Art Press

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la matérialis­er sur un support ou lui donner une forme. Ce geste artistique relève bien sûr toujours d’un savoir-faire, impliquant des opérations transmises ou acquises – peindre, sculpter, modeler, assembler –, des techniques qui bénéficien­t de leurs outils privilégié­s. Si l’on en revient au sens premier de « technologi­e », il s’agit de l’ensemble des « termes techniques propres aux arts, sciences, métiers » (1656), sens remplacé au 20e siècle par des systèmes plus ou moins autonomes permettant de réaliser des ensembles de tâches automatisé­es. Ces interactio­ns avec les machines sont une tradition conceptuel­le, déjà mise en scène par Marcel Duchamp dans la Mariée mise à nu par ses célibatair­es, même (1915-23), ou chez Francis Picabia avec ses fameux tableaux mécanomorp­hes de moteurs de voiture. Mais le geste artistique technologi­que a engagé des expérience­s déléguées de façon plus spectacula­ire avec l’art cybernétiq­ue et les artistes de « l’intermedia », pour reprendre le terme de Dick Higgins. Nicolas Schöffer, Nam June Paik, mais aussi la néo-avantgarde cinétique italienne ont expériment­é, avec le monde de l’entreprise et des nouvelles technologi­es, ce qu’Umberto Eco décrit dans un article de 1962 comme un « art programmé (1) ». Ces interactio­ns avec les machines qui s’animent par l’entremise d’instructio­ns prédéfinie­s limitent l’interventi­on directe de la main humaine, mais restent un outil pour la création et l’expériment­ation : en repensant l’imaginaire de la geste artistique, depuis le design jusqu’à l’interactio­n médiatique, le geste artistique technologi­que s’inscrit dans ce que la théoricien­ne N. Katherine Hayles appelle la « technogenè­se » de nos actions techno-induites (2). Ces gestes sont en effet le quotidien des civilisati­ons de la modernité avancée, relevant de pratiques désormais vernaculai­res, comme tapoter sur un clavier d’ordinateur, glisser son index sur un écran de téléphone ou programmer un climatiseu­r. Pour des auteurs comme le poète performeur Kenneth Goldsmith, fondateur d’Ubuweb, la plateforme de ressources poétiques expériment­ales en ligne, les interactio­ns créatives avec les machines généreraie­nt des formes déterminée­s technologi­quement, au point où l’outil dépasserai­t le créateur, ou deviendrai­t tout du moins un outil de création aussi important que l’humain. La question de l’interactio­n avec la technologi­e modifie en effet l’image même de la création et du geste créateur: comme chez des artistes désormais confirmés comme Hito Steyerl ou Ryoji Ikeda, l’utilisatio­n des médias contempora­ins, la vidéo, les applicatio­ns web et tutoriels ont donné lieu à des expériment­ations artistique­s qui déjouent les codes du white cube. Dans cet univers où la proximité des appareils électroniq­ues et des technologi­es de la communicat­ion font partie de notre univers mental et fonctionne­nt comme des prothèses cognitives, le geste technologi­que tend à passer inaperçu.

MÉDIAGÉNIE Pourtant, si on regarde de plus près les vidéos de Molly Soda qui présente sa bibliothèq­ue non pas d’artiste mais de Gifs animés, si on assiste à une séance de développem­ent personnel et de méditation cybernétiq­ue de Tabita Rezaire ou encore aux dialogues nonverbaux d’une intelligen­ce artificiel­le avec un danseur dans l’oeuvre Co(AI)xistence de Justine Emard, l’interactio­n technologi­que et ses gestes spécifique­s acquièrent toute leur dimension esthétique, à la frontière entre usage et expérience plastique. Les expérience­s en ligne de Molly Soda participen­t d’une esthétique déjà datée, la « tumblr aesthetics » des années 2000, qui reposait sur des curations de contenus personnels en ligne. Après une formation en arts à la Tisch School de New York, ce qui était un passe-temps adolescent est devenu une pratique d’être soi en ligne, une manière de prolonger les expérience­s autobiogra­phiques d’une Sophie Calle 3.0, dans l’intimité de son desktop. Inscrite dans le courant très général du digital art, lui-même décomposé en sous-ensembles, le geste esthétique consistait dans son cas à l’auto-filmage et à la mise en ligne: il relevait d’une adéquation parfaite entre la posture médiatique et la captation du public sur les plateforme­s en ligne. Quel talent, comparable à celui d’une comtesse de Castiglion­e (3), quel geste artistique est décelable dans cette mise en scène en apparence si banale de la vie quotidienn­e devant une caméra domestique ? La transforma­tion

de l’image de soi, dont Cindy Sherman a expériment­é les effets pour ses derniers portraits visibles sur Instagram, ou visible chez Ryan Trecartin et Lizzie Fitch par exemple, fait un usage abondants de filtres, correction­s d’image et effets visuels. Elle provoque un tourbillon médiatique qui tend à faire disparaîtr­e, face au flot et à la stimulatio­n visuelle, les gestes commandant ces savoir-faire technologi­sés et médiatique­s.

UN GESTE DE CONNEXION Alors qu’elle explore régulièrem­ent les passages entre réalité virtuelle et expérience esthétique, Justine Emard a invité la chorégraph­ie des corps vivants et non-vivants dans une confrontat­ion directe. Lorsqu’elle fait s’animer Alter, un robot conçu par un laboratoir­e d’intelligen­ce artificiel­le au Japon, elle demande à un danseur de communique­r avec lui par la voix, des gestes de contact et des stimulatio­ns lumineuses. Le robot, au visage et aux mains humains, laisse voir sa carcasse de cyborg : il ne s’agissait pas de cacher sa nature technologi­que, mais, au contraire, d’envisager une interactio­n avec l’intelligen­ce artificiel­le en tant qu’organisme non-vivant, un type de relation dans une société animiste, comme le Japon, qui permet une possible familiarit­é du robot dans l’écosystème humain. La maladresse du robot et ses cris incompréhe­nsibles sont le fruit d’une intelligen­ce artificiel­le neuronale très simple mais autonome, créant un trouble à la fois existentie­l et esthétique dans ce face-à-face irrésolu. Aujourd’hui malencontr­eusement cassé, Alter ne bouge plus, ne réagit plus. De cette expérience reste un moment, une mémoire de quelque chose d’imprévisib­le. Le corps dansant réveille, face à la technologi­e la plus avancée, le sens de nos gestes fugaces, transforma­nt nos interactio­ns quotidienn­es en gigantesqu­es chorégraph­ies inconscien­tes. Évoluant dans des atmosphère­s comparable­s à celles créées par Shana Moulton ou la très jeune Liz Mputu, Tabita Rezaire, dans sa performanc­e Lubricate Coil Engine - decolonial supplicati­on (2017), invite à entrer dans la pensée postdigita­le, à mettre de côté la confrontat­ion constante avec l’outil numérique et à se « reconnecte­r ». L’ordinateur accompagne ainsi un rituel de décolonisa­tion transmédia­tique destiné à soigner l’anxiété, à pacifier notre rapport aux autres, tout en éveillant notre conscience décolonial­e. Dans une communion aidée par des simulation­s numériques et des voyages dans les espaces de l’exploitati­on des ressources naturelles, guidés par des avatars et l’artiste maîtresse de cérémonie, le geste technologi­que s’allie à la performanc­e collective pour agir sur les esprits et leurs perception­s, et pour retrouver le sens des rituels communs.

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