Éric Rondepierre Laura est nue Marest, 288 p., 19 euros Éric Rondepierre met en scène une quête des vestiges amoureux qui comble les angles morts du dispositif relationnel et nourrit le récit d’une passion animée par la chair et l’ivresse cinéphilique.
Archéologue de l’ère de la reproductibilité mécanisée, Éric Rondepierre, que l’on sait exercer sa chronokinésie (1) sur les flux du cinématographe, élabore avec Laura est nue un texte (ni roman ni récit ni essai mais « oeuvre libre ») où chaque personnage fouille la mémoire de l’autre. Ce nouvel ouvrage s’inscrit à la fois dans l’oeuvre littéraire de l’auteur de Placement (Seuil, 2008), où il menait l’enquête sur les ballottements de l’enfant placé et déplacé qu’il fut, et dans la série des « reprises de vue », prélèvements photographiques de photogrammes, qui, en stoppant le déroulement du film, en révèlent une altérité imperceptible dans les conditions habituelles de projection. Littérairement comme plastiquement, Rondepierre est un manieur, peut-être même un soigneur, de temporalité. Comme le disent ni Othello ni Jules ni Jim : la mémoire est un monstre qui tourmente la proie dont il se nourrit. Ici Fabrice (les amateurs d’anagrammes se demanderont que faire des lettres f, a et b une fois « Éric » reconstitué) est tourmenté par l’image fantôme de Laura, dont la mise à nu ne permet pas de séparer l’agissante de l’actrice. Dans cette « oeuvre libre » qui porte en son sein Ciné-club, un roman qui en constitue le corps principal, il est question de faire la part entre personnages et personnes. Il est surtout question de ne pas réussir à la faire car, dès qu’il paraît, l’humain joue, dès qu’il parle, la conscience l’« expulse du présent par le langage ». Laura est de ces êtres qui partagent avec le Tadzio de la Mort à Venise de Thomas Mann et la Nadja du récit éponyme d’André Breton une valeur au moins double : être et représenter. Figures spectrales qui demeurent dans un espace-temps lisière que désigne bien l’expression inventée par Breton : « génie libre ». J’ajouterai, en ce qui concerne Laura, génie libre du théâtre invisible nourri à Antonin Artaud et Alexandre Astruc (qui, en 1948, invente le concept de caméra-stylo, c’est-à-dire d’auteur de cinéma libéré de tout ascendant, maître du jeu).
ALÈTHEIA La duplicité qui est au coeur de cette narration sert de modèle aux échanges qui s’opèrent entre les personnages mais aussi entre l’auteur et les lecteurs, tout comme Laura sert de modèle aux figures du peintre et du cinéaste. Mais c’est en premier lieu pour Rondepierre lui-même que Laura prend la pose, puisqu’en séduisant spectre polymorphe, elle flirte avec le vagabondage spatio-temporel et se trouve déjà dans le premier livre du photographe, paru il y a vingt-cinq ans, le Jour ou Laura est morte. C’est que ce prénom semble prédestiné, portant en lui et la forme future du verbe avoir et l’émanation chromatique qui entoure les corps de mystère mais s’éteint du fait des procédés photomécaniques. L’aura donc, Laura encore: en la revêtant des paroles qu’elle a prononcées, par exemple: « il faut toujours dupliquer ceux qu’on aime » et des actions qu’elle a accomplies, l’écrivain élabore un portrait en forme de question. « Regardons plutôt l’idée générale, le concept qui s’incarne dans la créature, la lutte des pensées qui s’y déploient pour former une question qui s’appelle Laura Berger. » Les personnages sont pris dans une forme de polar heideggerien où l’alètheia, concept qui lie la notion de dévoilement à celle de négation de l’oubli, est la clef du mystère. C’est le paradoxe qui tourmente la mémoire : pour dévoiler Laura, pour la mettre à nu, il faut l’habiller des mots du souvenir. À défaut, elle demeure transparente aux yeux du lecteur ; opaque, tel un tirage argentique exposé à la lumière avant d’être stabilisé, à ceux de l’auteur. Ainsi, tout comme Fabrice se le demande pour la peinture, je m’interroge: le propos du livre n’est-il pas de donner à voir la dépossession en acte d’une femme par la littérature ? Mais qu’est-ce que déposséder ? Verbe tant de l’exorcisme, de l’ascétisme que du ravissement, il associe l’écriture à une ponction cruelle et subjective, une caméra mistylo mi-seringue où l’auteur assume sa parenté avec le comte Orlok, aspirant Dracula du film de Murnau, Nosferatu le vampire (1922). Si chaque mot peut faire disparaître davantage le corps dont il se nourrit, c’est que Laura « était structurée par un langage ». Et si je devais filer la comparaison initiée entre philosophie (dans le boudoir) et genre littéraire, je choisirais d’abandonner le fossoyeur de la métaphysique occidentale pour me concentrer sur le sort que Rondepierre réserve à l’idéalisme platonicien (et pas platonique pour un sou). Car je n’oublie pas qu’il est l’auteur en 2003 d’une série de prises de vues entre deux photogrammes de films X et qu’elle m’époustoufle. Voyez à quel degré de réjouissance celui-ci chauffe son lecteur ! Laura avait acheté « un godemichet en cristal transparent, froid et design, qu’elle avait […] baptisé de ce nom : l’IDÉE. […] Quand elle se faisait jouir toute seule, elle disait “l’IDÉE m’a pénétrée.” » « L’IDÉE » n’est-elle pas un cristal-temps deleuzien où s’interpénètrent, en se dédoublant à chaque instant, présent et passé dans un va-et-vient de dissimulation transparente?
Antoni Collot
Philippe Sollers Désir Gallimard, 130 p., 14,50 euros
Avec son dernier roman philosophique, Désir, Sollers maintient le cap et nous embarque, en compagnie du « Philosophe Inconnu » vers l’île où désir rime avec illumination.
Quelle mouche a piqué Sollers pour qu’il s’intéresse ainsi à la figure oubliée de LouisClaude de Saint-Martin, plus connu sous le nom du « Philosophe Inconnu », auteur en 1790 de l’Homme du désir, « claire déclaration révolutionnaire de l’Illuminisme » ? S’agit-il d’une ultime provocation, maçonnique celleci ? D’une profession de foi, peut-être ironique, en faveur d’une pensée ésotérique, à mille lieues cependant de l’occultisme qui prendra son envol au 19e en s’acoquinant avec la pensée socialiste et progressiste de l’époque, comme l’a admirablement montré Philippe Muray dans le 19e siècle à travers les âges ? Ou, plus simplement, d’une déclaration de principe en l’honneur de cette raison harmonique à laquelle se réfère l’épigraphe du livre, empruntée aux Illuminations de Rimbaud? À moins qu’il ne s’agisse plus malicieusement d’un autoportrait déguisé du Joueur, tant l’auteur s’amuse ici à brouiller les pistes et à revêtir ce « Philosophe Inconnu » de tous les attributs d’une pensée en acte, apanage de tous ses philosophes de prédilection, de Lao Tseu à Nietzsche, en passant par Hegel et Spinoza? « Ce sont des principes qui l’animent, pas des apparences ou des opinions », écrit ainsi Sollers. Principes dont le désir est la clé ou le principe moteur, analogue en cela au vide médian qui organise la cosmologie chinoise. « La clé de cette parade sauvage » dont parlait le poète des Illuminations qui donna d’ailleurs son titre à un ouvrage de Sollers à mettre en regard de ce nouveau livre : Illuminations. À travers les textes sacrés, publié en 2003, où l’auteur, commentant Parménide, revendiquait d’aller « aussi loin que le coeur en forme le désir. Car c’est à cette limite […] qu’on peut avoir la chance de rencontrer le vrai sous forme de raison jamais dite. » S’il peut donner l’impression, dans ce dernier roman polyphonique à souhait, de brouiller les pistes, c’est qu’à l’image du Neveu de Rameau, Sollers philosophe moins qu’il n’incarne une pensée en action. Souvenons-nous que la matrice des principaux romans philosophiques français de l’auteur, pour reprendre une catégorie définie justement par Guillaume Basquin – d’Une vie divine à Cercle, en passant par Médium, pour n’en citer que trois –, s’ancre dans un essai incontournable pour qui cherche à comprendre la pensée de Sollers, beaucoup moins girouette que beaucoup ne le disent. Sur le matérialisme, De l’atomisme à la dialectique révolutionnaire, publié en 1974, esquisse à grands traits les contours d’une pensée vagabonde et irrésistiblement athée, que l’on retrouve magnifiée dans cet ouvrage intitulé simplement Désir. Où l’on perçoit mieux que « la philosophie concrète » défen