« Et ce silencieux tumulte dort Au coeur de l’un des livres de la calme Bibliothèque. Il dort et il attend. » Jorge Luis Borges, « Un livre », Histoire de la nuit
(1977)
Une fin de matinée d’avril 2013, à Besançon, ville du Jura dont il est natif, Jean-Christophe Norman dévoila à quelques visiteurs les pages A4, saturées par tous les bords d’une écriture serrée, étouffante, d’un manuscrit encore incomplet, où le noir d’un feutre immobilisait toute respiration du blanc de la feuille. L’accumulation verticale de ces pages 80 g au format normalisé, non reliées, produisait une image de feuilleté imperceptiblement mouvant, accordé à la rythmique visuelle aléatoire des lignes de noir et de blanc, laissant visible à l’oeil un objet souple et indéfini, né d’un geste triple : scriptural, de recouvrement et, in fine, sculptural. Ce qui semblait un manuscrit d’une incroyable densité d’écriture, sans rature d’auteur, sans repentir d’artiste, mais tendu par une main concentrée sur son propre effort physique, saisie, par endroits, de fatigue, de lassitude, était l’une des stases de la (ré)écriture, artiste et discrète, d’Ulysse de James Joyce. Ce projet « Ulysse », encore inachevé à ce jour, débuté par Norman en 2012, prit, dans les années suivantes, le nom d’Ulysses, a long way, et la forme d’une ligne tracée à la craie blanche, sur des surfaces de bitume ou des murs, fragmentée géographiquement, autant transportée que déposée dans les paysages de villes traversées, de Paris à Tokyo, de Gdansk à Palerme, de Trieste à Malaga, d’Hiroshima à Grenoble, de Metz à Madrid, et dont l’éphémère présence adhère au réel circonstanciel. L’Ulysse de Norman est un transport du roman joycien vers une multitude topographique et temporelle ; il est à la fois sortie provisoire du livre et retrouvailles avec le geste manuscrit originel, dans une paradoxale continuité du texte imprimé, quoique dispersé de par le monde par le pas épars de l’artiste. ÉCRITURES POTENTIELLES Jean-Christophe Norman trace sa première ligne d’écriture en 2005. C’est une captation manuscrite du temps, à la craie blanche, dans une traversée-marche de Berlin ( Crossing Berlin). Ce sera également une performance de 24 heures, Un jour une nuit (2006/2010), au cours de laquelle l’artiste écrit au clavier d’ordinateur, en continue, le jour, le mois, l’année, l’heure, la minute, la seconde ; le texte s’affichant dans le temps de son inscription sur l’écran virtuel. Écrire, marcher, tracer, recouvrir, sont, pour Norman, une expérience d’un temps. Si, depuis les années 2000, Norman a fait de l’écriture, du livre, de la bibliothèque et de la littérature ses matériaux principaux, les défaisant, les ré-agençant, les soumettant à des topographies et des surfaces exogènes, à des gestes répétitifs, venus du dessin ou de la peinture, il élargit, par ce que Jean-Christophe Bailly nomme « une émancipation du matériau », une relation artiste à la fois libre et iconoclaste tant avec l’écriture qu’avec le livre et ce qu’il porte de littérature. Il y a dans cette pratique la mise en forme « d’une écriture revenue de l’écriture (1) ». Le geste générique de Norman produit du scriptural et du littéraire, situés dans l’étendue de plasticités potentielles, forme des vies possibles d’écritures et de littératures, où se sont dissoutes toutes limites de genre, de style, d’auteurs et d’espace. Se postant au croisement fertile de l’étymologie grecque du verbe « écrire » – graphein –, se situant sans distinction dans, avec et hors du livre, le geste scriptural de Norman ouvre le livre et le détache de la page imprimée, non pas pour le « copier » ailleurs, mais pour le « commencer encore (3) », au risque d’une mise en danger. Parce que de la (ré)écriture d’Ulysse de Joyce sur les asphaltes urbains à celle de la Recherche de Proust sur des feuilles A4 épinglées au mur frontalement, ou de la (ré)écriture des Fictions de Borges à l’horizontal d’un plafond d’une salle d’exposition à celle de la Mort de Virgile d’Hermann Broch sur une toile grand format proche du tableau peint, JeanChristophe Norman défie le corps écrivant, ainsi que les surfaces d’écriture et les lieux
de leur « avoir-lieu », met en danger le livre et ses récits par ces opérations d’un retour à un manuscrit indifférencié, délitant l’héritage et la monumentalité des épopées romanesques du 20e siècle. Une écriture qui reviendrait à elle-même, à la modestie ambitieuse du faire, à son instant d’inscription, à sa physique intrinsèque, à sa matérialité corporelle, à son expérience pariétale native et à son ouverture originelle, suspendue à des « horizons d’attente » qui ne seraient plus uniquement le clos du livre. Le geste de Norman participe d’un « ouvert », d’un « déclore », jusque dans ses oeuvres de recouvrement au noir de l’encre et du graphite de couvertures et de pages de romans (les Covers), jusque dans ces oeuvres de recouvrement pictural qu’est sa récente série des Book scapes – ces feuilles de livres recouvertes d’un paysage peint.
ENERGIA CONTEMPORAINE En mars 2017, Jean-Christophe Norman, invité au MAC VAL, réalise sur le haut mur de la nef centrale une oeuvre scripturale éphémère, terre à terre, (ré)écriture au feutre noir d’un texte personnel, publié en 2016 sous le titre de Grand Mekong Hotel (4). Dans ce même espace muséal, face à ce qui pouvait se voir comme une fresque dessinée, venait se placer, sur socle et sous vitrine, Cover (Ulysse) (201618). Ce face-à-face du manuscrit et de l’imprimé, de la phrase et du livre, de l’expansion de la ligne d’écriture sur la scène murale et de son enfouissement dans l’abri livresque, se présentait tel un condensé temporel d’une histoire anthropologique de l’écriture. Une visualisation plastique exemplaire d’« une expérience de littérature exposée impressionnante (5) » ; de ce que, de concert, l’on peut également envisager comme une image métaphorique de la « page noire » de littératures accumulées et d’un revenir de l’expérience pariétale de l’écriture dans le contemporain. Concordance d’époque, Jean-Christophe Norman débute son travail d’écriture et de marche alors qu’une nouvelle génération d’écrivains et d’écrivaines, de Nathalie Quintane à Tanguy Viel, de Célia Houdart à Laurent Mauvignier, entre autres, entrent en écriture, dans la recherche d’un dépassement vital de cette page noire et d’une phrase saturée de passés, dans lesquelles ils ne veulent pas y voir une fin, mais « le premier pas » d’un « Redébut de l’écriture ». Une « écriture pneumatique », animée d’une « energia contemporaine [qui] se révèle être une puissance plastique (6) ». Jean-Christophe Norman tracerait cette voie d’un contemporain de l’écriture, en acterait la physique nouvelle, qui mobiliserait à l’intérieur d’un seul geste ses naissances, ses disparitions, ses géographies, ses temporalités, ses potentialités, ses souffles et ses mélanges… et une forme vivante et furtive, à même le réel, toujours, encore, commencée.