Nicolas Donin (éd.) Un siècle d’écrits réflexifs sur la composition musicale. Anthologie d’auto-analyses, de Janáček à nos jours Droz / Haute école de musique de Genève, 720 p., 39 euros
Une anthologie d’écrits de compositeurs contemporains met en évidence la diversité des voies de l’auto-analyse en matière de création musicale.
Cet ouvrage est imposant, aussi bien par son volume que par la qualité des recherches effectuées par l’équipe, réunissant historiens et historiennes de la musique, qui y a regroupé les textes de plus d’une trentaine de compositeurs et compositrices, depuis Leoš Janáček jusqu’à Luis Naón, autour des écritures de l’« auto-analyse ». Dans son introduction à l’ouvrage, Nicolas Donin précise ce que recoupe cette notion. Historiquement, elle se greffe à la tradition de l’analyse musicale et à l’étude de la singularité des oeuvres, telle qu’elle s’est développée conjointement à l’enseignement de la composition. Pratiquement, elle engage, pour les compositeurs, une « réflexion ancrée dans leur propre expérience compositionnelle (relative à une oeuvre ou un groupe d’oeuvres), sur laquelle ils jettent un regard critique, analytique, rétrospectif, sans se fixer pour objectif principal une théorie générale ». Enfin, comme elle s’applique au « découpage d’un tout en parties, dont on cherche à comprendre les relations », sa méthode est proche de la composition. Nous avons donc affaire, avec l’auto-analyse, à des études plus qu’à des essais, qui répondent à des nécessités personnelles plus qu’universalisantes, à des tentatives plus expérimentales qu’académiques et dont les exigences reposent, à travers l’examen de leurs propres oeuvres par des artistes, à une compréhension de l’activité créatrice comme à une description des opérations de la composition musicale.
OBSERVATION ET DESCRIPTION L’ordre chronologique dans lequel sont publiés les textes permet d’accueillir leur diversité et leur hétérogénéité. Entre journal de travail et journal quotidien, mise en scène de l’activité créatrice ou prise de notes, approche psychologique et compte rendu technique… Dans leurs différents formats et avec leurs différentes méthodes, ces textes oscillent entre l’analytique et le narratif, l’observation d’un travail et l’essai introspectif. Certains compositeurs des 20e et 21e siècles, dont les écrits ont été abondamment publiés et commentés, en ont été volontairement écartés, afin de favoriser l’accès à des textes peu connus ou inédits. Ainsi, si Pierre Boulez, Luigi Nono ou Helmut Lachenmann ne figurent pas au sommaire, on y découvrira, en revanche, des fragments d’une enquête menée par Julius Bahle, dans les années 1930, sur l’expression musicale des émotions à partir de questionnaires et de rapports sur les états psychologiques éprouvés par des compositeurs lors de la création. Mais aussi un journal où Pierre Schaeffer met en scène ses « illuminations » dans des saynètes de studio théâtralisées, les notes de George Aperghis, une mise en contexte des procédés de changement de phase chez Steve Reich, les descriptions précises de protocoles et de méthodes de travail par Brian Ferneyhough, cherchant à traduire au plus proche les différentes étapes d’un processus compositionnel en actes. De la réunion de tous ces textes, introduits par des présentations qui permettent de situer leurs enjeux au regard de la démarche des artistes, peuvent aussi se dégager certaines lignes de partage entre différentes approches auto-analytiques. Car, si la dimension personnelle de ces écrits et la dimension collective des problèmes qu’ils abordent (appréhender le processus de création, les tâtonnements de la pratique, etc.) leur sont communes, ils se distinguent par la qualité des descriptions qu’ils proposent et par les détails de l’enquête qu’ils suivent. À la ligne transcendantale de l’inspiration et du mystère, héritage d’une romantisation encore bien présente dans un travail artistique qui se veut sans espace ni temps précis (chez Honegger, par exemple), répond une ligne plus pragmatique, portant sur les étapes, protocoles, procédures, opérations et tests de la composition, dans des lieux et au milieu de dispositifs techniques précis, dont les descriptions sont, le plus souvent, accompagnées de diagrammes, de schémas graphiques, de dessins et de partitions. Le compte rendu des activités d’Henri Pousseur dans « le Temps des paraboles. Description d’un travail de musique électronique », écrit en 1972 à l’occasion d’une résidence liée à une commande du studio de musique électronique de la radio publique de Cologne, en offre le meilleur exemple. Certainement, ces textes bénéficient, pour les historiens des pratiques de création et de leurs écritures, d’un intérêt majeur. Mais quel est leur apport collectif ? Nicolas Donin, dans son introduction, apporte une réponse pratique à cette question. Dans le cadre du développement de doctorats pour les artistes, suite aux protocoles des accords dits de Bologne, la réunion de ces textes souligne l’absence de tradition instituée et donc l’absence de modèle stable pour la recherche artistique. Mais leur ensemble manifeste, symétriquement, la pluralité de ces modèles et leurs singularités, lesquelles fondent toute leur pertinence, puisqu’elles s’adossent à celles des pratiques de composition ellesmêmes. Autant en tirer tous les bénéfices pour les recherches à venir.
Christophe Kihm