Of Signs] Présence des Signes Presence
l’exposition tant attendue au Guggenheim de New York, n’aura duré que quelques semaines avant la fermeture des musées. Si la fresque que Rem Koolhaas a déployée dans la spirale de Frank L. Wright n’est plus à voir, elle a potentiellement encore un rôle à jouer dans notre compréhension de l’état du monde et de ses mécanismes globalisés. Prévue pour durer jusqu’au 14 août, espérons qu’il sera à nouveau possible de la visiter en été, ou qu’elle pourra voyager.
Rem Koolhaas aime le monde agricole. Contre toute attente, il y voit de la complexité et une authentique ouverture au changement. Sa position, connue depuis qu’il en a fait, il y a dix ans, un sujet de recherche à l’OMA (1), trouve à s’illustrer dans une hypothèse renversante. Et si le cartésianisme, cette façon d’articuler l’homme au savoir, devait moins à l’universalisme de la bibliothèque et à l’idéal de la cité qu’elle incarne, qu’à la rationalité des champs hollandais ? Et si le fondement de la pensée moderne, le substrat technoscientifique de nos sociétés depuis quatre siècles, devait plus au génie mécanique des terres drainées et cultivées qu’au foisonnement culturel des villes ? C’est l’un des nombreux basculements intellectuels de Countryside, The Future. Renégocier le clivage entre ville et campagne est une idée qui traverse la pensée de Rem Koolhaas depuis ses débuts à l’AA School de Londres. C’est dans un contexte de radicalité écologique naissante que s’est construite sa position critique sur la métropole. Son manifeste sur Berlin publié en 1977, peu avant New York Délire (2), n’est-il pas une première tentative de repenser l’articulation du vide et du plein, du rural et de l’urbain, en développant l’idée d’une urbanité post-apocalyptique faite d’îlots denses, noyés dans la végétation ? Son projet est une incitation à ne pas reconstruire la densité de la métropole berlinoise, mais plutôt de maintenir la spatialité d’une ville en état de ruine. Countryside, The Future est la forme déployée de son rejet de la dichotomie simpliste entre la ville d’un côté, puissante, jouissive et intelligente, et son arrière-pays nourricier de l’autre, la campagne ennuyeuse et productive. Pour ce faire, l’exposition commence par déconstruire le concept de « métropole globalisée », déposé par ce même Rem Koolhaas il y a vingt ans, lors de l’exposition Mutations à Arc en rêve, à Bordeaux (3). Personne, à l’exception peut-être des adeptes de l’urbanisme transitoire, n’avait osé en contester la pertinence. La métropole globalisée et la dialectique koolhaasienne qui la forge sont invincibles, comme l’est d’ailleurs le néolibéralisme dont elle constitue le décor. Countryside, The Future propose de revenir sur cette hégémonie du tout-urbain afin de penser le monde dans sa complexité foisonnante. On comprend mieux que l’exposition du Guggenheim ait été l’une des plus attendues de l’année. Elle investit la spirale ascendante de Frank Lloyd Wright d’une gigantesque fresque sur laquelle viennent s’accrocher de manière quasi intuitive des analyses historiques, des données cartographiques, des documents, des observations à caractère écologique et culturel, pour donner à voir ce en quoi l’OMA et son fondateur excellent : une lecture dialectique du monde.
L’ASCENSION La fresque, qui semble à première vue décousue, est tenue par ce désir de retirer à l’urbain l’exclusivité de toute une série de fonctions et de qualités pour les restituer au monde rural. La virtualité, l’ubiquité, l’histoire, l’archive, l’intelligence collective peuvent devenir, quand elles ne le sont pas déjà, des qualités de la campagne. Aujourd’hui, le monde rural n’a rien à envier en matière de virtualité et d’intelligence artificielle aux clusters créatifs des métropoles globalisées.
Dans de nombreux domaines, l’agriculture est plus immatérielle et plus algorithmique que le monde métropolitain. Si la smart city est un horizon encore lointain dans la plupart des grandes villes du monde, la smart campagne est déjà une réalité dans de nombreuses contrées du globe. Aux élevages laitiers climatisés du Qatar et aux serres gigantesques des Pays-Bas, s’ajoutent à présent les data farms et autres usines et entrepôts d’un monde post-humain, situés dans des zones désertiques, loin de toute agglomération et dépourvus d’ouvertures, puisque l’homme n’y travaille plus. Si la campagne a une longueur d’avance dans cette course à l’innovation, elle n’en tire aucune fierté. Elle souffre toujours du même
complexe d’infériorité qui, au moins depuis la révolution industrielle, qualifie son rapport à la ville et la maintient dans une sorte de déficit perpétuel, tant sur un plan culturel qu’éducatif et infrastructurel. À la captation de ressources qui rend possible et entretient le « miracle » urbain, s’ajoute une sorte de dénigrement silencieux qui va des représentations populaires de la paysannerie (la musique country, c’est pour les bouseux), aux stéréotypes publicitaires. La campagne ne sait se sublimer que pour se vendre comme produit du terroir ou patrimoine touristique, c’est-à-dire comme un bien de consommation destiné aux habitants des villes. Elle ne sait pas se valoriser pour ce qu’elle est, encore moins pour ce qu’elle pourrait devenir. La campagne ne sait pas rêver d’elle-même comme sait le faire la ville, que ce soit par le cinéma ou la littérature. Elle reste donc colonisée et assujettie, tant sur un plan matériel que symbolique. Injustement reléguée à un pragmatisme productiviste dont elle ne sait que faire, elle contribue à la prospérité de la ville, mais ne reçoit en retour que son mépris. Parallèlement à cette déconstruction d’un rapport d’assujettissement culturel, l’exposition s’efforce de mettre en perspective deux épisodes historiques contradictoires : la « révolution verte », c’est-à-dire l’industrialisation tout au long du 20e siècle de la production agricole, et la révolution écologique en cours, celle qui doit généraliser au 21e siècle une agriculture durable, libre et saine.
La fresque commence par rappeler une évidence: la modernisation des agricultures pendant les deux derniers siècles a été l’un des chantiers d’envergure pensés à l’échelle des continents, et non pas seulement des régions ou des pays dans lesquels ils se sont déroulés. Ces gigantesques projets qui ont altéré des écosystèmes entiers sont de la même ampleur que ceux que nous devrions entreprendre pour répondre aujourd’hui à l’urgence climatique. La formule du médicament est dans celle du poison. L’anarchiste derrière l’architecte-star prend un plaisir pervers à aligner quatre figures de l’histoire que l’on n’a pas l’habitude de réunir dans un même tableau : Staline, Hitler, Roosevelt et Kadhafi. Tous les quatre ont en commun d’avoir associé à leur exercice du pouvoir des aménagements territoriaux d’envergure. L’évocation de ces pages peu glorieuses du 20e siècle rappelle aux idéologues de la fin de l’histoire qui nous gouvernent qu’une action concertée à l’échelle planétaire pour freiner notre extinction devrait être envisagée plus sérieusement. Si cela a été fait par les principales dictatures du 20e siècle, cela devrait être à la portée des régimes néolibéraux. La pandémie planétaire et le réveil dans un monde confiné constituent une confirmation brutale de l’injonction indirecte formulée par l’exposition. Rem Koolhaas poursuit son jeu de funambule, évoluant sur une crête, avec des idées qu’il fait tenir en équilibre, sans que l’on sache clairement s’il approuve ou condamne les grandes étapes qu’il décrit. Dans son récit transversal, la Chine s’avère moins totalitaire, plus bottom up qu’on ne l’imagine, tandis que les Pays-Bas sont dépeints comme l’avant-garde technologique d’une agriculture intensive post-humaine. L’exposition évite les postures attendues et positions politiques identifiables. Elle préfère les non-dits et les associations d’idées qui révèlent sans se révéler.
PIXEL AGRICULTURE Cette lacune idéologique correspond à peu de chose près au matériau d’une autre exposition qui s’est tenue à la Triennale d’architecture de Lisbonne sur le même sujet (4). Taking the Country’s Side: Agriculture & Architecture, de Sébastien Marot, n’est-elle pas la note de bas de page de Countryside, le sous-texte instruit et politisé de la fresque qui fait défaut à New York? Malgré des cheminements idéologiques différents, les deux expositions gardent une complémentarité qui leur permet de fonctionner en tandem. Celle conçue par Rem Koolhaas ouvre plus de questionnements qu’elle n’en clôt et finit par choisir son camp. Celui-ci se nomme Wageningen, l’institut d’agriculture des Pays-Bas. On y découvre l’un des rares lieux au monde où la recherche agricole va au-delà des questions de production pour envisager des scénarios inédits de sortie
de l’agriculture intensive. Un des projets qui s’y développe considère le principe de complémentarité sur lequel repose la permaculture comme un modèle pouvant être perfectionné par des algorithmes. La « pixel agriculture » décrit les principes d’une culture combinatoire où les végétaux trouveraient, dans leurs complémentarités, les moyens de se passer de pesticides. Si la technologie a rendu possible le désastre de la monoculture, c’est aussi elle qui pourrait nous permettre, dans le meilleur des mondes, d’en sortir.
Countryside, The Future, the long-awaited exhibition at the Guggenheim in New York, lasted only a few weeks before museums were closed. If the fresco that Rem Koolhaas has deployed in the spiral of Frank L. Wright is no longer to be seen, it does potentially still have a role to play in our understanding of the state of the world and its globalized mechanisms. Scheduled to last until August 14, let’s hope it can be visited again in the summer, or that it can travel.