Muriel Richard-Dufourquet X pierres de folie L’arachnoïde, 15 euros
À l’heure où le féminin fait l’objet de débats passionnés, il est peut-être hérétique, en tout cas discrètement subversif, de se pencher sur X pierres de folie, livre-montage de poétesses frappées par la folie. L’on songe aux cut-ups du Jean-Jacques Schuhl première période. Ou à un Godard de l’anthologie, montant et démontant l’archive selon son idiosyncrasie. Est-ce un signe de notre « machisme transcendantal » ? Les cas de Hölderlin, de Nerval, de Nietzsche, d’Artaud ont été documentés et abondamment commentés. Comme s’il y avait quelque chose, dans la folie masculine, de plus héroïque que dans la féminine. Comme si la folie était davantage contre-nature pour un homme que pour une femme. Comme si la folie de toutes ces poétesses et artistes – Sophie Podolski, Agnès Rouzier, Emma Santos, Miriam Silesu, Anne Thébaud, Raphaële George, Mary Barnes, Unika Zürn – appartenait au rang des accessoires. Toutes les femmes sont folles, qu’on dit », Lacan dixit. Raison de plus pour les écouter? Au contraire la censure est ici aussi implacable que la logique concentrationnaire qui a mené toutes ces femmes à la « fenêtre grillagée de l’hôpital ». Le voyage que propose ce livre, conçu par l’artiste Muriel Richard-Dufourquet, également signataire d’un très beau texte introductif, renforce le trouble: comme s’il y avait une impersonnalité de la folie féminine, que les voix, totalement singulières, des poétesses convoquées se perdaient toutes au seuil d’un même cri : celui, bien sûr, de la mort. Le recueil est placé sous l’invocation de Kafka : « Nul ne chante plus purement que ceux qui sont au plus profond de l’enfer : ce que nous prenons pour le chant des anges, c’est le leur. » À quoi on ajoutera cet exergue d’Artaud: « Une petite fille morte dit : je suis celle qui pouffe d’horreur dans les poumons de la vivante. Qu’on m’enlève tout de suite de là. »
NOTE FATALE L’oratorio peut alors commencer. « C’est parce que nous sommes au Paradis que tout dans ce monde nous fait mal », « Je ne suis pas un poète mais bien un poème inachevé », « Regarde les littéromanes affublés de chapeau melon, ils te haïront sous prétexte que tu ignores les bonnes manières », « Lorsque la folie est, elle n’est plus », « Sans psychiatrie, il n’y a plus de fou, plus de comparaison », « Un fou est comme l’absolument mort » « La folie guette dans le mime pathétique d’une image de l’autre qui toujours se dérobe », « Prisonnière de l’instant, prisonnière du fragment, elle gesticule, vis sans assise, soumise aux intermittences de l’émoi ». La « perversion » du livre consiste à faire parler (chanter) ces voix ensemble, redoublant la forclusion que la société a faite de ces voix toutes singulières, et pourtant bien accordées sur la note fatale. Sa beauté réside aussi dans les nombreux fac-similés de manuscrits qui y sont reproduits. La singularité du cri qui se fait chant y est comme consignée. La troisième personne du singulier est en inflation, alors même qu’est en jeu la plus poignante, la plus mortelle des subjectivités. Quelque chose du féminin est touché par ce livre hors normes, qui en remontre aussi au puritanisme qui veut se faire passer pour du féminisme. Seules les écorchées vives (par la jouissance, par la mort) ne mentent pas sur leur condition. À bonzes entendeurs, salut. Salut aux mânes de Guyotat, maître des anonymats parlants. Et ce livre ressemble à quelque chose comme à une installation de Guyotat.
Mehdi Belhaj Kacem