Franz Kafka Journaux Traduit de l’allemand (Tchécoslovaquie) par Robert Kahn Nous, 840 p., 35 euros
La nouvelle traduction intégrale des Journaux de Kafka par Robert Kahn – décédé le 6 avril – nous permet de les lire comme on regarde ses dessins : non comme un résultat, mais comme une écriture en acte.
Kafka n’est plus un événement. Romans, nouvelles, écrits autobiographiques, vie du Grand Écrivain, tout a été quadrillé. Tout sauf ses dessins, pourtant connus de tous et maintes fois reproduits, seul élément de l’oeuvre kafkaïenne qui ne soit pas commenté, décrypté, interprété, ni même imité ou admiré, mais simplement imprimé, regardé et constaté : voilà Kafka. Et voilà aussi une manière possible de le lire, la manière la plus simple et la moins habituelle. Kafka disait qu’il avait commencé par être bon dessinateur mais que les leçons prises auprès d’un mauvais peintre avaient gâché son talent. Proposition numéro 1: se débarrasser des maîtres. Comment lire Kafka comme on regarde ses dessins? En ne lisant pas un texte, un produit, un résultat, mais une écriture, une production, un acte. En regardant d’abord le geste de tracer et le mouvement de la phrase. L’écriture n’était pas pour Kafka moyen d’expression mais acte de création, l’écriture comptait pour lui bien plus que l’écrit, son entreprise était d’abord de coïncider avec lui-même dans le moment de l’écriture : ses journaux retranscrivent le vrai événement qu’était pour lui l’acte d’écrire. Ses Journaux, comme propose de les nommer Robert Kahn pour la nouvelle traduction qu’il en propose aux éditions Nous, abandonnant le singulier du produit pour le pluriel de la production. Plurielle, cette édition l’est d’autant plus que, pour la première fois, est donnée à lire en français l’intégralité des cahiers de Kafka, où il juxtaposait entrées autobiographiques, écriture fictionnelle, brouillons de lettres et dessins. Il ne s’agit pas pour autant de respecter la forme des écrits de Kafka plutôt que son intention. Respecter son intention, on le sait, aurait consisté à brûler ses papiers. Pourquoi retraduire Kafka, pourquoi le lire à nouveau? Parce que, dès lors que nous avons pénétré par effraction et indiscrétion dans son oeuvre, il faut, c’est la moindre des choses, s’y installer simplement, discrètement, en exerçant nos capacités d’observation plutôt que de plaquer sur elle analyses, gloses et icônes. Parce que, dès lors que l’on a conservé, trié et publié ses manuscrits, la meilleure manière de suivre sa volonté est de montrer le travail qui était le sien, c'est-à-dire le processus de son écriture. C’est ce que fait Robert Kahn quand, contrairement à la tradition instaurée depuis la traduction de Marthe Robert, il traduit schreiben par « écrire » ou « écriture » plutôt que par « littérature » : Kafka écrivait, il ne produisait pas des livres. Proposition numéro 2 : se débarrasser des idoles. Libérée du carcan fétichiste des genres littéraires, la prose kafkaïenne apparaît alors sous un nouveau jour, plus dépouillée, plus naturelle, plus surprenante aussi. Le lecteur français en connaissait le style retors et obscur ; il découvre une langue plus simple et plus fluide, toujours abstraite mais lumineuse plutôt que tortueuse. Les tours et détours de la ponctuation, des adverbes, conjonctions et subordonnées qui hachaient le texte, par lesquels on croyait connaître et reconnaître Kafka, ont laissé la place à une coulée unique et limpide. Le style s’efface devant la langue décomplexée de celui qui jugeait avec perspicacité : « Si j’écris une phrase au hasard, […] elle est déjà parfaite » (19 février 1911).
SE DÉBARRASSER DES PÈRES Alors que les éditions précédentes éliminaient du journal de Kafka la plupart des passages fictionnels, leur présence permet de prendre toute la mesure de cette perfection. Ainsi lors de la fameuse nuit du 22 au 23 septembre 1912, où Kafka écrit d’une traite la nouvelle le Verdict et commente au matin, euphorique et émerveillé : « On ne peut écrire qu’ainsi, avec une telle cohérence, avec une telle ouverture complète du corps et de l’âme. » Le lecteur en est d’autant plus convaincu qu’on lui évite la dissection textuelle que constituait l’ablation de la nouvelle, là où Kafka écrivait au contraire dans une continuité. Font intégralement partie des journaux de Kafka les déchets, les fragments, les échecs et les plaintes : insomnies répétées, maux de tête, temps gâché à ne pas écrire, à ne pas dormir. Mais aussi le mélange proprement kafkaïen d’humour et de fabuleuse lucidité, qui lui permettait de tout percevoir, lui qui était trop conscient de ses propres mécanismes pour comprendre l’intérêt de la psychanalyse – et pour ne pas en rire. Lorsque sa soeur croit reconnaître le plan de leur appartement dans le Verdict, Kafka en tire immédiatement la conclusion qui s’impose: « Alors donc notre père devrait habiter dans les toilettes » ! Proposition numéro 3 : se débarrasser des pères. « Je suis également capable de rire, […] je suis même connu comme un grand rieur », écrivait-il à Felice dans une lettre incroyablement drôle, où il lui raconte comment lui et deux de ses collègues ayant obtenu de l’avancement furent tenus de se présenter en habit de cérémonie auprès du président de leur compagnie pour un échange de discours à la mode impériale et comment Kafka, face à l’absurdité de la situation, fut pris d’un fou rire monstrueux, tant par son inconvenance que par son invraisemblable longueur. Proposition numéro 4: rire au nez des chefs.
Anne Duclos