pensée chinoise, de coalescence plutôt que de contradiction. Héraclite, rappelle Jullien, défendait déjà l’idée, à l’époque présocratique, que « les opposés [étaient] solidaires » ; la vie ne s’opposant pas à la mort, mais en constituant la réversibilité même. Sur quels critères reposerait donc cette « vraie vie » en quête de laquelle se situe la réflexion de l’auteur ? Tout d’abord, sur un principe de « dé-coïncidence » permettant d’éloigner de soi toute représentation trop figée dont les concepts d’Être et de Bonheur, non pensés par la Chine, seraient l’emblème : « C’est au contraire de ce que se defait continuellement la coincidence acquise que procede la capacite de vivre dans son renouvellement [...]. Vivre est dé-coïncider sans discontinuer de cet etat present pour continuer de vivre. » De notre capacité ensuite de s’ouvrir à ce que Rimbaud définissait en parlant d’un « inouï », c’est-à-dire en opposant aux valeurs pétrifiées de liberté ou de vérité celles plus efficaces de « disponibilité » et de « ressource ». Jullien continuant ici de substituer au plan transcendantal de la métaphysique un plan d’immanence susceptible d’embrasser la totalité mouvante et contradictoire du réel. Plus étonnamment, le philosophe appelle de ses voeux une réactivation des concepts du marxisme, les mieux à même de nous permettre d’opérer cet « écart » qui lui est cher avec les errements d’une vie synonyme de résignation ou d’aliénation, aussi bien économique que technologique. La rencontre est-elle encore possible avec quelque forme d’altérité que ce soit ? Ce n’est pas un dieu qui serait à même de nous sauver, comme pouvait le penser Heidegger, mais notre capacité même de ressentir « un ébranlement émotionnel frappant soudainement la vie ». Les artistes offrant à cet égard une occasion unique de rencontrer la « vraie vie », dont parlait de son côté Proust, bien plus que de la retrouver. « Pourquoi le peintre ou le poete ne seraient-ils pas aussi de ceux qui se sont ecartes de la vie commune, de la vie bornee et balisee, pour rendre leur vie exploratoire? », s’interroge Jullien, en ayant le philosophe de la République en ligne de mire. In fine, ce serait dans une tentative toujours inachevée de vivre que résiderait l’une des clés permettant d’accéder à la « vraie vie ». La vie ne s’apprend pas, mais s’éprouve dans une tension permanente entre des principes contradictoires vers lesquels la pensée chinoise est à même de nous guider. « C’est parce qu’elle est ainsi contradictoire – et deja qu’elle s’effective de ce qu’elle se quitte, se perpetue en meme temps qu’elle ne cesse de muter– que la vie est en tension de vie », conclut l’auteur, plus convaincant que jamais.
Olivier Rachet