due par Sollers, en digne héritier du marquis de Sade, se nourrit d’être à la fois une érotique, une politique et une éthique, « antidote puissant au délire », comme l’est le désir dont il est ici question.
UNE CONTRE-SOCIÉTÉ « Le désir, écrivait déjà Sollers dans la Guerre du goût, est un projet de contre-société permanent. » A contrario, la société repose toujours sur un engouement fétichiste pour un « contredésir » qu’on peut rebaptiser, après Nietzsche, esprit de vengeance ou de ressentiment. « Le désir était brutal et absurde, écrit Sollers, qui n’a toujours pas renié la publication du journal amoureux de Gabriel Matzneff, aujourd’hui vilipendé, le contre-désir ranime la sécurité. » Et l’auteur de citer la déesse romaine Junon Moneta qui donna son nom à la monnaie, comme incarnation parfaite du « Contre-Désir », opposée en cela à toute forme de « dépense improductive » dont parlait Bataille dans la Part maudite : « Elle n’est pas là pour rigoler mais pour faire les comptes. C’est une déesse du Contre-Désir. » Elle peut s’appeler aussi bien « Marlène Mitou » ou « Muriel Mitou », commente, ironique, l’auteur. Chantre inconditionnel du désir, Sollers cède parfois à un penchant lyrique et revoit avec nostalgie ces moments de dépense si particuliers où la vie s’illuminait d’être amoureusement perdue: « Que de foutre dépensé à cette époque et depuis, en bonne philosophie radicale ! Que de rires ! Que de soleils! Que de péchés! Que de pêches! » En lecteur tout aussi radical qu’il n’a jamais cessé d’être, radiographiant mieux que quiconque les fulgurances des uns ou les névroses obsessionnelles des autres, c’est-à-dire du plus grand nombre, Sollers en profite pour établir une filiation entre notre « Philosophe Inconnu » et l’auteur des Illuminations, dont il montre, citations à l’appui, non seulement qu’il l’a lu et médité, mais profondément intériorisé. En témoigne la comparaison de la révolution que l’illuministe appelle de ses voeux « à une sorte de féérie et à une opération magique », expressions que n’aurait pas renié Rimbaud, dont on peut affirmer, comme le fait Sollers de Louis-Claude de Saint-Martin qu’il « n’est pas mystique mais passionnément rationnel ». Sollers continue de pratiquer cette « navigation selon la nature » à travers les textes, les époques et les lieux les plus divers ; traversant à la vitesse de la lumière sa propre existence nomade. Alors que ses contemporains sombrent dans la paresse et la dépression, lui reste confiant dans les forces de l’esprit. Et finit par nous bouleverser littéralement lorsqu’il conclut, confiant : « Le coeur peut s’arrêter, la pensée vivra. » Le désir est immortel.
Olivier Rachet
Tiphaine Samoyault Traduction et violence Seuil, 208 p., 17 euros
Dans son essai, Tiphaine Samoyault nuance le rôle de la traduction comme pont entre les cultures, et met en évidence les violences qu’elle exerce ou dont elle se fait l’instrument.
Un livre qui en vaut la peine se reconnaît d’abord à la manière dont il vous fait voir une question que vous vous imaginiez plus ou moins connaître, la découvrant soudain comme si c’était pour la première fois, et sous un angle nouveau auquel, par vous-même, vous n’auriez jamais songé. Dès son titre, le nouvel essai de Tiphaine Samoyault apparie deux mots – « traduction » et « violence » – qui semblaient devoir l’être aussi peu que les deux moitiés d’une métaphore surréaliste. Une idée reçue, en effet, nous conduit spontanément à considérer la traduction comme si elle était nécessairement, essentiellement un instrument au service de la paix entre les peuples, de la bonne entente entre les cultures et les individus. Or, c’est précisément une telle conception que Traduction et violence, sans en prendre le contrepied systématique, se propose de remettre en cause. « La traduction, explique Tiphaine Samoyault, n’est pas toujours cet espace irénique de la rencontre et du partage que l’on aimerait qu’elle soit et dont notre époque, en délicatesse avec l’universel, voudrait faire le paradigme de toute la relation à l’autre. C’est d’abord et d’emblée une opération violente, d’appropriation et d’assimilation, où le mouvement de circulation masque assez mal les processus de domination. » La proposition passera pour intempestive, paradoxale, provocante. En tout cas : à contrecourant. Des textes sur la traduction, il en paraît beaucoup avec lesquels dialogue, que conteste, commente ou complète celui de Tiphaine Samoyault. Ils sont parfois l’oeuvre d’éminents penseurs ou poètes attachés à réfléchir une activité à laquelle ils se livrent plus ou moins occasionnellement. Ou bien ils sont le fait de spécialistes, à juste titre soucieux de la promotion de la discipline qu’ils défendent et illustrent, et à laquelle on a donné le nom de « traductologie ». Tout un discours théorique sur la traduction s’est ainsi depuis longtemps développé qui en accompagne la pratique. Il prend des formes très différentes – parfois extraordinairement techniques lorsque ce discours porte sur les protocoles informatiques dont les logiciels rendent de plus en plus possible la traduction automatique, tel que nous en disposons déjà sur nos ordinateurs et nos téléphones. En règle générale, traiter de la traduction, comme on le fait nécessairement partout où l’on étudie les langues, revient à en enseigner l’art ou la méthode, à s’interroger sur les critères de la « bonne traduction » et les moyens de l’obtenir. Mais se poser la question du processus en vertu duquel un énoncé passe d’un parler à un autre – et particulièrement lorsque cet énoncé relève de la littérature et ne se limite pas à la transmission d’un message univoque – oblige à une réflexion essentielle sur les langues, sur la langue, dont il est difficile de faire totalement l’économie et qui, d’une manière ou d’une autre, concerne tout auteur, tout lecteur. D’où les très nombreux essais portant sur la philosophie et sur la poétique de la traduction, dont certains sont devenus des classiques ; les plus connus, au 20e siècle, ont été signés de Walter Benjamin, de George Steiner, d’Umberto Eco ou d’Henri Meschonnic, par exemple, et à la suite desquels se situe celui de Tiphaine Samoyault.
LA GUERRE DES LANGUES Mais, aussi divers soient-ils, à quelques rares exceptions près (Jacques Derrida notamment), la plupart de ces discours reposent sur une conviction partagée, sur une croyance commune, sur une même foi en la traduction des
tinée à rendre possible un dialogue juste et équitable, respectueux de leurs richesses et de leurs différences, entre les langues – et, par extension, entre les hommes, les cultures, les civilisations. La catastrophe de Babel – châtiment divin qui sema la confusion sur terre –, le traducteur l’assume – puisque la multiplicité des parlers fonde sa condition – mais il la répare, la rédime, veut-on nous faire croire, en inventant un art de circuler entre les idiomes, d’échanger de l’un à l’autre, grâce auquel il redevient possible aux hommes de se comprendre, de se parler et de s’entendre. Or, explique Samoyault, cette croyance en une paix possible des parlers dont le traducteur serait l’artisan constitue, au moins en partie, une illusion de laquelle il convient de se déprendre. Car elle sert à dissimuler une réalité d’une autre nature et à permettre ainsi que celle-ci se perpétue. Une « guerre des langues » sévit d’autant plus qu’elle demeure inaperçue. Nul n’y échappe puisqu’elle se livre à l’intérieur des individus autant qu’entre les communautés auxquelles ils appartiennent. « La guerre des langues, affirme Samoyault, c’est aussi celle que chacun porte en soi, entre langue maternelle et langue nationale, entre langue intime, langue intérieure et langue du monde, entre langue maternelle et langues étrangères. » Si l’on veut, la démarche de Tiphaine Samoyault s’inscrit ainsi dans une tradition visant à faire apparaître les enjeux de pouvoir et les rapports de force auxquels même la littérature prétendument la plus pure n’est jamais étrangère. C’était l’idée de Sartre, en un sens. De ses Mythologies jusqu’à sa Leçon, Roland Barthes, dont on se rappelle la biographie que Samoyault lui a récemment consacrée, faisait la démonstration aussi que la langue n’est jamais innocente, qu’elle est toujours le lieu d’un pouvoir que chacun, parlant et parlé, exerce et subit à la fois. Plus récemment, dans la République mondiale des Lettres, Pascale Casanova, sur la base d’une sociocritique inspirée de Pierre Bourdieu et dont se déduisent aussi les travaux sur la traduction de Gisèle Sapiro, démontrait que l’utopique et harmonieuse Weltliteratur autrefois rêvée par Goethe ressemble plutôt à un marché ou à un ring sur lequel se concurrencent et s’affrontent les littératures nationales en vue de conquérir leur reconnaissance ou d’imposer leur hégémonie. Plutôt que de taire une telle guerre, la sociologie de la littérature affirme ainsi qu’il convient de la dire afin de ne pas consentir à la violence qui s’exerce d’autant mieux sur nous qu’elle se développe à notre insu. Mais une telle prise de position n’est pas le fait de la seule sociocritique – même s’il arrive à cette discipline de l’insinuer ou de le proclamer. En romancière, Tiphaine Samoyault la défendait dans l’un de ses précédents livres, lié à son expérience de Sarajevo, Bête de cirque, qui disait déjà de quelle guerre universelle chacun d’entre nous est en réalité le protagoniste.
TRADUTTORE, TRADITORE L’adage dit tout : «Traduire, c’est trahir. » Mais cette formule fameuse, rappelle Samoyault, s’entend d’abord au sens littéral. Souvent, dans l’histoire, le traducteur est vu comme un traître à sa propre communauté, collaborant avec l’adversaire, avec l’envahisseur, avec l’occupant. Au Mexique, selon un exemple que donne Traduction et violence, on a baptisé une pareille attitude « malinchismo » d’après le nom de la maîtresse indienne de Cortès qui servit d’interprète aux Espagnols et qui, à ce titre, passe pour la mère ambiguë et coupable de la culture hispano-américaine. Où qu’elle s’exerce, la domination coloniale fait du traducteur son possible auxiliaire : en Amérique, en Afrique mais aussi en Asie (on pense à Zhou Zuoren, frère de Lu Xun, écrivain chinois et grand traducteur du japonais, qui fut condamné pour collaboration avec l’ennemi). La traduction, continue Samoyault, n’est pas seulement la complice des formes concrètes d’oppression dont l’histoire fournit tant d’exemples. Elle donne à lire, à entendre la violence sous les espèces les plus paroxystiques qu’elle a connues au siècle dernier, avec notamment l’expérience des camps d’extermination, au point que, comme le montre Primo Levi dans Si c’est un homme (auquel s’intéresse l’un des principaux chapitres du livre), traduction et témoignage apparaissent comme des termes synonymes et désignant une même activité soumise à une exigence comparable d‘indispensable et d’impossible fidélité au réel. Mais il y a davantage encore: la traduction elle-même, en elle-même, est violence, elle fait violence à l’oeuvre traduite dont elle part et qu’elle défait, tout comme à la langue dans laquelle elle l’accueille et qu’il lui faut déformer, réinventer à cette fin. Il s’agit d’« une opération ambiguë, complexe, capable du meilleur comme du pire ». Et c’est pourquoi, selon la thèse qu’énonce Traduction et violence, il est essentiel de « rappeler quelle puissance d’appropriation et de réduction de l’altérité elle a manifesté dans l’histoire des rencontres culturelles, qui sont aussi des histoires de domination ». Quelle figure donner alors au traducteur ? À la fin de son parcours, Samoyault avance le nom de Tirésias – dont on peut rappeler quel rôle il joue dans ce grand poème-traduction qu’est la Terre vaine de T. S. Eliot. Le prophète au double sexe – apparenté au féminin, dont Samoyault montre les affinités avec l’art de la traduction – a été doté par les dieux du don de comprendre l’inintelligible et chantante langue des oiseaux. Il exprime ainsi comment il faut au traducteur « s’éloigner du sens pour rejoindre les sens et révéler par-là que l’absence de sens est peut-être le sens de la littérature », poussant celui qui écrit, qui lit « hors de ses sens » et mettant « sens dessus dessous » le spectacle de la réalité. L’entreprise est toujours à recommencer. Car semblable à Tirésias, le traducteur, défaisant et refaisant sans cesse son oeuvre, est aussi pareil à Pénélope – par la parole de laquelle se termine l’Ulysse de Joyce dont Samoyault a traduit notamment le monologue final. « Le traducteur, écrit-elle en conclusion de son essai, s’emploie à défaire ce que l’écrivain a fait. Pour refaire dans une autre langue ce qui a été fait dans un poème ou dans un livre, il faut soigneusement détisser le texte à traduire, le démanteler, le mettre en pièces, le rendre informe, avant de lui redonner forme. » De sorte que la violence que la traduction nous fait voir mais dont elle procède également, au nom de laquelle elle s’exerce et contre laquelle elle combat nous rend aussi au monde, nous rend le monde sans désespérer de la communication à laquelle visent, et que permettent, l’usage des langues et la pratique de la littérature.