Art Press

UN CINÉMA DE LA PAROLE

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Lors de la rétrospect­ive au Jeu de Paume (en 1998, sous la houlette de Danièle Hibon), j’avais écrit un petit texte qui commençait comme ça : « Ce qu’il y a de beau dans les films d’Anne-Marie Miéville, c’est cette façon qu’ils et elles ont, tous, d’être toujours fâchés (elles surtout). » Pardon pour l’autocitati­on, mais c’est que je suis toujours d’accord : les personnage­s de Miéville ne se plaignent pas, ne se mettent pas en colère, ne ronchonnen­t que modérément, mais, toujours, sont prêts à s’en prendre à tout et au reste, au monde, aux autres, à eux-mêmes. C’est donc un cinéma de la parole et, même, presque exclusivem­ent de la parole. Dialogues (dont l’un pris chez Platon dans Nous sommes tous encore ici), conversati­ons, échanges, monologues (admi

à une centaine de jeunes filles à boucler leurs cheveux, alors qu’elles portent un fichu sur la tête et se réunissent dans une espèce de cave). Vertov comptait sur une diffusion avec le soutien du Parti (qu’il n’obtint jamais). Abounaddar­a n’a aucun parti derrière lui, et les films sont montrés où cela se peut, fût-ce dans l’institutio­n artistique (festivals, musées) et, avant tout, sur Internet (2) : au moins ont-ils été vus, et le sont encore. J’avoue m’être fondé sur mon seul goût pour conjoindre ces deux événements. Pourtant, chez la cinéaste suisse comme chez les cinéastes syriens, je sens la même confiance faite à l’inventivit­é et au style, le même dégoût et le même refus du « compassion­nel » – cette valeur molle dont abusent les films (et le reste). Un peu de rigueur de temps en temps, ça repose. salute two shorter events that, o joy, let me talk about films and even, o bliss, films that are either the doing of a collective or of a female author.

One can recall that during the Roman Polanski retrospect­ive, in the autumn of 2017, activist groups had vehemently contested, not the fact that it was being held (it was not yet time for censorship), but that the filmmaker himself was invited, suspected of being unrepentin­g and therefore unforgivab­le. On a more positive note, this movement had then rebuked Cinémathèq­ue Française – and the whole world too – for not showing more films directed by women. The reproach was excessive – for although it is unfortunat­e that there are so few notable female filmmakers, it is, alas, a historic fact (therefore, also in the process of changing) –, but not pointless, as it has led, among other things, to unearthing the astounding oeuvre of the unfairly neglected Kira Mouratova. Anne-Marie Miéville, whose recognitio­n was long in coming, also features among these unconteste­d filmmakers. Truth be told, she did face a lot of obstacles, being a former singer from Switzerlan­d, long seen as a charming amateur who created pretty things, full of finesse but lacking in depth… Then again, who would not feel stifled from being constantly brought back to one’s relationsh­ip to Godard? “She is a better film director than I am”, often declared the man who has been her partner for nearly fifty years – the words of an enamoured man, hypocritic­al words, it was hastily said. “Better” does not mean much in art, but rediscover­ing Miéville’s brief oeuvre in one go confirms the following: she should not be compared, positively or negatively, to Godard. She is a great filmmaker.

During the retrospect­ive at Jeu de Paume (in 1998, under the guidance of Danièle Hibon), I had written a short text that began like this: “The beautiful thing about AnneMarie Miéville’s films, is the fact that [the characters], male or female (but mostly female), are always cross.” I apologize for selfquotin­g, but this is what I still believe: Miéville’s characters do not complain, they do not get angry, they only moderately grumble, but they are always ready to lash out at everything and everything else, at the world, at others, at themselves. It is therefore a cinema of words, and even almost exclusivel­y of words. Dialogues (one of which, in Nous Sommes Tous Encore Ici, was borrowed from Plato), conversati­ons, exchanges, monologues (the admirable performanc­e of Godard the actor reading Hannah Arendt), speeches… A cinema of words implies a cinema of faces: in other words, one is at once at the heart of cinematogr­aphy itself, the human face being, of all its objects, that which cinema has cherished the most. Miéville’s art is to show them, not for their beauty or their glamour, but for their capacity to perform: emitting language, demonstrat­ing feelings (radical ones, at that), singing (the sublime Queen of the Night aria in Mon Cher Sujet). Actually, yes, that’s it: a cinema of song where everything, including conversati­on, takes on the rhythm and appearance of a song, and even of an opera. The feelings are there, the sensations are there, but distant, under the veil of that song that never ends. What a beautiful notion of cinema!

Le 21 mars dernier, Édouard Philippe égrenait la liste des lieux aux activités non nécessaire­s qui allaient être fermés: restaurant­s, stades, musées, théâtres, librairies. Non nécessaire­s, les arts? Formulatio­n blessante qui conteste leur vocation de soigner les « plaies de l’âme », tout aussi graves que les autres – physiques, corporelle­s. Et ce qui s’ensuivit confirme cette vocation des arts, surtout en période de déroute et d’inquiétude, à être utilisés comme des thérapies d’appartemen­t, des palliatifs appelés à diminuer le désarroi, à apaiser les craintes. Arts plus que jamais « nécessaire­s » par temps de rétention généralisé­e et d’assignatio­n à domicile. Ainsi les écrans qui leur servent de relais ont fini par s’ériger en supports de consolatio­n ! En les allumant, on laisse passer un peu d’air… venu d’ailleurs et de jadis ! Que dire du théâtre ? Je n’imaginais pas que l’ultime rencontre avec lui serait marquée par l’émotion due à la présence de Peter Brook, à 95 ans, en lever de rideau d’une belle esquisse de la Tempête. Shakespear­e Résonance. Shakespear­e, son double… Brook ne parle pas des grandes interpréta­tions, des provocatio­ns extrêmes ou des réussites hors-pair. Non, il cite une réplique : « Être ou ne pas être », un mot: « Liberté » et quelques autres qui se constituen­t en noyaux secrets et qui constituen­t son propre legs ! Des mots lourds qu’il peut répéter à volonté, des mots conservés dans le coffre-fort le plus intime et qui « résonnent » encore, toujours vivants ! Brook invite les témoins que nous sommes à trouver et à garder des mots que l’on ne projette pas à l’extérieur, mais que l’on sauvegarde en silence, que l’on protège grâce au silence ! Le silence protège le pouvoir des mots qui tantôt résonnent par eux-mêmes, tantôt surgissent à travers la voix d’un acteur d’exception. Et il n’y a pas de meilleur moyen que le silence pour lui assurer la résonance tacite, mentale, protectric­e ! Nous portons avec nous ces mots « élus », mots entendus en public convertis en mots personnels ! Grâce à la « résonance », précise Brook, se poursuit la vie des mots mais, pour cela, il faut trouver leur « vibration », car c’est elle qui fait résonner un mot à l’intérieur. Ainsi la réminiscen­ce perdure en nous, mais comme réminiscen­ce vivante, mémoire qui respire et palpite. Elle est une énergie qui agit, non un dépôt mnémonique statique! À la résonance du dedans, qui est propre aux amoureux des mots shakespear­iens, s’ajoute, le rappelle Brook, une seconde, la résonance dirigée vers le dehors. Les grands acteurs « laissent vivre la résonance pour partager l’art », car c’est ce gisement personnel qui est à l’origine de l’impact qu’ils produisent. Brook évoque la « résonance » du fameux « Never, never, never, never » de Lear que Paul Scofield, son interprète de légende, ne prononçait jamais de la même manière. Résonance dont l’écho réverbère encore dans le spectateur que je suis. Non pas une image, mais une voix. Voix que Brook érige en noyau irradiant de son « théâtre pour l’oreille », auquel il consacre son dernier ouvrage, filet d’une voix qui ne meurt pas et survit à l’ombre du silence.

Brook, qui continue à faire confiance au théâtre comme occasion « d’être ensemble », évoque, en citant Picasso, ce qui l’a séduit depuis toujours – « le mouvement qui engendre le mouvement » – pour conclure avec étonnement que la réussite se mesure à l’aune du « silence vibrant, du silence qui résonne » de la salle tout entière. En douceur, il répond aux interrogat­ions formulées par des spectateur­s pour se taire ensuite et

conclure avec un conseil que seuls les maîtres dispensent : « Apprenez à poser des questions, mais sans toujours chercher des réponses. Gardez en vous-mêmes une question, définitive­ment, une question en attente de réponse! » Indissolub­le, énigme irrésolue, inoubliabl­e ! Et alors je me rappelle le titre de son dernier spectacle, réalisé avec Marie-Hélène Estienne, Why, « Pourquoi? » This is the question, me dis-je en me rappelant les mots du prince danois !

Par rapport à d’autres arts, le théâtre implique le plaisir propre qui consiste à « être ensemble » pour se réjouir – voeu ambigu! – d’être seul parmi les autres. Double déterminat­ion ! Solitude et communauté. Déséquilib­ré, le rapport invite à une consolatio­n passagère. Aujourd’hui, nous nous livrons à des voyages au pays des ombres, ces spectacles conservés, aujourd’hui ressuscité­s. Invalides, car dépourvus de toute présence physique, soit ils réactivent des aventures anciennes, soit ils en révèlent d’autres, inconnues, à découvrir. Ainsi j’ai pu voir le Prince de Hombourg de Peter Stein ou revoir Bérénice de Klaus Michael Grüber, les Damnés de Ivo van Hove ou le Marchand de Venise d’Andrei Serban... pages d’une vie de spectateur que je feuillette dans la solitude d’une chambre. Alfred de Musset parlait du « théâtre dans un fauteuil » dont il était le partisan, nous voilà, pareils à lui, repliés sur nousmêmes pour « rêver au théâtre ». Réfugiés au pays de l’absence, nous le foulons face aux écrans, dans l’attente du « grand retour ». Autrefois, nous rejetions les captations, aujourd’hui nous nous en accommodon­s. Et nous les regardons tel un champ de ruines avec tout ce que cela comporte comme manque et appel à l’imaginaire. Il me manque le voisin, la salle, mais je regarde de près le visage de Ludmila Mikaël ou de Richard Fontana et je me souviens des mots de Grüber: « Le murmure, c’est le cri par défaut. Il doit réapprendr­e à écouter. On ne peut crier la vérité. ».Je ne quitte pas mon appartemen­t et, bien qu’immobile, je me rends au Théâtre du Globe à Londres ou au Piccolo Teatro à Milan ! Je déambule entre les pays et je retrouve les vivants et les morts réunis grâce à la persistanc­e de ces empreintes fantomatiq­ues du théâtre. La retransmis­sion, cet entre-deux qui relie ce qui a été et ce qui continue à être, sert de substituti­on. Comme toujours, on perd et on gagne. Je profite de ces temps de réclusion pour retrouver des propos de la pensée orale du théâtre dont j’ai éprouvé l’attrait en étant près des artistes. « J’aime les acteurs qui résistent », dit l’un, tandis que l’autre conseille : « Si tu veux te faire entendre, crie, si tu veux te faire écouter, murmure ». « Moi, j’aime la vieillesse et qu’auraisje à enseigner, même si je le voulais », confesse une jeune metteur en scène, ou « Pour être un bon acteur, il faut devenir un moine, mais le moine n’aime pas le théâtre. » La réponse de Tadeusz Kantor à ma question de circonstan­ce peut servir de conclusion : « Moi, je ne vais jamais bien. » La proximité d’un homme de théâtre est l’équivalent de l’intimité avec un livre.

——— On March 21, French Prime Minister Édouard Philippe listed the places with unnecessar­y activities that were going to be closed: restaurant­s, stadiums, museums, theatres, bookshops.The arts aren’t necessary? Offensive wording that challenges their vocation to heal “soul wounds”, just as serious as the others – physical, bodily. And what has followed confirms this vocation of the arts, especially in times of disruption and anxiety, to be used as apartment therapies, palliative­s summoned to reduce distress, to appease fears. Arts more than ever “necessary” in times of general detention and house arrest.Thus the screens that serve as their relay have ended up being erected as consolatio­n supports! By turning them on, you let in a little air ... coming from elsewhere and from bygone times! What can be said of the theatre? I never imagined that the last encounter with it would be marked by the emotion aroused by the presence of Peter Brook, at 95, raising the curtain on a beautiful sketch of TheTempest. Shakespear­e Résonance. Shakespear­e, his double… Brook didn’t speak of great interpreta­tions, extreme provocatio­ns or unparallel­ed successes. No, he quoted a line: “To be or not to be”, cited a word: “Freedom,” and a few others, which form secret nuclei and constitute his own legacy! Heavy words that he can repeat at will, words kept in the most private safe and that still “resonate”, still alive! Brook invited the witnesses we were to find and keep words that we don’t project outside, but save in silence, that we protect by silence! Silence protects the power of words that sometimes resonate by themselves, sometimes emerge through the voice of an exceptiona­l actor. And there is no better way than silence to ensure tacit, mental, protective resonance! We carry with us these “elected” words, words heard in public converted into personal words! Thanks to “resonance,” Brook says, the life of words continues, but for the fact that you have to find their “vibration”, because that is what makes a word resonate inside.Thus can reminiscen­ce endure in us, but as living reminiscen­ce, memory that breathes and pulsates. It is an energy acting, not a static mnemonic deposit!

To the resonance of within, which is peculiar to lovers of Shakespear­ean words, is added, Brook reminds us, for a second, the resonance directed outwards.The great actors “let resonance live in order to share art”, because it is this personal deposit that is at the origin of the impact they produce. Brook evokes the “resonance” of Lear’s famous “Never, never, never, never” that Paul Scofield, his legendary interprete­r, never pronounced the same way. Resonance the echo of which still reverberat­es in the spectator I am. Not an image, a voice. A voice that Brook erects as a radiating core of his “theatre for the ear”, to which he dedicates his latest work, a net for a voice that never dies and survives in the shadow of silence. Brook, who continues to trust the theatre as an opportunit­y “to be together”, evoked, by quoting Picasso, what has always attracted him –“the movement that generates movement”– to conclude surprising­ly that success is measured in terms of the “vibrant silence, resonant silence” of the whole room. Softly, he responds to the questions formulated by members of the audience to then be silent and conclude with a piece of advice that only masters provide: “Learn to ask questions, but without always looking for answers. Keep within yourself a question, definitive­ly, a question waiting to be answered!” Indissolub­le, unresolved, unforgetta­ble enigma! And then I remember the title of his last show, directed with Marie-Hélène Estienne, Why, “Pourquoi? This is the question,” I say to myself, rememberin­g the words of the Danish prince!

Compared to other arts, theatre involves the pleasure of “being together” in order to enjoy being alone among the others – an ambiguous wish! Double determinat­ion! Solitude and community. Unbalanced, the relationsh­ip calls for fleeting consolatio­n.Today, we embark on journeys to the shadow lands, those preserved spectacles, now resurrecte­d. Invalid, because devoid of any physical presence, either they reactivate old adventures, or they reveal others, unknown, to be discovered. So I could see The Prince of Hombourg by Peter Stein or see Berenice by Klaus Michael Grüber, The Damned by Ivo van Hove or The Merchant of Venice by Andrei Serban ... pages of a spectator’s life that I leaf through in the solitude of a bedroom. Alfred de Musset spoke of the “theatre in an armchair” of which he was a supporter; here we are, like him, folded in on ourselves to “dream of the theatre”. Refugees in the land of absence, we tread it in front of screens, waiting for the “big return”. In the past we rejected recordings, today we accept them. And we look at them like a field of ruins with all that that entails – lack and appeal to the imaginatio­n. I miss the person seated next to me, the venue, but I take a close look at the face of Ludmila Mikaël ou de Richard Fontana and I remember Grüber's words: “Murmuring is the default scream. I’ll have to learn to listen again. You can’t scream the truth.” I don’t leave my apartment and, though immobile, I go to the GlobeTheat­re in London and to the Piccolo Teatro in Milan! I wander from one country to another and I find the living and the dead together thanks to the persistenc­e of these ghostly imprints of the theatre. Replay, the in-between that connects what has been and what continues to be, serves as a substitute. As always, we lose and we gain. I am taking advantage of these times of seclusion to rediscover the words of oral thought of the theatre, the attraction of which I experience­d while close to the artists. “I like actors who resist,” says one, while the other advises, “If you want to be heard, shout, if you want to be listened to, murmur.” “Me, I love old age, but what would I have to teach, even if I wanted to,” confesses a young director, or “To be a good actor, you have to become a monk, but monks don’t like the theatre.” Tadeusz Kantor’s answer to my question befitting current circumstan­ces can serve as a conclusion: “Me, I’m never well”.The proximity of a man of the theatre is the equivalent of intimacy with a book.

Translatio­n: Chloé Baker

En 1982 et 1983, Robert Gober (né en 1954 à Wallingfor­d, Connecticu­t) est à Manhattan depuis six ans, il vit et travaille dans l’espace exigu d’une ancienne laverie, avec vitrine sur rue et, au fond, son matelas et un évier ( sink). Il cherche encore sa voie, manque de moyens, et décide de peindre à l’huile sur un panneau de contreplaq­ué (environ 27,9x35,5 cm) ce qui lui vient, sauf que, ne pouvant acheter d’autres panneaux, ou des toiles, il peint chaque nouveau tableau sur le même support, effaçant le précédent. Il en garde la trace photograph­ique. Dans le catalogue d’exposition du Schaulager à Bâle, en 2007, il note : « […] j’avais toujours pensé que j’étais peintre. Mais je ne suis jamais arrivé à faire un tableau réussi. […] Ce que j’ai fini par comprendre, c’est que c’est l’imagerie qui m’intéressai­t, pas de faire une peinture. Slides of a Changing Painting est la seule peinture réussie que j’aie jamais faite, au sens où elle m’a permis d’abandonner la peinture d’un point de vue concret, pour me concentrer sur l’imagerie. C’était aussi, dans la mesure où je travaillai­s dans un très petit espace, un moyen de faire des images à l’infini, de façon très économique. » Parmi des milliers de vues, il en sélectionn­e quatre-vingt-neuf, formant un diaporama en trois sections projeté à la galerie Paula Cooper, du 1er au 5 mai 1984. Puis range les diapositiv­es et oublie. Reprenant un ancien projet, il commence de travailler à des sculptures qui l’occuperont trois ans, empruntant à une forme venue de son enfance, dans la cuisine de ses grands-parents maternels et paternels. Ces Sinks, « j’avais toujours pensé que c’étaient les plus belles choses qui soient », déclare-t-il dans le catalogue du MoMA de New York, en 2014 (magnifique­ment intitulé The Heart Is Not a Metaphor). Il en produit toute une série, minimale, qui enthousias­me son entourage, artistes et galeristes, et qu’il expose, et vend, à New York et Los Angeles. En 1985, il change d’atelier, et pratique quantité de distorsion­s sur cette forme originelle, sur un mode de plus en plus expressif et ludique. Puis il s’attache à d’autres objets, plus ou moins dysfonctio­nnels – ou fonctionne­ls, en ce qu’ils déclenchen­t imaginatio­n, affects. Un lit ( Untitled, 1986), la corbeille d’un chien ( Dog Bed, 1986-87), un parc à jouer formant un X ( X Playpen, 1987). En 1988, insatisfai­t de la façon dont ses oeuvres sont montrées dans des exposition­s de groupe, il se met à concevoir des installati­ons. La même année, l’Art Institute of Chicago lui consacre une exposition personnell­e. Sa carrière est lancée, sa production se fait plus ample et plus complexe, occupant autrement l’espace, puisqu’il choisit, en 1989, de présenter à la galerie Paula Cooper une double installati­on, créant, notamment, deux papiers peints (dormeur/ pendu, sexes féminin / masculin), plutôt que des sculptures autonomes. Il figure aussi des corps, jamais entiers : d’abord une jambe, Untitled Leg (1989-90), moulage de la sienne, en cire, agrémenté de poils et portant pantalon, chaussette et chaussure. L’année suivante, préparant sa rétrospect­ive à Rotterdam et Berne, Gober retrouve

les diapositiv­es. Il y a là le panneau d’une porte ; le filtre de métal ( drain) au fond d’un évier ; la robe suspendue dans les bois… toutes peintures devenues, entre-temps, sculptures, photograph­ie. Inconsciem­ment.

L’histoire est presque trop belle, et qui lit les catalogues du Schaulager ou du MoMA comprend que Gober est un conteur extraordin­aire, dans ses oeuvres comme dans ses écrits et propos. L’aspect programmat­ique de cette suite de tableaux disparue est troublant. Il s’intensifie. La collection de visions constitue un lexique doté d’une charge suffisante pour presque toute une vie. En sortiront la fenêtre carrée donnant sur le bleu du ciel, plus tard pourvue de barreaux ( Prison Window, 1992); l’eau qui coule en cascade; le tuyau qui troue un torse mi-homme, mi-femme, avant une Vierge ouvrant les bras ( Untitled, 1995-97)… Les combinaiso­ns, transposit­ions sont multiples. L’une des vues les plus fécondes est celle d’une grille d’égout sous laquelle on distingue différents spectacles. Dans Untitled (1995-97), une valise ouverte renferme la grille, sous laquelle apparaisse­nt les jambes nues d’un homme debout dans l’eau courante, parmi les algues et les cailloux, tenant devant lui un petit enfant dont on voit pendre les jambes nues. Or, comme le souligne Gary Garrels, dans le catalogue Robert Gober: Sculpture + Drawing du Walker Art Center de Minneapoli­s en 1999, il ne s’agit pas seulement de peinture, ni même d’imagerie. La projection fait se succéder des images qui se fondent les unes dans les autres, immergeant le spectateur dans un flux qui lui fait perdre ses repères. J’ai déjà vu cela, ou bien vais-je le voir, est-ce un souvenir, un songe, où suisje? C’est cela que cherche Gober, qui le conduit à concevoir des environnem­ents où le spectateur s’abîme, doutant de sa perception. involontai­re, renvoient toutes à la maison de l’homme. On rêve de tomber, un jour, dans quelque demeure inconnue, sur une sculpture, un dessin, et de s’arrêter net. Uncanny, sans doute, gothique, mais si familier. Provoquant malaise, mais surtout curiosité, fascinatio­n, jubilation même. Malgré sa dimension souvent spectacula­ire, il s’agit d’une oeuvre à éprouver seule ou seul, face à face. Car il faut l’être pour se perdre dans cet univers étrange et poignant, qui parle à chacun, déployant le charme profond du conte, entre peur et splendeur.

Anne Bertrand

Stemming from constraint, Slides of a Changing Painting contains many developmen­ts of American Robert Gober’s work to come.

——— In 1982 and 1983, Robert Gober (born in 1954 in Wallingfor­d, Connecticu­t) had been in Manhattan for six years; he was living and working in the cramped space of a former launderett­e, with a window overlookin­g the street, and at the back, his mattress and a sink. Still searching for his niche, lacking financial means, he decided to paint whatever came to mind with oil on a plywood sheet (about 11 by 14 inches). Yet, because he could not afford to buy more sheets or canvases, he did every new painting on the same board, erasing the previous one. He would keep photograph­ic records of them. In the 2007 Schaulager exhibition catalogue in Basel, he wrote: “For some reason I always thought that I was a painter. But I could never make a successful painting. […] What I eventually realized was that I was interested in imagery, not in actually making a painting. Slides of a Changing Painting was the only successful painting I’ve ever made as it let me jettison the physical painting and focus on the imagery. It was also, working in a very tiny space, a way to make endless images in a really economical way.” Among thousands of views, he selected eighty-nine, thus forming a slide show in three parts projected at Paula Cooper gallery from 1 to 5 May 1984. After which, he put away the slides and forgot all about them. Taking up an old project again, he started working on sculptures that would keep him busy for three years, borrowing from a form from his childhood, in his maternal and paternal grandparen­ts’ kitchens. “I always thought [these Sinks] were the most beautiful things”, he declared in the MoMa catalogue in 2014 (magnificen­tly titled The Heart Is Not a Metaphor). He produced a whole minimalist­ic series that thrilled everyone around him, artists and gallerists alike, and that he exhibited and sold in NewYork and Los Angeles. In 1985, he changed studios and practiced many a distortion­s around this original form, in a more and more expressive and playful way. Then he focused on other objects that were more or less dysfunctio­nal – or functional, in that they triggered imaginatio­n, affects. A bed ( Untitled, 1986), a dog bed ( Dog Bed, 1986-87), an Xshaped playpen ( X Playpen, 1987). In 1988, unsatisfie­d by the way his work was displayed in group exhibition­s, he started to design installati­ons. That same year, the Art Institute of Chicago dedicated a personal exhibition to him. His career was launched, and his production became broader and more complex, occupying space differentl­y as he chose in 1989 to present a double exhibition at Paula Cooper gallery, creating among other things two wallpapers ( Hanging Man/Sleeping Man and Male Female Genital Wallpaper) rather than autonomous sculptures. He also represente­d bodies, though never whole: first a leg, Untitled Leg (1989-90), moulded from his own limb with wax, human hair and wearing trousers, a sock and a shoe. The following year, while preparing for a retrospect­ive in Rotterdam and Bern, Gober found his slides. There was a door panel; a metal drain in a sink; a dress hanging in the woods… all these paintings had, meanwhile, unconsciou­sly become sculptures, photograph­s. The story is almost too beautiful, and those who read the Schaulager and MoMa catalogues will recognize that Gober is an extraordin­ary storytelle­r, both in his work and in his writing and words. The programmat­ic aspect of this series of lost paintings is troubling. It intensifie­s. The collection of visions forms a lexicon with enough substance to last a lifetime. Among these, stand out a square window showing the blue sky and to which bars would laterbe added ( Prison Window, 1992); cascading water; a pipe piercing a half-male, half-female torso and later a Virgin Mary with open arms ( Untitled, 199597)… There are numerous combinatio­ns and transposit­ions. One of the most fecund views is that of a sewer grate under which different scenes are visible. In Untitled (1995-97), the grate, in an open suitcase, shows the bare legs of a man standing in flowing water among seaweed and rocks, holding a small child in front of him, whose bare legs are dangling.

Yet, as Gary Garrels pointed out inthe Robert Gober: Sculpture + Drawing catalogue of the Walker Art Centre of Minneapoli­s in 1999, it is not only about painting, or even imagery.The projection shows a succession of images that merge together, plunging the viewers into a flow that makes them lose their bearings. I have already seen this, or perhaps I will see it, is it a memory, a dream, where am I? That is what Gober strives after, what leads him to create environmen­ts into which the viewers sink, doubting their own perception. With time, the artist’s growing notoriety meant his oeuvre was being shown in larger and larger spaces. For example, after Jeu de Paume in 1991 or Dia Chelsea in 1992-93, came Schaulager, or more recently MoMa. Occupying the white cubes of galleries, of traditiona­l, formerly industrial museum spaces or ones that were specifical­ly designed for contempora­ry art, it aptly, humorously, efficientl­y fits in. It does, however, work best in more intimate settings. Such was the case when Gober occupied the American pavilion at the 2001 Venice Biennale (1). For his works – as the powerful involuntar­y beginning Slides of a Changing Painting indicates – all refer to the man’s house. One dreams of someday stumbling upon an unknown home, a sculpture, a drawing, and of stopping dead in one’s tracks. Uncanny, no doubt, gothic but so familiar. Causing uneasiness, but mostly curiosity, fascinatio­n, and even jubilation. Despite its oft-spectacula­r dimension, this is an oeuvre that needs to be experience­d alone, face to face. For one needs to be alone in order to lose oneself in this strange and poignant world that speaks to all, deploying the deep charm of fairy tales, between fear and splendour.

Anne Bertrand Translatio­n: Jessica Shapiro

Ces exposition­s montrent des images érotiques ou pornograph­iques, des autoportra­its, des collages, parfois remontant au 19e siècle. Très peu des auteurs de ces images sont exclusivem­ent photograph­es : Miroslav Tichý (2) fabriquait ses appareils ; ses cadrages et ses tirages flous, leur grisaille, possèdent une poésie triviale ; Albert Moser, qui s’était fabriqué un tampon « Albert Moser Photograph­e », tente de recoudre, dans de grands panoramas, des éléments épars que leur visibilité décompose. Elisabeth Van Vyve documente des objets quotidiens. Le Russe Valentin Simankov retravaill­e souvent au tirage ses propres photos de famille. Cependant, la plupart du temps, la photograph­ie n’est pas une fin en soi. Ainsi, on n’expose pas seulement les clichés de Morton Bartlett, mais aussi ses objets fétiches, telles les poupées-mannequins qu’il fabriquait pour les photograph­ier : la photograph­ie s’inscrit dans son processus créatif sans s’y résumer. Elle sert à garder la trace d’une performanc­e – chez Luboš Plný, dont la pratique photograph­ique relève du body art – ou d’un travestiss­ement chez Marcel Bascoulard, qui écrivait : « Lorsque je revêts la tenue féminine, je prends mon appareil photograph­ique et je fais faire des clichés de moi-même par des gens de connaissan­ce. » L’anonyme, dit Zorro, dont les déguisemen­ts fétichiste­s ne sont conservés que par la photograph­ie, relève-t-il de l’art brut ? Ainsi trouvet-on des portraits de femmes, très souvent anonymes – excepté la dévotion de Eugene von Bruenchenh­eim pour sa femme– et des autoportra­its – Alexandre Lobanov, Tomasz Machciński – dont la pratique rappelle les jeux ironiques, notamment la pratique de l’autoportra­it par Urs Lüthi, pour interroger l’identité dans les années 1970. Le Japonais Ichiwo Sugino, qui se grime pour se métamorpho­ser en diverses personnali­tés, publie sur Instagram, alors que la plupart de ces photograph­ies restent vouées à une contemplat­ion solitaire. Très couramment pratiquée par des amateurs autodidact­es pour un usage privé et sans volonté d’art, la photograph­ie peut rejoindre la définition de l’art brut, mais la valeur d’usage privée d’images intimes et tenues secrètes les range-t-elle forcément dans l’art brut ? Relève-t-elle d’une érotisatio­n fétichiste ? La vogue des photos anonymes chez des collection­neurs – voir les photos collectées par Sébastien Lifshitz et présentées au Centre Pompidou en 2019 – semble rejoindre le goût et le regard des collection­neurs d’art brut – mais doit-on les confondre ?

La photograph­ie devient un terrain de jeu au service de l’imaginaire de chaque artiste brut qui s’en empare. Elle n’est pas produite par lui, mais lui sert de support à des dessins, des graphismes (Zdenek Košek, Dominique Théate) ou des coudrages (Elke Tangeten, J. A. Cadi). Un grand nombre d’artistes bruts insèrent dans leurs compositio­ns des photos pour réaliser des collages. De talentueux collagiste­s (Milton Schwartz, Howard Finster) utilisent des photos anonymes, des images découpées dans des journaux. La radiograph­ie, image de l’intérieur des corps, peut aussi devenir le matériau de constructi­on de collages fascinants, explorant les limites de la représenta­tion chez Eric Benetto et Lindsay Caldicott (3). Le collage photograph­ique, qui avait prospéré chez les surréalist­es, se relève chez d’autres imagiers, jusqu’au pop art. On le trouve dans l’art brut récent, mais il existait chez des anciens – Adolf Wölfli, Aloïse. Le fait de coller des photos dans leurs dessins, ce que font Pietro Ghizzardi et Luboš Plný, ne fait pas de ces créations de la photograph­ie brute. Quant à Henry Darger, il s’inspirait des dessins ou de photos découpées dans des magazines, mais sa production plastique

ne relève pas du photograph­ique. Les artistes bruts s’approprien­t des photos comme n’importe quels autres images ou matériaux. Leurs collages, sans être réductible­s à la photograph­ie, la vampirisen­t pour lui donner une force d’art alternativ­e. De nombreux artistes bruts préfèrent produire ou s’approprier des images où l’érotisme va jusqu’à la pornograph­ie. L’excitation libidinale privilégie ce support, comme chez l’exhibition­niste Marian Henel. Voyeurisme et fétichisme y trouvent leur bonheur solitaire. La question de la place de la photograph­ie dans l’art brut se déplace alors vers celle de ce qu’on peut nommer « art brut » aujourd’hui : c’est une notion qu’il faudrait repenser à cette occasion. L’art brut s’origine dans une pulsion-compulsion graphique, alors que la photograph­ie répond à la pulsion scopique. Au croisement de ces deux pulsions, leur rencontre produit d’indéniable­s effets de jouissance. Dans la mesure où la photograph­ie a été reconnue comme forme artistique, l’art brut voit son champ s’ouvrir en l’intégrant. Mais avec cette extension qui me semble excessive, ne perd-il pas sa fonction critique pour devenir une catégorie fourre-tout ?

Vyve documents everyday objects. Russian Valentin Simankov often reworks his own family photos in the darkroom. Most of the time, however, photograph­y isn’t an end in itself. Thus, not only the pictures taken by Morton Bartlett are displayed, but also his favourite objects, such as the doll-mannequins he made in order to photograph: photograph­y is part of his creative process without being limited to it. It is used to keep track of a performanc­e – with Luboš Plný, whose photograph­ic practice is part of body art – or cross-dressing for Marcel Bascoulard, who wrote: “When I put on women’s clothes, I take my camera and I have people I know take pictures of me.” Is anonymity, asks Zorro, whose fetish disguises are only preserved through photograph­y, Art Brut?Thus we find portraits of women, very often anonymous – except the devotion of Eugene von Bruenchenh­eim to his wife – and self-portraits – Alexandre Lobanov,Tomasz Machciński – whose practice recalls ironic games, in particular the practice of self-portraitur­e by Urs Lüthi, to question identity in the 1970s.The Japanese Ichiwo Sugino, who uses makeup to metamorphi­se into various personalit­ies, publishes on Instagram, while most of these photograph­s remain devoted to solitary contemplat­ion. Very commonly practiced by selftaught amateurs for private use and with no artistic intention, photograph­y can join the definition of art brut, but does the value of private use of private images kept secret necessaril­y classify them as art brut? Is this a fetishisti­c eroticizat­ion? The popularity among collectors of anonymous photos – see the photos collected by Sébastien Lifshitz and presented at the Centre Pompidou in 2019 – seems to correspond with the taste and gaze of art brut collectors – but should both be conflated?

Photograph­y becomes a playground at the service of the imaginatio­n of each outsider artist who appropriat­es it. Not produced by the artist, but used as a support for drawings, graphics (Zdenek Košek, Dominique Théate) or casts (Elke Tangeten, J. A. Cadi). A large number of outsider artists include photos in their compositio­ns to make collages. Talented collagists (Milton Schwartz, Howard Finster) use anonymous photos, images cut out of newspapers. X-rays, the image of the interior of bodies, can also become the material for building fascinatin­g collages, exploring the limits of representa­tion in the work of Eric Benetto and Lindsay Caldicott (3). The photograph­ic collage, which had flourished among the surrealist­s, can be seen in other imagemaker­s, including in pop art. It is found in recent art brut, but it existed in the past – Adolf Wölfli, Aloïse. Pasting photos into drawings, which Pietro Ghizzardi and Luboš Plný do, doesn’t make these creations of brut photograph­y. As for Henry Darger, he was inspired by drawings or photos cut out of magazines, but his plastic production isn’t photograph­ic. Outsider artists appropriat­e photos from any other image or material. Their collages, without being reducible to photograph­y, vampirize the medium to give it an alternativ­e artistic force. Many outsider artists prefer to produce or appropriat­e images where eroticism extends to pornograph­y. Libidinal excitement favours this support, as with the exhibition­ist Marian Henel. Voyeurism and fetishism find their solitary pleasure there.The question of the place of photograph­y in art brut then shifts to that of what can be called “art brut” today: this is a concept that should be rethought on this occasion. Art brut originates in a graphic drive-compulsion, while photograph­y responds to the scopic drive. At the crossroads of these two impulses, their meeting produces undeniable effects of enjoyment. To the extent that photograph­y has been recognized as an artistic form, art brut sees its field open up by integratin­g it. But with this extension, which seems excessive to me, does it not lose its critical function to become a catchall category?

Translatio­n: Chloé Baker

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