With Canary] Canari Canary Femme avec Canari Woman
En 1980, l’historien Alain Corbin avait entamé une vaste réflexion autour de l’odeur, reprise par quelques anthropologues, mais restée majoritairement dans l’ombre en Europe. La remise en question du sens oculaire, pourtant largement explorée par les artistes du 20e siècle, n’a su être théoriquement observée – et de manière pratique en offrant une appréhension plastique autre que par la vue – qu’à partir de l’avènement des études sensorielles ( Sensory Studies). Lancées dans les années 1990, c’est principalement aux ÉtatsUnis et au Canada qu’elles se développent en s’appuyant sur une histoire non des faits mais des sensations. Encore hésitante, face à des siècles de monopole visuel, l’étude de l’odeur dans le champ artistique mène pourtant à une franche relecture de l’histoire de l’art et des médiums qui l’ont construite. L’approche contemporaine de l’histoire de la photographie s’inscrit dans cette nouvelle considération. Elle sonde, d’après les productions actuelles, aussi bien les possibilités que les limites des sujets traités ou celles du médium, tout en éclairant les divers moyens d’expression de la photographie.
DE L’ARGENTIQUE À L’ODEUR À penser la photographie comme un art purement visuel, il semblerait déraisonnable de l’envisager vouée, de prime abord, à un autre sens que la vue. Il est ici hors de propos d’invalider la définition même d’une photographie destinée à fixer toute chose par la lumière. Pour autant, et l’histoire de la photographie l’a clairement montré à partir des années 1960, le cliché peut être appréhendé dans un spectre plus large que celui délimité par les marges du papier imprimé ou développé, notamment par l’expérimentation. En 2015, l’artiste suisso-canadienne Christelle Boulé, fascinée par les odeurs, s’interroge sur la manière dont celles-ci pourraient être retranscrites sur le papier. Elle a alors l’idée de développer l’essence même du parfum ( Parfums, 18852015, 2015). Tout son travail se fait à l’aveugle. En chambre noire, elle fait tomber quelques gouttes du jus qu’elle a choisi sur du papier argentique. Celles-ci l’altèrent, attaquent la gélatine et mordent les fibres du médium. Le développement se fait dans des bains qui s’imprègnent des effluves destinés à être révélés et qui laissent leur trace olfactive. Apparaissent alors des formes abstraites : constellations organiques, terres submergées vues du ciel, impressions solaires, cellules disséquées… Les premiers essais sont en noir et blanc. La couleur viendra dans un second temps ( Drops, 2016) par l’application de filtres faisant souvent référence aux flacons des jus. Dans un cas comme dans l’autre, les images encadrées révèlent leurs fragrances. Cette propension à éprouver le papier renvoie immanquablement aux tentatives de Gordon Matta-Clark qui, dans ses Photo-Fry (1969-71), faisait frire à l’huile des Polaroïds recouverts de feuilles d’or. Aujourd’hui inodores, car sagement enfermés dans du Plexiglas, ils libéraient à l’époque d’écoeurants relents, selon les dires du galeriste John Gibson qui les accueillit dans l’exposition Documentations à New York, en 1969: « Cela sentait terriblement mauvais. Après qu’il eut terminé ses Photo
Fry, il les a juste laissées là, me laissant tout l’été avec tout ça en plan et cette odeur affreuse (1). » L’usage des effluves qui se dégagent des photographies, outre l’observation des artistes curieux de voir évoluer le papier en le soumettant à différentes expériences, résulte du questionnement conscient ou inconscient d’outrepasser les limites du médium en permettant l’éclosion de nouvelles possibilités plastiques. C’est notamment ce qu’entreprend l’artiste française My-Lan Hoang-Thuy en imprimant ses autoportraits sur des pétales de lys blancs odorants. La figuration s’entremêle aux caractéristiques de la fleur. My-Lan Hoang-Thuy doit son prénom à l’expression vietnamienne « belle orchidée ». Ce travail, que l’on pourrait qualifier de triple autoportrait – la fleur et ses senteurs, le nom et l’image de l’artiste –, met en perspective un trouble : chacun des trois éléments semble se faire écho, mais s’avère pourtant inadéquat, presque contre-nature, déréglé. L’individu peut-il être véritablement assimilé à la fleur comme l’ont imaginé nombre de photographes (et de parfumeurs)?
PORTRAITS OLFACTIFS La photographie olfactive a pu être envisagée dans des analogies visuelles entre l’image d’un objet odorant, bien souvent une fleur ou un végétal, et un portrait photographié. En associant l’individu à une source odorante, c’est la réminiscence de cette dernière qui vient s’établir comme symbole. À la manière d’une transcription langagière des codes picturaux, la photographie a usé, et use toujours, de la médiation de signes visuels pour déterminer le caractère et l’aspect d’un sujet. C’est ce que l’on observe dès le début du 20e siècle, à l’heure où le portrait photographique se popularise. Dans Woman posed, three-quarter length, seated, left profile, with vine draped over head and shoulder (vers 1902) de Fitz W. Guerin, une jeune fille en buste, assise de profil, est coiffée de fleurs réelles rappelant ses vêtements autant que la partie haute du papier peint devant lequel elle pose ; dans les oeuvres bleues de Paul Burty Haviland, cette alliance du portrait féminin et de la fleur est récurrente ( la Lanterne japonaise [1909] ou Florence Peterson en kimono portant des fleurs [1909-10] en sont des exemples), et se retrouve dans Annabella, Portrait in black and red (vers 1935) de Josef Breitenbach, où des feuillages semblent émaner du visage d’une femme aux yeux clos. Différentes techniques photographiques sont adoptées : surimpressions, cyanotypes, solarisations, montages, impressions en négatif et photogrammes servent aussi bien une esthétique onirique – voire surréaliste – qu’une association caractérisant l’individu par le végétal et signifiant ainsi socio-culturellement la douceur féminine, la bonne odeur, la sensualité et l’agréabilité. Cette idée de la photographie comme portrait
olfactif trouve son acmé dans l’un des clichés les plus observés de ce début de siècle : Belle Haleine, Eau de Voilette (1921). Marcel Duchamp s’y travestit en Rrose Sélavy, son versant féminin. Chapeauté et maquillé, il se fait photographier par son ami Man Ray, et appose cette image sur une bouteille de parfum de la marque Rigaud. L’historien de l’art Michel R. Taylor analyse l’oeuvre en explicitant les liens qui peuvent être tissés avec les odeurs corporelles de cette femme imaginée: « Il y a celui (Man Ray) qui agit en tant que photographe et celle (Rrose Sélavy) qui a de l’haleine ou de l’odeur en dessous (les “dessous en laine” pourraient renvoyer aux sous-vêtements). À la lumière de ce jeu de mots, la “belle haleine” de l’étiquette du flacon peut être interprétée comme une allusion à l’odeur du vagin ou des dessous de Rrose; de même, l’“eau de voilette” – jeu de mots sur “eau de toilette à la violette”– peut se lire comme “eau de voile”, allusion aux sécrétions corporelles de Rrose, mais aussi faire référence au voile sous lequel l’artiste dissimule ses oeuvres érotiques pour échapper à la censure(2). » De nos jours, l’odeur comme portrait photographique olfactif n’a pas été délaissée par les artistes. Dans ses Portraits olfactifs (depuis 2009), Boris Raux dévoile les senteurs de l’intime en apposant, au prénom de son modèle, la juxtaposition de ses cosmétiques. Ceux-ci, et par extension les odeurs qu’ils développent, deviennent lui. Cette propension à envisager l’être par les exhalaisons qu’il dégage et à les associer par la photographie n’est pas sans rappeler la publicité des parfums de luxe. Ici, ce n’est pas le jus qui est valorisé pour ses qualités olfactives, mais l’histoire qu’il raconte par l’égérie, produit du star-système, qui le porte.
SACRÉ, AURA, ODEUR L’odeur photographique, ou du moins ce qu’il en est imaginé, se fait aura. Une aura invisible que les clichés ont peiné à capturer, malgré de fascinants efforts. De la série des Love Letters entamée en 2011, de l’artiste chinois Jiang Zhi qui immortalise les émanations de fleurs enflammées, à la Rose (with smoke) (1985) de Robert Mapplethorpe, en passant par certaines oeuvres évanescentes de Cy Twombly, on a tenté de figurer les effluves. Tout cela semble avoir commencé avec les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey qui s’intéressa aux fluides et à leur mécanique. En 1900, à l’aide d’une machine à fumée de son invention, il développa plusieurs tirages ayant capturé l’image des mouvements de l’air. Ces recherches donneront lieu, quelques dizaines d’années plus tard, aux merveilleuses épreuves de la série Fragrance of a Rose (1945) de Josef Breitenbach. Il n’est plus question de saisir de manière générale « tout ce qui se rattache aux mouvements dans l’air », comme le définissait Marey, mais bien les odeurs elles-mêmes. À partir de 1937, le photographe germanico-américain expérimente, sur divers matériaux (camphre, grains de café, épines de pin, cigares…), une technique inventée par le botaniste français Henri Devaux. Dans ses clichés, une brume diffuse semble avoir été figée sur le papier. Cette trace, qui pourrait rappeler les volutes enfumées photographiées par Marey, s’épanche du coeur d’une fleur posée et se répand vers l’extérieur, promettant d’emplir tout l’espace du cadre photographié. L’épreuve se présente en quatre temps, permettant à l’observateur d’étudier divers moments olfactifs et faisant étrangement écho à toute un pan de la photographie spirite. Les émanations s’apprécient plastiquement, de la même manière que la mystérieuse imagerie développée autour du fluide mesmérique depuis la fin du 18e siècle… Formellement, on pourrait avancer que les Effluves d’une main électrifiée posée sur la plaque photographique (1896), de Jakob von NarkiewiczJodko, renvoient autant à la présence fluidique et auratique d’une force invisible qu’à des considérations olfactives. Finalement, qu’estce que l’aura d’une chose, si ce n’est l’atmosphère chargée d’exhalaison qu’elle dégage?
L’ODEUR, MARQUE DU RÉEL Cette appréciation croisant la représentation des émanations et la matérialisation de l’invisible se retrouva très tôt dans le travail des futuristes. Elle correspondait en tout point à leur désir de nouveauté et de synchronisation de l’art avec la vie contemporaine, comme l’imaginait Filippo Tommaso Marinetti. Le photodynamisme, impulsé par Anton Giulio Bragaglia, suivait les mêmes dispositions. En 1913, il accrocha à la galerie Romagna, à Rome, trente photodynamiques accompagnées d’odeurs. Elles caractérisaient et complétaient ce qui était vu et signaient ainsi la première exposition olfactive envisagée comme telle. Par exemple, avec l’image d’un menuisier étaient diffusés des effluves de résine et de poix. Dans ses recherches sur la
photographie réaliste du mouvement, Bragaglia manifestait l’intention de se calquer sur la dynamique de ce qui l’entourait. « En voulant rappeler la vie – pour faire de l’art –, il est risible d’arrêter par la photographie, justement, le mouvement qui est la vie. » Et cette vie s’accompagnait manifestement d’odeurs. Aujourd’hui, l’artiste suisse Roberto Gréco suit la même dynamique en conférant à l’odeur le pouvoir de permettre une autre observation de ses clichés. Dans sa série OEillères (2018), où fleurs et corps sont représentés, il ajoute, en collaboration avec le Nez Marc-Antoine
Corticchiato, ce qu’il appelle « un objet odorant », une odeur pouvant prendre plusieurs formes, celle d’un sablier ou d’un flacon de parfum, et dont les accords révèlent aussi bien l’idée d’une « anti-fleur » aux fragrances « mi-vertes et mi-animales » que ceux d’un corps chaud miellé. Cet accompagnement n’est pas anecdotique. Il symbolise le déclin et la condition humaine, thématiques observées dans ses photographies. Les effluves passent, s’estompent, tournent, fanent comme le font les fleurs, elles meurent, comme les hommes, et jaunissent parfois, comme les photographies. Dans le désir photographique de penser un art au plus près de l’instantanéité des choses, comment ne pas y ajouter l’appréciation olfactive, sens premier de l’immédiateté et de la prise du réel ? Un pari tenté par nombre d’artistes, non seulement en ajoutant de véritables senteurs à leurs photographies, mais également en ne cessant d’oeuvrer à leur représentation. Lorsque se mesure le peu de visibilité de cette photographie olfactive, vient aussitôt la réponse d’un monde oculocentré où seuls priment les sens associés à l’intellect – la vue et l’ouïe. Mais n’y aurait-il pas aussi quelque chose de l’ordre de la facilité à s’échanger une simple image, d’autant plus lorsqu’elle se dématérialise, chose que les senteurs ne permettent pas? Walter Benjamin aurait certainement pu en disputer. Car ajouter une senteur à l’objet photographique lui confère immanquablement la dimension auratique d’une unicité observable dans d’autres formes plastiques.
A sense overlooked by theoretical observation of 20th century art, smell is beginning to intrigue the world of criticism. Infused a thousand ways in photographic production, the use and expression of scents testify to the clear desire manifested among artists to consider art other than through the prism of the visible.