interview par Erik Verhagen
Nous avions découvert la vidéo de Ed Atkins Safe Conduct (2016) à l’occasion d’une Biennale de Rennes où, conjuguée à d’autres travaux à proximité, celle-ci n’avait de toute évidence pas su s’imposer avec autant de maestria qu’au Kiasma, à Helsinki. Disposant d’un large espace plus adapté et de conditions à la fois visuelles et sonores optimales, remarquablement bien « installée », l’oeuvre ne semble pas être la même qu’il y a quatre ans. Connu pour ses vidéos d’animations générées par ordinateur, Atkins a construit une oeuvre aussi gore que burlesque, où l’artiste n’hésite pas à soumettre ses propres corps et visage à une renégociation numérique tout en accordant par ailleurs aux sons et à la musique – ici le Boléro de Ravel – une place substantielle. Gesamtkunstwerk à l’ère de la technologie numérique, du capitalisme tardif, d’un monde déshumanisé et de la folie sécuritaire – l’« histoire » s’articule autour d’un portique de sécurité d’un aéroport –, Safe Conduct témoigne, comme la plupart des vidéos de Atkins, d’une dimension autoréflexive lui permettant d’interroger le médium qu’il a fait sien. EV
J’ai vu Safe Conduct, en 2016, à la Biennale de Rennes et je dois admettre que j’avais été déçu par la manière dont elle avait été exposée. Moi aussi. Je me trouvais dans une situation où je devais faire des compromis. Je me suis senti obligé de leur permettre de l’installer. Le résultat était décevant. L’oeuvre tient à son aspect écrasant. Donc, quand elle est montrée dans un espace minuscule sur des petits écrans… … Et entourée d’autres oeuvres à proximité. C’était difficile pour votre oeuvre et pour les autres. Oui, aucune oeuvre ne veut jouer avec celle-là. D’habitude, quand on me demande de l’installer, on a une idée de l’échelle ou de l’engagement que cela suppose – de l’espace nécessaire et de la dispersion du son en tous sens.
Comment avez-vous installé votre oeuvre à Helsinki ? Et qu’en est-il de la grue que vous avez utilisée ? Elle fait partie de l’installation depuis le début. À l’origine, l’oeuvre a été conçue pour le Statens Museum de Copenhague, où elle était présentée descendant du plafond. Mais, quand j’ai commencé à la montrer sur d’autres sites, j’ai utilisé cette sorte de grue. La position suspendue, provisoire et industrielle fait profondément sens. Depuis, je l’expose toujours de cette manière.
Cela confère aussi une présence très physique à la pièce. Ce n’est pas juste une oeuvre vidéo. Cela devient autre chose. Que fait-on dans un white cube ou dans n’im
porte quel autre espace d’art institutionnel consacré? Comment matérialiser réellement quelque chose? Le fait de suspendre quelque chose met toujours la gravité en valeur.
NAUMAN ET BECKETT Votre manière de l’accrocher me fait penser à certaines sculptures de Bruce Nauman. Échapper à Bruce Nauman est presque impossible. Il exerce une influence si énorme que j’essaie de le contourner autant que je peux. Mais c’est aussi une pratique incroyablement globale. Ses sculptures ont une sorte de fonctionnement typique, tortueux et mécanique. Il y a une maladresse en elles, une brutalité. C’est quelque chose dont je suis conscient. De plus en plus, je réfléchis en termes d’exposition beaucoup plus que d’oeuvres individuelles : comment les installer, comment les entourer, comment diriger les gens. Mais Nauman appartient aussi à une longue lignée qui remonte à Samuel Beckett et à une dimension misanthropique, dystopique, marrante, « dégueulasse ».
Concernant cette filiation, pouvez-vous revenir sur les racines de votre oeuvre, vos références? Une grande partie vient de textes théoriques sur l’image mobile et obsédés par l’animation, mais aussi de la déconstruction du médium. Des réflexions sur un médium qui s’observe lui-même. Une sorte de réflexivité.
Quand avez-vous commencé à écrire? Estce parallèlement à la création des premières pièces? Non. Je n’ai commencé à réaliser des vidéos que pendant ma dernière année de master, mais j’écrivais déjà beaucoup sur le cinéma. Ensuite, appliquer ce matériau, cette structure à des choses numériques s’est avéré très complexe, à cause du côté critique et impétueux de l’opération consistant à rendre tangible un médium dans une technologie de la disparition. Cela revenait à construire une pratique en partant de la théorie pour aller vers le monde.
Un peu à la manière des cinéastes de la Nouvelle Vague? Exactement. Mais c’est aussi une pratique désirante. Je voulais ressentir cet aspect sensoriel, car il me procure beaucoup de plaisir. Ce n'est pas tant la Nouvelle Vague que la tradition du cinéma britannique « structurel » des années 1960 qui était très politique. Il y avait aussi une volonté de punir le public, il n’était pas question de plaisir mais de donner une leçon, ce qui ne m’intéresse pas. Je persiste à vouloir faire du spectacle : une horrible ode à la chose. En même temps, il faut espérer que cela permette un accès singulier au médium, que l’on ne se permet pas d’habitude. Les effets spéciaux numériques sont devenus le meilleur espace pour cela. Je ne vois pas par quel autre moyen un médium pourrait parler avec une telle évidence de son incapacité à convaincre. C’est vraiment pathétique. Les machins hollywoodiens sont encore pires, puisqu’ils partent du principe que nous suspendons tous nos préjugés. Je crois qu’un médium qui essaie de faire ça doit receler des sentiments très profonds.
Pouvez-vous en dire plus sur cet échec? Il y a une forme d’obsolescence dans la technique utilisée. Elle vieillit vite. Est-ce ce que vous recherchez? Oui, tout à fait. Parce que les échecs d’un médium le mettent à nu. Ce que j’essaie de faire, c’est de créer des sortes de corps par l’animation, par une sorte de tentation de créer la vie, à la Frankenstein – une vie qui est, en définitive, une allégorie de quelque chose. C’est une parabole. Mais je pense que le médium fait la plus grande part du travail à notre place. Il révèle sa manière d’agir. Je dirais la même chose des genres de littérature que j’aime ; elle joue avec ellemême, en quelque sorte ; volontairement ou pas, elle expose son incapacité à le faire. Chaque médium a sa limite, au sens de ce qu’il n’est pas capable de faire, même s’il s’y essaie. Une grande partie de l’utilisation des effets spéciaux numériques renvoie en fait à leurs propres facultés. C’est pour cela que cela se périme aussi vite. Il est très rare qu’on les utilise avec suffisamment de précautions. Je suis toujours étonné de voir le nombre de films dramatiques pour adultes qu’on réalise avec l’animation par ordinateur. C’est aussi ce que j’essaie de faire : un longmétrage. Mais je persiste à penser qu’il doit y avoir un moyen de traiter le médium qui ne revienne pas à le célébrer ou à ignorer les énormes problèmes qu’il soulève, en utilisant ces énormes problèmes pour parler de la problématique. Comme je l’ai dit, c’est aussi cela que je recherche dans le cinéma, la musique et la littérature.
RESTER EN MOUVEMENT Réalisez-vous vous-même le CGI [effets spéciaux numériques] ? Je le faisais autrefois. Je fais encore toute la postproduction, le son et le montage. Mais il y a beaucoup de choses que je ne fais plus.
Est-ce un problème? Oui, un peu. J’étais très fier de moi, non pas en termes de compétences artisanales, parce qu’il y a là-dedans quelque chose de non artistique, mais dans le fait de participer à tout. Je continue à suivre tout cela et c’est toujours quelque chose de très intime, mais je suis inquiet pour ce côté intime. En 2016, j’ai commencé à travailler régulièrement avec un co-animateur. Même s’il ne savait pas vraiment ce qui se passait…
Je me suis demandé à propos du CGI si votre relation au corps humain devait nécessairement se faire par le biais d’un filtre numérique. C’est peut-être pervers, mais c’est une manière intéressante de réenvisager le corps. Cela rend certaines choses plus présentes. C’est comme quand on se casse une jambe : on devient soudain très conscient de notre jambe, alors que, le reste du temps, on n’y pense jamais. C’est une manière de la découvrir d’un oeil neuf. C’est la même chose avec la technologie ; elle essaie de passer inaperçue, pour réapparaître un peu plus tard. Les animateurs avec lesquels je travaille ne sont pas exactement des professionnels de l’industrie du cinéma. Ils sont très bons, mais ils ne pourraient pas travailler chez Pixar (1).
Mais ce « déficit » de qualité, vous le recherchez. Absolument, même si c’est parfois difficile à expliquer au public. J’aime vraiment cet aspect inextricablement pragmatique du désir. Il y a une sorte de frustration, et la frustration conduit à être extrêmement productif, du moins d’un point de vue psychanalytique. La frustration fonctionne comme une manière de rester en mouvement.
LA VISUALITÉ DU SON Un autre aspect important de votre oeuvre est la voix. La vôtre notamment. C’est intéressant parce qu’aucune des choses visuelles n’est réelle, alors que tout le son l’est. Il y a une sorte de connexion très profonde entre la culture et la relation au masque et à la voix. Il existe une histoire culturelle de la ventriloquie. Cela commence avec l’oracle de Delphes: Apollon prend possession de l’oracle au moyen de la voix. La voix change tout.
C’est une chose étrangement profonde et importante. C’est la seule caractéristique de notre être qui quitte notre corps pour vibrer à l’intérieur du corps de quelqu’un d’autre. La voix est aussi en relation la musique. J’ai une foi profonde en la capacité du son et de la musique à produire un soulèvement sensible. Au cinéma, c’est la bande-son, d’une certaine manière, qui nous dit ce que nous devons éprouver. C’est aussi en ce sens qu’on peut se fonder sur certaines aptitudes du public, afin de les détruire. Certaines de mes oeuvres utilisent énormément de musique sentimentale, terriblement émouvante.
Pensez-vous d’abord à l’image ou d’abord au son? Au début, quand je travaillais seul, j’avais une sorte de conscience simultanée des choses. Maintenant, je suis forcé d’être un peu plus structuré. Le Boléro traînait dans les parages et je désespérais d’en faire quelque chose. Je voulais écrire sur la maladie d’Alzheimer. J’ai lu à ce moment-là que Maurice Ravel avait écrit le Boléro au début de sa maladie, et que cette oeuvre correspondait à la tendance à la répétition des personnes démentes. Mais je suis aussi plus ou moins obsédé par la musique classique moderniste. Le Boléro est un exemple archétypique, quoique précoce, de composition moderniste. Je voulais que ça ressemble à un ballet. Il y a une sorte d’impulsivité aveugle à ce niveau. Il faut longtemps pour apprendre à se faire confiance, à ne pas trop réfléchir à tout. Je crois que j’ai davantage la foi.
Vous pensez avoir atteint ce stade ? Je n’en suis pas sûr. J’ai réfléchi au style tardif de certains artistes, à cette liberté si exquise, qui leur donne tous les droits. Il semble que ce n’est que vers l’âge de 70 ans qu’on a ce coup de pied aux fesses, qu’on ne se demande plus
ce que les autres pensent. Il y a cette délicieuse liberté chez Isa Genzken ou Lutz Bacher. De même au cinéma. Mes films préférés de Robert Bresson sont ceux de la fin. L’Argent et le Diable probablement sont parmi ce que je préfère le plus au monde. La relation de Bresson au médium cinématographique est un excellent exemple du fait d’exposer le fonctionnement des choses, et, en même temps, c’est profondément émouvant. La présence de l’artifice. Et un engagement complet et irréfutable envers cette artificialité. Cela touche à une sorte de vérité.
Et ses Notes sur le cinématographe? J’ai toujours avec moi un exemplaire de Notes sur le cinématographe. Mes oeuvres préférées sont celles où l’on sent la puissance d’une décision en train d’être prise.
Robert Bresson n’est cependant pas la première référence qui m’est venue à l’esprit en regardant Safe Conduct. Je sais. Je n’ai jamais essayé d’imiter personne. Il s’agit plutôt d’une attitude, d’un engagement sérieux et d’une foi profonde en la spécificité du médium. Tous les films de Bresson parlent du cinéma lui-même. Je crois en cette relation au médium – quel que soit le médium. La tonalité juste naît de la manière dont on se confronte au médium au lieu de tourner autour. Je ne ferais pas ça avec une pellicule 16 mm. Ça n’aurait pas le même éclat, la même « horreur ».
Cela fait longtemps que vous n’avez pas réalisé de film sans animation. Mes premières oeuvres n’étaient pas réalisées par ordinateur. J’avais une caméra numérique. Je filmais des choses. Mais je me suis rendu compte que, le plus souvent possible, je dirigeais la caméra vers elle-même. Je la braquais vers le soleil pour voir ce qu’indiquaient les capteurs, etc. Je n’ai jamais été très bon pour filmer un sujet, ou pour utiliser la technologie comme outil au service de quelque chose d’autre. C’est la même chose quand j’écris. J’éprouve un engagement spontané à l’égard d’une écriture qui suscite l’écriture.
Y a-t-il un temps pour l’écriture et un temps pour les vidéos? Ou ces deux temps se chevauchent-ils ? Ils sont obligés de se chevaucher. J’aime vraiment écrire mais je n’aime pas réaliser des vidéos. C’est un processus très ennuyeux. C’est une joie d’ajouter la bande-son ; ça donne une sorte de complétude. Mais toute la 3D et l’animation sont un travail horriblement fastidieux.
Daniel Birnbaum a entendu quelqu’un dire à propos de vos oeuvres qu’elles étaient « hard to like but impossible to forget ». C’est sympa. Je m’en souviendrai. Je ne cherche pas à réaliser des oeuvres séduisantes. Mais je ne cherche pas non plus à faire des choses choquantes ou provocatrices. J’essaie plutôt d’insinuer des choses afin qu’elles restent en vous un certain temps. Il y a toujours la joie de la publication d’un livre. Ce sont toujours les meilleurs moments de ma vie. Je veux que les gens vivent un peu avec eux. Si c’est impossible à oublier, c’est formidable. Mais ce n’est pas vrai du tout. Ça me semble exagéré.
Traduit par Laurent Perez
At the Kiasma museum of contemporary art in Helsinki, Ed Atkins is presenting, until August 23,
2020, a set of video works, including Safe Conduct, a parody of the security paranoia that now accompanies everyday
life. In this interview, he returns to this work, to those who, from Bruce Nauman to Robert Bresson, have had a
profound impact on his conception of video, and to the primordial place given to writing, at the heart and origin
of his approach.