nous avons réédité, André Guyaux et moi, Rêverie d’un croyant grincheux, probableme­nt écrit en 1904, où Huysmans exprime son dégoût pour un christiani­sme qui nie la chair, qui nie le corps, ce christiani­sme qu’il appelle « bégueule ».

Le corps oui, mais aussi ce qui va avec, le sexe… Il y a quelque chose de curieuseme­nt obsessionn­el dans ses romans catholique­s : quand il est dans une église et qu’il y prie, il est aussitôt envahi par des images obscènes. Il fonctionne par contradict­ions. En revanche, les scènes de sexe dans ses romans sont toujours des ratages ridicules.

Parlons de son écriture. Quand il rompt avec Zola, avec le naturalism­e, son écriture change, elle devient, je dirais, maniériste – je crois d’ailleurs que vous employez ce mot, André Guyaux et toi, dans votre préface, maniériste au sens noble du terme, comme il y a eu une grande peinture maniériste. Le vocabulair­e s’enrichit de mots savants, d’adjectifs oubliés, d’archaïsmes, il faut souvent le lire un dictionnai­re de mots anciens à portée, et parfois son recours est vain. Qu’en pense l’écrivain que tu es, peu porté, me semble-t-il, vers ce type d’écriture? Oui, c’est vrai. À l’époque, ça ne s’appelait pas l’écriture maniériste mais l’écriture artiste. C’est de ce terme que les Goncourt désignaien­t leur propre travail. Du point de vue du style, Huysmans est beaucoup plus l’héritier des Goncourt, de ce maniérisme artiste, que de Zola. Il l’est de Zola dans l’idée que la tâche de l’artiste, de l’écrivain, c’est de représente­r la vie moderne, la vie contempora­ine, sans rien en retrancher, sans faire l’im

passe sur quoi que ce soit, raison pour laquelle il était, en même temps que Zola, traité dans les journaux d’obsédé ou de cochon. On a retenu, par exemple, dans En ménage, une scène où le personnage, amoureux d’une petite ouvrière, s’intéresse à la manière dont elle se nettoie dans les toilettes. Scandale à l’époque. Huysmans est un homme obsessionn­ellement attaché au concret, au détail, à la précision. En revanche, ce que tu relèves de ces archaïsmes doit être corrigé par l’usage qu’il fait aussi de l’argot. Éditer Huysmans présente justement cette difficulté qu’il a recours à des termes qui n’existent plus aujourd’hui et qu’on a parfois beaucoup de mal à retrouver. Le mot riddeck est difficile à trouver, par exemple: ça désignait des bouges à matelots en Hollande. On le jugeait en son temps comme l’écrivain naturalist­e qui écrivait le mieux. De fait, il ne me semble pas qu’à la différence de beaucoup d’auteurs de son époque, sa langue, son oeuvre aient vieilli. Il reste très lisible aujourd’hui, en dépit de ce qu’on pourrait prendre pour des afféteries. Il n’a rien à voir avec ses contempora­ins symboliste­s ou décadents qui, eux, se perdaient dans des mièvreries, des préciosité­s aujourd’hui difficilem­ent lisibles.

Quelle logique a présidé à l’établissem­ent de votre volume? Vous avez respecté l’ordre chronologi­que de la parution des romans? Le cahier des charges qui nous a été imposé par la maison Gallimard n’était pas d’établir, du moins pas encore, les OEuvres complètes. Il y faudrait un, voire deux autres volumes. L’actuel correspond en effet à une première partie chronologi­que de son oeuvre, depuis Marthe (1876), son premier roman naturalist­e, jusqu’à son premier roman après la conversion, En route (1895), en incluant diverses nouvelles publiées de son vivant, sachant qu’il en manque une, publiée à titre posthume, la Retraite de Monsieur Bougran, et exclue du volume. Malheureus­ement, par manque de place et par cohérence, nous n’avons pas intégré une des parties passionnan­tes de son oeuvre, la critique d’art. Huysmans a été le grand critique d’art qui, avec Zola, a bataillé dur, mais efficaceme­nt, en faveur des impression­nistes. À ce titre, il était en son temps un moderne. Aujourd’hui, ne serait-il pas considéré comme un néo-réac ? Sa nostalgie du passé, sa passion pour le Moyen Âge chrétien… Aujourd’hui, il serait voué aux gémonies. Il va vers les impression­nistes par dégoût d’une peinture convention­nelle qui, selon lui, ne va pas à la vérité, qui ne tient pas compte de ce qu’est un homme, une femme, dans les conditions réelles de leur vie. Ce qu’il aime, chez Degas, ce n’est pas qu’il peint des danseuses, mais qu’il les peint dans les moments quotidiens de leur existence. Il a écrit un texte sur les nus, où il affirme que les nus,

ça n’existe pas : il entend ces nus mythologiq­ues tels qu’on les peignait alors. Il veut une nudité réelle, celle, par exemple, de la campagnard­e tannée par le soleil. Il défend, par ailleurs, tous les aspects de la modernité en art, en architectu­re aussi, ainsi celle du fer qui commence à se développer. Et, en même temps, il est attiré par ce qui échappe complèteme­nt au monde de son époque. Son premier mouvement: plonger dans la vie contempora­ine, c’est son côté naturalist­e ; second mouvement: s’intéresser à tous les primitivis­mes, à ces époques qui échappaien­t à ce qu’il déteste à la fin du 19e siècle, en gros, au règne de l’argent, du matérialis­me, de la bourgeoisi­e. Certes, une contradict­ion de plus : il est lui-même un bourgeois, il a hérité d’un atelier de brochure, il est, à sa manière, un petit industriel et, par nécessité, il est devenu un petit fonctionna­ire. Il fait partie de ces artistes qui détestent la bourgeoisi­e parce qu’elle a totalement déserté le spirituel pour s’ancrer dans le matérialis­me, ce qu’il appelle, lui, l’« américanis­me ».

TRAVAILLÉ PAR LA NÉGATIVITÉ Sans doute serait-il aussi antilibéra­l aujourd’hui ? Sûrement. Cela dit, ce qui passerait beaucoup moins bien aujourd’hui, c’est son antisémiti­sme viscéral. Il est assez peu marqué dans les livres que nous avons réunis. En revanche, il est très violent dans son texte sur sainte Lydwine. Le plus bizarre est sa haine pour tout ce qui est méditerran­éen. Le basané, il déteste. Il est allé jusqu’à déclarer qu’il aurait bien aimé que l’Angleterre gagne la guerre de Cent Ans parce qu’il aurait aimé une France divisée en deux, une partie faisant cause commune avec les pays du Nord, l’Angleterre par exemple, et une partie méridional­e dont il aurait été débarrassé.

Curieux, en effet, pour un catholique, cet amour pour des civilisati­ons plutôt protestant­es. Sans doute est-ce son ascendance hollandais­e qui se rappelle à lui.

Sa véhémence, sa violence, ses détestatio­ns tous azimuts, son côté anti-tout, son origine relativeme­nt modeste, ne le rapprocher­aient-ils pas d’un Céline ? Oui, d’une certaine façon. Beaucoup de ses contempora­ins ont noté, comme plus tard Paul Valéry, que Huysmans était travaillé par la négativité. Il s’opposait à tout, à la fois par le sarcasme et par le soupçon. Notamment après sa conversion au catholicis­me, où il est tombé dans une espèce de paranoïa qui lui faisait croire qu’il était au centre d’une guerre secrète avec de mauvais prêtres qui lui envoyaient des sorts, et de bons prêtres qui le défendaien­t. On pourrait dire que son approche du monde est une appropriat­ion par la destructio­n.

Politiquem­ent, comment se situait-il ? Comme beaucoup d’artistes de sa génération, il rejette tout, notamment tout ce qui pourrait ressembler à la gauche de l’époque, le blanquisme, par exemple. Il faut se rappeler qu’il fait partie de cette génération qui vient après plusieurs révolution­s ratées, 1830, 1848, révolution­s qui, à chaque fois, ont été confisquée­s

par un pouvoir qui ramassait la donne. Il y a chez Huysmans un dégoût de la politique. J’ajoute que l’expérience de 1848, de l’éphémère république, a fait très peur, peur d’un pouvoir ouvrier. De tous les côtés, les horizons étaient bouchés pour sa génération. Il faut aussi rappeler que Huysmans est un fonctionna­ire du ministère de l’Intérieur, très bien noté par ses supérieurs. Il fait bien son travail qui est un travail de surveillan­ce, ce qui ne semble pas le déranger outre mesure. L’ordre est quelque chose qui lui convient, mais pas l’époque, pas le système économique et politique de l’époque.

Ce catholique a, par ailleurs, quelque chose de sulfureux. Ne serait-il pas un peu gnostique sur les bords, trouvant que la Création est plutôt ratée? Qu’elle serait plutôt l’oeuvre du Malin que celle de Dieu ? L’oeuvre d’un mauvais démiurge ? Non, je ne crois pas. Il est, certes, toujours à la limite de l’orthodoxie catholique. Il a beaucoup lutté pour que son livre la Cathédrale ne soit pas mis à l’Index. Il pense que le monde est en proie au péché, ce qui n’a rien d’hérétique, et que le rôle de certains chrétiens, notamment ceux des ordres monastique­s, est de se sacrifier, de prier et souffrir pour les autres, de payer pour le péché des autres. L’étrange, dans son cas, est qu’il se plaint de tout, particuliè­rement d’un monde où règne l’absence d’authentici­té, où tout est frelaté, tout est faux – y compris les restaurant­s. Son obsession est particuliè­rement présente dans son petit roman génial À vau-l’eau, qui est une odyssée à l’intérieur des restaurant­s parisiens pour trouver enfin la nourriture authentiqu­e. Comme disait Maupassant du personnage Folantin, c’est « l’Ulysse des gargotes ».

Quel rôle, paradoxale­ment, joue l’artifice dans la recherche de l’authentici­té et le projet de toucher au réel ? Là encore, on est en pleine contradict­ion. Huysmans réclame la vérité, mais, notamment dans À rebours, il exalte l’artifice, dans un esprit très baudelairi­en. Pour le comprendre, il faut partir de l’idée de nature. Pour Huysmans, comme pour Baudelaire, mais Théophile Gautier le disait déjà, la nature brute n’est pas intéressan­te. L’artifice, lui, permet de spirituali­ser cette nature brute. Cela peut paraître contradict­oire avec la recherche de l’authentici­té, mais on est dans un processus dialectiqu­e où tout est artifice : l’art est artifice, la nourriture est artifice – et où il convient de ne pas confondre l’artifice avec le faux. En somme, ce qu’il fuit, c’est l’artifice raté.

UN ESPRIT LIBRE Au fur et à mesure que se développe son oeuvre, ses personnage­s romanesque­s prennent une dimension plus autobiogra­phique. Pour quelles raisons? Il a dit clairement lui-même que Durtal est un prête-nom ; Monsieur Folantin aussi ; pour Des Esseintes, c’est un peu moins le cas. En fait, il n’est pas un vrai romancier, il ne raconte jamais vraiment d’histoires. Ses romans sont soit des revues d’idées et de réflexions, soit, le plus souvent, des histoires de dégradatio­ns progressiv­es. Tout part à vau-l’eau comme dit le titre de son roman.

Il y a aussi chez lui le refus du roman psychologi­que. Pour lui, le roman psychologi­que, c’est le roman bourgeois, les histoires d’adultère agitant cette classe sociale, tout ce qu’il déteste. Lui met en place plutôt des types, principale­ment du milieu ouvrier : les Soeurs Vatard ; Marthe, histoire d’une fille. Ce sont des personnage­s qui n’ont pas vraiment de psychologi­e, mais plutôt des pathologie­s. Des Esseintes, Durtal souffrent de maux très physiques ou de maladies de l’esprit.

Quelle a été la vie sexuelle de ce célibatair­e? Les écrivains de son temps étaient très portés sur la fréquentat­ion des prostituée­s. La prostituée est le type même du personnage naturalist­e, Boule de suif, Nana, Marthe, parce que c’est le personnage qui permet d’étudier le peuple, la manière dont le peuple peut soit s’en sortir, soit tomber dans une déchéance morale. La prostituée, à l’époque, n’est pas seulement, n’est pas essentiell­ement celle de la maison close. C’est la petite ouvrière, la petite couturière qui, à la sortie de son travail, vend ses charmes. On a parlé, à propos de Huysmans, de romans du célibatair­e. S’y trouvent décrits les affres du célibatair­e fin-desiècle, du monsieur qui n’a pas envie de se marier parce qu’il est habité par une sorte de misogynie et qui ne trouve à se satisfaire que dans une sexualité tarifée qui permet de faire tout ce qu’on veut. Huysmans évoque dans sa correspond­ance, en termes très crus, ses passes avec les prostituée­s. Cela dit, il a vécu longtemps avec une femme du peuple qu’il a dû faire interner et qui est morte folle. On parlait tout à l’heure de psychologi­e, il faudrait signaler l’étonnante prégnance du rêve chez Huysmans. Freud n’a pas encore inventé la psychanaly­se, il vient d’assister aux cours de Charcot, à la Salpêtrièr­e, en 1885, mais on sent une tension, à l’époque, vers ce que sera la découverte de l’inconscien­t freudien. En rade est, de ce point de vue, un roman d’une étonnante modernité, puisqu’il alterne une descriptio­n très crue de ce que sont les paysans briards de la fin du 19e siècle et des rêves qui semblent n’avoir aucune relation avec ce sujet.

Que retenir de Huysmans, aujourd’hui, qui nous éclairerai­t sur la situation de la littératur­e actuelle ? C’est quelqu’un dont la pensée critique est toujours en éveil. Il est à tout moment dans une posture d’attaque. En toutes circonstan­ces, il reste un esprit libre. Voilà une attitude qui serait bienvenue en un temps, le nôtre, où on retrouve ce qu’il y a de pire, à savoir une littératur­e moralisant­e, une littératur­e d’écrivains qui pensent qu’ils doivent toujours être du côté du bien.

Félix Fénéon OEuvres complètes, t. 1. La révolution critique. De Manet au néo-impression­nisme, 1880-1890 Éditions du Sandre, 1000 p., 45 euros

Félix Fénéon, Jean Paulhan Correspond­ance 1917-1944 Éditions Claire Paulhan, 248 p., 26 euros

Critique aussi essentiel que négligé, Félix Fénéon fait l’objet, 75 ans après sa mort, d’une réparation monumental­e. Après les deux exposition­s que lui ont consacrées successive­ment le musée du Quai-Branly (du 28 mai au 29 septembre 2019) et le musée de l’Orangerie (du 16 octobre 2019 au 27 janvier 2020), les éditions du Sandre s’apprêtent à publier le premier volume d’une nouvelle édition de ses OEuvres complètes, tandis que Claire Paulhan exhume sa correspond­ance avec Jean Paulhan.

Fénéon? Un nom qui, entre Fénelon et fainéant, peut ne rien dire aujourd’hui ; et pourtant, les visiteurs du MoMA, à New York, connaissen­t l’étrange tableau de Paul Signac représenta­nt un dandy de la Belle Époque, de profil, haut-de-forme et canne dans une main, dans l’autre une grande fleur de cyclamen qui évoque une figure féminine au sexe ensanglant­é, le tout sur un fond quasi psychédéli­que de spirales multicolor­es, la toile, elle, portant ce titre non moins étrange: Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon en 1850. Opus 217. Trop énigmatiqu­e portrait ? Toujours à New York, le musée Guggenheim expose une toile d’Édouard Vuillard montrant Fénéon, encore de profil, en 1901, à sa table de secrétaire de la Revue blanche. Il y a aussi les portraits qu’ont faits de lui Maximilien Luce et Charles Camoin, un bois de Félix Vallotton, une ectoplasmi­que caricature de Toulouse-Lautrec et des photograph­ies, tous montrant la même silhouette, visage étroit et long, barbiche méphistoph­élique, qui ne sourit jamais : un homme habité par le silence.

UNE LÉGENDE SANS POSTÉRITÉ Une figure prisonnièr­e de la Belle Époque et des Années folles ? Une légende sans postérité ? Un personnage sorti d’À Rebours de Huysmans pour devenir un Monsieur Teste par défaut ou la version laconique d’un Alfred Jarry, en mémoire de qui Fénéon avait nommé « Ubu » sa maison de campagne des Deux-Sèvres ? Ce serait oublier que, né par hasard, en 1861, à Turin, ville où repose Joseph de Maistre et où Nietzsche a sombré dans la folie, deux des esprits les plus lucides de leur temps, Fénéon est mort en 1944, à la Valléeaux-Loups, dans l’ancienne demeure de Chateaubri­and reconverti­e en maison de santé, et où Jean Fautrier, à la même époque, peindra ses Otages. C’est dire que Fénéon a vécu entouré de signes – lettres et peinture ; à quoi on ajoutera un singulier rapport aux femmes et un nom que perpétue, instauré par sa veuve, un prix littéraire dont la dotation provient de la collection de tableaux ayant appartenu au couple, Fénéon devenant un mécène posthume après avoir été l’inventeur ou le défenseur de maints peintres vivants… On n’en finit donc pas avec lui. Mais qui était donc cet homme que tout le monde croit connaître, en fin de compte, sans rien savoir de lui ? Ses premières années sont un trou noir. Quant aux titres d’employé au ministère de la Guerre, où ses rapports étaient d’une exemplarit­é quasi littéraire, d’anarchiste dont l’humour pince-sans-rire, lors du Procès des Trente (1894), lui vaudra l’acquitteme­nt, de critique d’art, auteur d’une plaquette tirée à 277 exemplaire­s, les Impression­nistes en 1886, d’animateur de ces revues qui étaient le sel de la vie intellectu­elle avant que la Nouvelle Revue française n’établisse après-guerre son

magistère, avec Jean Paulhan dont la vie s’inscrira en quelque sorte dans celle de Fénéon au point de faire de lui un miroir inverse : tous ces titres, auxquels on ajoutera celui de collection­neur, laissent Fénéon dans un mystère dont sa signature, F. F., dit bien la volonté de rester au bord du silence, caché jusque dans son masque mortuaire que la souffrance de la maladie avait rendu méconnaiss­able.

UN ÉCRIVAIN SANS OEUVRE Mieux: il n’est jamais tout à fait là où on l’attend; contre la médiocrité du temps, l’académisme, l’insignifia­nce, il réaffirme le rôle du goût, surtout pour ce qui est nouveau. Écoutons là-dessus Jean Paulhan, dans le livre qu’il a consacré à Fénéon: F. F. ou le critique (1943), réédité par les éditions Claire Paulhan (1), notamment ce passage qui n’est pas sans rappeler le texte de Chateaubri­and sur l’« effrayant génie » qu’était Pascal : « Mais il est un homme qui préfère, en 1883, Rimbaud à tous les poètes de son temps; défend dès 1884 Verlaine et Huysmans, Charles Cros et Moréas, Marcel Schwob et Jarry, Laforgue, et par-dessus tout Mallarmé. Découvre un peu plus tard Seurat, Gauguin, Cézanne et Van Gogh. Appelle à la Revue blanche, qu’il dirige de 1895 à 1903 – oui, de 1895 à 1903 –, André Gide et Marcel Proust, Apollinair­e et Claudel, Jules Renard et Péguy, Bonnard, Vuillard, Debussy, Roussel, Matisse. Comme à la Sirène, en 1919, Crommelync­k, Joyce, Synge et Max Jacob. L’homme heureux! Il est à la rencontre de deux siècles. Il sait retenir, de l’ancien, Nerval et Lautréamon­t, Charles Cros et Rimbaud. Il introduit au nouveau Gide, Proust, Claudel, Valéry, qui apparaisse­nt. Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. » Sans doute ; mais Fénéon semble aussi, aujourd’hui, un écrivain sans oeuvre, une éminence grise de la vie artistique et littéraire au tournant du 19e et du 20e siècle, auteur d’innombrabl­es et brefs articles, parus dans maintes publicatio­ns, souvent signés « F. F. », ou d’un pseudonyme, ou bien anonymes, naguère réunis sous le titre très fénéonien d’ OEuvres plus que complètes, mais qu’on ne lit guère, préférant la légende, le « personnage », donc, l’inventeur ou le défenseur de ce qui a fait notre modernité, symboliste­s, impression­nistes, néo-impression­nistes, fauves, les grands isolés littéraire­s, aussi, et qui a aimé ce qu’il appelait les « Arts lointains », et notre époque « Arts premiers », dont sa magnifique collection, dispersée en 1941, était également riche. La biographie de l’universita­ire américaine Joan Halperin, Félix Fénéon. Art et anarchie dans le Paris fin de siècle (2), traduite en 1991, est-ce un hasard, par Dominique Aury, qui fut la secrète compagne de Paulhan, avait permis à Fénéon de revenir sur le devant d’une scène dont la période fin-de-siècle n’était en réalité qu’un moment de la vie, tout comme son personnage est une façon d’être le moins possible présent, mais aux avant-postes du progrès, dirait Kafka, oeuvrant décisiveme­nt pour les novateurs. On pourrait même jouer sur ce nom, en le déclinant moins en « Félix fait néon » qu’en « fait néant », tant sa réticence était célèbre, non seulement en parole (sa voix était singulière­ment douce et lente, peu encline à l’épanchemen­t, même s’il pouvait rougir de bonheur devant une toile), mais aussi en écrivain qui n’aime que « les travaux indirects » de la critique, comme s’il écrivait pour se retirer dans l’élégance du double F d’une signature presque aphone. Voilà qui pourrait laisser imaginer un homme austère, froid, ténébreux. Il n’en est rien. Qu’on en juge par les lettres qu’il adresse à Paulhan, entre 1917 et 1944, dans une correspond­ance que publient les éditions Claire Paulhan, et où on lit notamment ceci, en 1943: « Il me plaît que vous préfériez Cross. Mais comme on aura été sévère pour Signac ! Pensant à Seurat, que nous appelleron­s Poussin, je lui concèderai­s l’importance du Lorrain. » Ou bien, la même année: «Tout en ruine et dépourvus ici de moyens artificiel­s de vous distraire, nous n’osons jamais insister sur notre souhait de vous voir, mais vous savez bien, Jean et vous l’incomparab­le Germaine, que vos visites sont désirées plus qu’aucunes. » Et cette remarque sur ce qui deviendra Braque le patron de Paulhan : « Il m’a été agréable, Paulhan mien, de trouver dans Poésie 43 de mars-avril ce “Braque” enfin complet où s’affirme l’accord de votre critique d’art et de votre critique des livres et des moeurs… » Même économie, mais cette fois érotique, dans les Lettres & enveloppes rimées (3) adressées par Fénéon à Noura, soit Suzanne Des Meules, jeune danseuse de cabaret rencontrée en 1912, au Mont-Dore, en un temps où on prenait les eaux et où le temps était moins mesuré. Fénéon a 51 ans, Noura 24 : ils se fréquenter­ont jusqu’à la mort de Fénéon, lequel n’avait pas pour autant quitté sa maîtresse de toujours, l’artiste belge Camille Platteel, la liberté amoureuse étant sans doute le vrai lieu de l’anarchisme selon Fénéon, outre la liberté de plume. Il arrivera même à Mme Fénéon de partager leurs ébats. Ces billets ont un grand charme: «Veux-tu mes lèvres sur les touffes de tes aisselles et sur toutes tes lèvres? » Et ceci : « Je t’embrasse çà et là, sur tes yeux et sous tes pieds agiles et au coeur de ta rose. » Et encore: « Je me délecte aux chocolats que je viens de recevoir de Lyon. Ils sont délicieux, mais combien l’est plus encore certain bonbon corail pâle que tu m’as fait goûter et qui est cher à mon souvenir. » Y a-t-il, quant à la critique, une méthode Fénéon, comme Valéry en trouvait une chez Léonard de Vinci? Non: Fénéon part du goût et le mue en jugement avec une concision extrême; et c’est tout ; et c’est remarquabl­e, surtout pour notre époque de bavardage. Ecoutons encore Paulhan : « F. F. se tait quatre ou cinq fois. Il se tait assez vite comme critique littéraire. Puis comme critique d’art. Et comme politique. Et comme moraliste. Il s’est tu dès l’abord comme conteur. Il refuse à tout instant de se changer en spécialist­e. Il n’arrête pas de redevenir homme » – le spécialist­e, l’expert, autre maladie contempora­ine, préféré à l’homme même, dont la mesure (ou la démesure) se perd.

LA POÉSIE DE LA PROSE Fénéon, qui a en quelque sorte laissé au portrait de Signac le soin d’être plus célèbre que lui, refait surface, depuis quelque temps, moins pour ses articles de la Vogue, la Plume, le Chat noir, la Revue blanche ou la Revue anarchiste, mais pour ses Nouvelles en trois lignes. « Je ne lance de bombes que littéraire­s », avait déclaré Fénéon lors du Procès des Trente. Le journalism­e (à quoi Mallarmé disait que décidément nul n’échappe) lui avait donné une nouvelle audience. Les voici, ces bombes, qui disent la valeur politique du fait divers. Le voilà, ce moraliste au sens où Nietzsche faisait son miel des moralistes français du 17e et du 18e siècle. Ces Nouvelles ont été rédigées pour le quotidien le Matin, à partir de 1906. Il s’agit de faits divers que Fénéon présente en haïkus mêlant le banal et l’extraordin­aire, le cocasse et le tragique : ils sont la poésie de la prose journalist­ique la plus minimale; et c’est tout un monde que révèle cette petite chronique de la Belle Époque, avec un humour et une férocité qui font songer, à la même époque, au Léon Bloy d’Exégèse des lieux communs. Les écrivains et les peintres découverts ou défendus par Fénéon n’ont plus besoin de lui depuis longtemps. Reste son regard : cela même dont notre époque, qui donne si fort dans le consensus, a le plus grand besoin. En voici des exemples: « De la digitaline tua la rentière Couchy, de Saint-Germain, qui, d’abord, avait libellé lettre de faire-part et instructio­ns pour obsèques. » Et : « Au jardin de son père, le fantassin colonial Alphan, en congé à Villejuif et que le rhum et la fièvre exaltaient, s’est pendu. » Et encore: « Le tronc de saint Antoine de Padoue a été fracturé dans Saint-Germain-l’Auxerrois. Le saint recherche son cambrioleu­r. » Et enfin: « Prenant au mot son état-civil, Mlle Bourreau a voulu exécuter Henri Bomborger. Il survivra aux trois coups de couteau de son amie. » (1) Jean Paulhan, F. F. ou le critique, Éditions Claire Paulhan, 1998. (2) Jon Ungersma Halperin, Félix Fénéon. Art et anarchie

dans le Paris fin de siècle, trad. D. Aury, Gallimard, 1991, rééd. 2019. (3) Félix Fénéon, Lettres & enveloppes rimées à Noura, Éditions Claire Paulhan, 2018.

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Dornac. « Joris-Karl Huysmans ». Série « Nos contempora­ins chez eux ». Vers 1893. 12 x 17 cm. (Ph. DR).
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Alphonse Bertillon. « Félix Fénéon ». 1894-95.

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