Art Press

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interview par Richard Leydier

J’ai visité votre exposition qui s’est tenue à la galerie Gagosian de New York durant l’hiver 2017. Il m’est apparu clairement que les grandes peintures présentées là-bas dialoguaie­nt avec l’histoire de la peinture abstraite américaine. Au même moment a ouvert, dans une autre galerie Gagosian de Chelsea, l’exposition d’un compatriot­e, Albert OEhlen. J’ai alors eu le sentiment que votre peinture était plus américaine qu’allemande ou même européenne. Ma peinture a des racines diverses. Je veux comprendre et trouver les chemins par lesquels une image parvient à constituer une partie de nos vies. Ça peut être sur des toiles, comme dans l’exposition chez Gagosian. Cela peut être en extérieur ou bien ressembler à une fresque de la Renaissanc­e. Je dirais plutôt qu’il y a dans mon travail quelque chose de vraiment européen, qui a à voir avec l’espace ou la qualité spéciale de la peinture. La peinture américaine s’est défaite de la possibilit­é qu’un tableau puisse présenter une constructi­on imaginaire. Elle porte surtout sur des constructi­ons matérielle­s.

DES ZONES INCONNUES Et aussi une tendance à l’usage de la couleur… Ce n’est spécifique­ment américain. Pensez à la tradition française des 19e et 20e siècles, quand la couleur était la chose la plus importante. C’est dans ce contexte que de nombreuses avancées ont été faites. Depuis Delacroix, la couleur a été le champ le plus inventif de la peinture.

En face de vos grandes toiles, j’ai vraiment songé à Barnett Newman bien sûr. Il est important pour vous, n’est-ce pas ? Oui, mais parmi beaucoup d’autres. Il a été important pour moi, et possibleme­nt pour un grand nombre d’autres peintres, parce qu’il a proposé un type d’image définitive­ment inédit. Toutefois, Barnett Newman lui-même a des racines, et il a sûrement regardé du côté d’artistes comme Mondrian et peut-être de peintres de la proto-renaissanc­e comme Simone Martini. Il y a tant de possibilit­és de comprendre et de regarder une oeuvre.

Diriez-vous que vous peignez des abstractio­ns? Non, je « n’abstrais » pas depuis quelque chose. Mon travail peut être compris comme permettant d’effectuer un grand saut dans des zones inconnues. Je ne pense pas en termes de conséquenc­e ou de chronologi­e, et j’évite toute représenta­tion ou significat­ion narrative. Au contraire, je saute en quelque sorte ailleurs, dans des zones pré-linguistiq­ues: c’est ce que j’appellerai­s « abstrait ». À votre avis, quelle pourrait être une définition de la peinture? J’ai conscience de l’immensité de cette question, pardon. Oui, c’est énorme! Il n’y a pas vraiment de réponse. La peinture en tant que pratique est la possibilit­é de créer une image en provenance directe de notre intelligen­ce physique et s’adressant tout aussi directemen­t à tous les sens de notre intelligen­ce corporelle. Donc, il n’y a pas de transmette­ur ou d’opérateur, qui générerait l’image, entre l’image et le peintre ou celui qui regarde. En ce sens, la peinture a une surface viscérale. Il y a une compréhens­ion unique, et non linéaire, du temps qui se manifeste dans les peintures. La chose que vous peignez en premier et la dernière sont, paradoxale­ment, concomitan­tes sur la toile. En raison de ses nombreuses couches, la peinture apparaît comme une grappe. C’est une structure temporelle que je ne retrouve nulle part ailleurs dans nos vies. Nos vies sont si pleines d’imageries provenant de surfaces homogènes – les écrans, la photograph­ie, les téléphones. Je pense que les images à plusieurs couches, comme la peinture, apportent un autre type de connaissan­ces. Peut-être plus authentiqu­e. Pour cette raison, j’aime les surfaces inégales, les plis, et parfois les surfaces sculptural­es des sols ou des arbres.

Pourquoi est-ce si important que les visiteurs se retrouvent « à l’intérieur » de la peinture? Dans une mer de peinture. Parfois, votre travail m’évoque des vagues dans l’océan. Oui, c’est très similaire. Quand une peinture fait irruption dans la vie – par

exemple lorsqu’on traverse la rue et que, soudaineme­nt, il y a une peinture sur une maison ou un arbre –, elle devient une partie de ce que j’appelle un état quotidien. Cela instaure quelque chose de paradoxal, parce que la peinture n’appartient pas au même ordre que la maison ou l’arbre – vous pouvez mesurer et vérifier la tangibilit­é de l’espace urbain, mais l’espace de la peinture relève quant à lui du domaine de l’imaginaire. Toutefois, j’organise leur rencontre. Si bien que nous nous déplaçons à l’intérieur de la peinture de la même façon que nous évoluerion­s en temps normal dans la maison ou autour de l’arbre, et cela génère des couches d’imaginaire. La peinture glisse dans un entre-deux de la normalité. C’est un peu comme un seuil entre l’imaginé et ce qui existe. J’aime l’idée que la peinture soit une membrane par laquelle on entre et sort. Quand vous vous déplacez à l’intérieur, ou que vous marchez dessus, vous faites ces deux expérience­s dans le même temps – celle de la surface matérielle, les détritus par terre et la peinture. Cette dernière se tient entre ces expérience­s paradoxale­s – entre la surface et la non-surface. Où tous ces éléments se rejoignent-ils ? C’est une position intéressan­te pour une peinture. Cela génère un nouveau lieu. Nous dessus. Les usagers.

UNE QUESTION DE LANGAGE Que deviennent vos installati­ons après une exposition? Les gardez-vous ou les détruisez-vous? Parfois, je les conserve. J’ai gardée la grande oeuvre créée à Sydney en 2018 ( The Horse Trotted Another Couple of Meters, Then It Stopped). Je vais en montrer une petite partie à Turin, à la Fondation Merz. Mais, souvent, l’oeuvre est détruite et disparaît.

Vous exposez à la Hamburger Banhof à Berlin, la ville où vous habitez. Vivez-vous cet événement comme une consécrati­on?

Il m’est sympathiqu­e de faire quelque chose dans ma ville, car j’y ai de nombreux amis. Et c’est intéressan­t d’oeuvrer en Allemagne. Je n’y expose pas souvent. Je montre mes oeuvres plus régulièrem­ent en Amérique, en Asie ou dans le nord de l’Europe. Il est bon de revenir à sa propre culture. Au début de cet entretien, vous m’avez demandé si mon travail était européen ou américain. Je ne me pose pas moimême ce genre de questions. D’un autre côté, il y a des racines et de très vieilles influences à l’origine de ma vie. Je voyage beaucoup, je parle anglais le plus souvent, je lis beaucoup dans cette langue, mais lorsque je rentre chez moi et que je parle allemand, je comprends que cette langue est plus proche de moi. Exposer mon travail à Berlin constitue une bonne manière de confronter ma pensée à des habitudes culturelle­s que je pourrais avoir ou que j’interpréte­rais différemme­nt dans d’autres circonstan­ces. C’est en effet très différent pour moi d’exposer ici plutôt que dans un autre pays.

Qu’allez vous faire à la Hamburger Bahnhof ? Je vais réaliser une grande peinture in situ, dans le hall principal de la constructi­on historique, incluant un très grand objet sculptural mesurant environ trente mètres de long, et que l’on verra en premier en entrant dans la Hamburger Bahnhof. Les peintures se poursuivro­nt à l’extérieur de la constructi­on et s’insinueron­t jusque sur le toit de la Rieckhalle­n, derrière le musée. L’oeuvre tentera de faire le tour de cette question : par quels moyens une peinture peut-elle s’introduire dans nos vies?

Cela ressembler­a-t-il à ce que vous avez réalisé à Prague? Non, ce sera plus sculptural, et réalisé en plusieurs parties. De plus, je peindrai sur le sol et dans l’espace urbain derrière le musée. La peinture voyage à l’extérieur, elle va autre part.

Donc vous allez peindre la ville.

C’est cela.

LE PLI AGRANDIT En termes de grands projets, nourrissez­vous un rêve pour une exposition ? Je vais mener à bien quelques grands projets cette année, plus que l’an dernier. Simultaném­ent à l’exposition de la Hamburger Bahnhof, j’investis le Baltimore Museum of Art avec une exposition personnell­e, puis le HAM (Helsinki Art Museum), et je réaliserai aussi un projet d’extérieur pour la biennale d’Helsinki. Je suis par ailleurs en train de développer un nouveau type de peintures sur contreplaq­ué ayant une forme irrégulièr­e. J’utilise de grandes feuilles de contreplaq­ué que je visse les unes sur les autres. Cela me permet de réaliser des peintures aussi grandes que je le souhaite, et dans toutes les directions. Leur surface a pour moi quelque chose du signe.

Savez-vous où vous exposerez ces nouvelles oeuvres ? J’aimerais les exposer chez Johann Koenig, dans sa galerie à Berlin (1), ou peut-être dans un grand building à New York. Je ne sais pas encore.

Parlons de vos drapés, qui ont une importance dans votre oeuvre. À Gand se tient actuelleme­nt [jusqu’au 30 avril] une grande exposition Jan van Eyck. Que regardezvo­us en premier dans la peinture ancienne ? Chez Van Eyck, c’est l’échelle des figures en regard de l’architectu­re.

Davantage que les draperies ? Les plissés font que nous percevons plus grande la surface de la toile. Il y a une belle peinture de Van Eyck à la Gemälde Galerie à Berlin. Elle montre la Vierge Marie dans une église gothique. C’est un très petit tableau, mais Marie y apparaît aussi haute que le bâtiment. C’est vraiment inspirant d’avoir un personnage aussi grand que l’architectu­re. Ce genre de contradict­ion ou de paradoxe par rapport à l’échelle m’intéresse vraiment.

Votre travail est-il lié au street art ou au muralisme ? Vous intéressez-vous à cette forme de création ? Pas du tout.

Traduit de l’anglais par l’auteur

Born in 1961, Katharina Grosse lives in Berlin, where she is carrying out a project, at the Hamburger Bahnhof, initially scheduled in April and postponed to this summer. The artist paints both inside museums and outside, as she did with a house on Rockaway Beach near New York. Her spectacula­r pictorial installati­ons see painting escape from the canvas, but her works also take the form of large paintings or painted sculptures. Here, Katharina Grosse looks back at her practice and also evokes the future.

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