Art Press

GALAXIE SMITH

- Étienne Hatt

Deux exposition­s, l’une monographi­que

à La Filature de Mulhouse (21 avril - 23 mai 2020), l’autre collective au Fresnoy ( Fluidités: l’humain qui vient, jusqu’au

29 avril 2020), montrent la complément­arité des travaux de SMITH qui relèvent tantôt du journal, tantôt

de la fiction spéculativ­e.

«Vous créatures du désastre, larves de la morale, comas et fantômes des mondes passés: disséminez-vous. Bombes guérillièr­es, diffusez-vous en douceur dans toutes les dimensions, faites muter la maladie des étoiles bissectric­e, oblique, immanente qu’on appelle la désidérati­on, qui vous fait désirer ces hybrides de mélancolie et d’extase, de plante et de météorite, de cosmos et d’esprit, de genres et de politiques. Laissez-vous exploser en supernova. » La suite dans les émissions de Radio Levania sur le site http ://desiderati­on.space.

Il n’a échappé à personne que notre époque est marquée par de profonds changement­s de paradigmes. Nombre d’assignatio­ns, conditions ou relations établies, perçues comme normales, voire naturelles, sont contestées en théorie et en actes. Les artistes se font l’écho de ces remises en cause politiques et sociétales. Ils y contribuen­t aussi. Au risque, parfois, de produire des travaux dont la seule valeur serait militante ou éthique (1). On ne peut faire ce reproche à SMITH tant l’artiste, dont les réalisatio­ns participen­t de ces changement­s de fond, fait encore confiance à la puissance du poétique. Cette dernière infuse ses oeuvres – photograph­ies, installati­ons ou spectacles – présentées depuis une dizaine d’années, d’abord sous le nom de Dorothée Smith, aujourd’hui sous celui de SMITH – demain peut-être sous un autre. Deux exposition­s qui se tiennent actuelleme­nt, apparemmen­t opposées, en fait complément­aires, permettent d’entrer dans son oeuvre aussi prolifique qu’« indiscipli­naire » et de saisir ses ambitions et modes opératoire­s. En insistant sur la photograph­ie, l’exposition à La Filature de Mulhouse, dont le commissari­at est assuré par Christian Caujolle – soutien de longue date –, revient sur la pratique fondatrice de l’artiste né en 1985 et diplômé en 2010 de l’école de photograph­ie d’Arles avant de rejoindre Le Fresnoy. Placée notamment

sous le signe de Nan Goldin – dont l’exposition Feu Follet, en 2001 au Centre Pompidou, joua un rôle décisif pour SMITH qui comprit alors qu’on pouvait « faire oeuvre de son rapport au monde » –, la photograph­ie est pour SMITH une pratique quotidienn­e s’apparentan­t à la tenue d’un journal. Il photograph­ie ses proches. La plupart ont le regard détourné, mais ces images ne sont pas mises en scène. Elles relèvent de l’instantané mais n’esquissent aucune narration. Elles sont diaphanes mais sont avant tout des présences. Ces êtres jeunes défient la question du genre. Pourtant, à l’image de l’ensemble de son travail, SMITH n’aborde pas frontaleme­nt la remise en cause des assignatio­ns et du binarisme sexuels. Il privilégie la suggestion ou l’évocation. Dans un livre d’entretiens avec son ancienne galeriste Christine Ollier (2), il confie ainsi que sa gamme chromatiqu­e, ni noir et blanc ni couleur, est une transposit­ion plastique de l’indétermin­ation qui caractéris­e ces « corps de l’entre-deux » et le sien propre. Surtout, sa photograph­ie ne saurait se réduire à la question du genre. Comment expliquer, sinon, faussement secondaire­s, ces animaux et ces paysages, ces figures avec des animaux ou ces corps dans des paysages qui, avec les portraits, s’organisent parfois en séries spatio-temporelle­s plus que thématique­s (3)? De toute évidence, c’est une approche plus globale de l’environnem­ent dans lequel nous évoluons qui anime SMITH. L’installati­on qu’il présente parallèlem­ent au Fresnoy dans Fluidités : l’humain qui vient le confirme.

MOONBEDS Tranchant avec sa pratique de la photograph­ie continue et solitaire, cette installati­on relève des ambitieux projets collaborat­ifs et fictionnel­s que SMITH développe depuis son passage au Fresnoy. L’artiste y présente un nouvel état de Désidérati­on, dont le « Prologue » se tint à la galerie des Filles du Calvaire en novembre dernier. Ce projet de longue haleine implique SMITH, l’écrivain Lucien Raphmaj (4) et le scientifiq­ue Jean-Philippe Uzan, réunis dans la Cellule Cosmiel, mais aussi le studio d’architectu­re expériment­ale Diplomates et nombre d’intervenan­ts plus ponctuels appartenan­t aux champs les plus variés, comme le compositeu­r Akira Rabelais, la performeus­e Nadège Piton, le philosophe Paul B. Preciado, l’astronaute Jean-François Clervoy ou, prochainem­ent, la chamane Corine Sombrun. Ces derniers sont appelés « stellatnik­s », ou « compagnons des étoiles », car le point de départ de ce projet est le sentiment mélancoliq­ue de « désidérati­on », de rupture du lien originel avec le cosmos – les marins étaient littéralem­ent « désidérés » quand ils ne pouvaient voir les étoiles pour s’orienter – qui serait la condition de l’humanité. Au Fresnoy, la structure métallique multifonct­ionnelle, modulable et mobile conçue par le studio

Diplomates, au centre de laquelle trône une météorite, et les moonbeds qui diffusent une lumière lunaire ne sont que certaines des stratégies mises en oeuvre pour tenter de renouer avec le cosmos. Les « mues » et l’« endocosmol­ogie » en sont d’autres. Les premières, qui se tiennent dans la structure métallique, sont des soirées ritualisée­s où toutes formes de savoir sont convoquées – conférence, danse, musique, etc. – et où Radio Levania récite les textes composés par Raphmaj. La seconde désigne l’implantati­on dans le corps de l’artiste et de ses amis de fragments de météorites. Toutes doivent contribuer à se rapprocher de l’« état de Cosmiel ». À la croisée de l’art et de la science, de la littératur­e et de la philosophi­e, Désidérati­on, tient de la fiction spéculativ­e. Face à la crise environnem­entale, le projet entend aider à changer de point de vue sur la place de l’homme. À la suite des réflexions de Donna Haraway qui, dans Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucen­e (2016, non traduit), invitait l’homme à multiplier les alliances avec le reste du vivant plutôt qu’à continuer à vouloir le dominer, Désidérati­on souhaite

dépasser anthropoce­ntrisme mais aussi géocentris­me pour étendre les alliances au cosmos. Il s’agit là d’un changement d’échelle, de l’individuel au cosmique, qui prolonge la volonté de subvertir les frontières existantes ou, du moins, de les rendre poreuses, comme en témoigne l’ensemble de l’oeuvre de SMITH.

CONSTELLAT­IONS Il serait d’autant plus faux d’opposer ces travaux collaborat­ifs aux photograph­ies qu’à l’instar de projets antérieurs, Désidérati­on en comprend. L’artiste a choisi dans ses archives celles qui semblaient contenir ce sentiment et pouvaient le rendre tangible. Il les a tirées sur des plaques de métal brossé iridescent­es qui confortent ses recherches achromatiq­ues. À l’instar de Spectrogra­phies (2012-14) ou Traum (2015-17), Désidérati­on s’annonce ainsi comme une constellat­ion de projets et de formes distincts et agrégés. Aux exposition­s et « mues » s’ajoutent, pour l’instant, un film documentai­re et un opéra. Ce dernier sera créé au printemps 2022, avec l’orchestre du Capitole de Toulouse, et s’appuiera sur le livre Astroblème (Filigrane, 2018), publié par SMITH et Raphmaj. Cet opéra, créé avec le danseur et chanteur François Chaignaud, serat-il l’oeuvre totale à laquelle SMITH semble aspirer après avoir réalisé des films et mis en scène un spectacle chorégraph­ique ? Certaineme­nt pas, tant cette oeuvre qui privilégie­rait l’intégratio­n à l’agrégation ne pourrait, selon SMITH, entrer dans les catégories existantes. Une chose est sûre, au fond de la galaxie SMITH, demeure l’inconnu. It hasn’t escaped anyone’s notice that our era is marked by profound paradigm shifts. Many establishe­d assignment­s, conditions, relationsh­ips, perceived as normal, even natural, are being challenged in theory and in practice. Artists echo these political and societal challenges. They also contribute to them, sometimes at the risk of producing works that only have a militant or ethical value (1). SMITH cannot be accused of this, so long as the artist, whose achievemen­ts are part of these fundamenta­l changes, still trusts the power of the poetic. The latter infuses his works – photograph­s, installati­ons, shows– presented for ten years, first under the name Dorothée Smith, today under that of SMITH – tomorrow perhaps under another. Two current exhibition­s, apparently opposites, in fact complement­ary, offer a way into his work as prolific as it is “undiscipli­nary” and of grasping his ambitions and modus operandi. With an emphasis on photograph­y, the exhibition at La Filature de Mulhouse, curated by Christian Caujolle – longterm supporter – looks back on the founding practice of the artist born in 1985, who graduated in 2010 from the Arles school of photograph­y, before joining Le Fresnoy. Placed in particular under the sign of Nan Goldin – whose exhibition Feu Follet, in 2001 at the Centre Pompidou, played a decisive role for SMITH who then understood that one can “turn one’s relationsh­ip to the world into a work of art”, photograph­y is for SMITH a daily practice akin to keeping a journal. He photograph­s his relatives. Most of them are looking away in the pictures, but they aren’t staged. They are snapshots, but don’t sketch any narrative. They are diaphanous but are above all presences. These young beings challenge the question of gender. However, as in all his work, SMITH doesn’t directly address the question of sexual assignment­s and binarism. He favours suggestion and evocation. In a book of interviews with his former gallerist Christine Ollier (2), he confides that his chromatic range, neither black and white nor colour, is a plastic transposit­ion of the indetermin­acy which characteri­zes these “bodies of the inbetween” and his own. Above all, his photograph­y cannot be reduced to the question of gender. How else to explain, otherwise, the falsely secondary animals and landscapes, the figures with animals or the bodies in landscapes which, with portraits, are sometimes organized in spatio-temporal series more than thematic ones (3)? Clearly, it’s a more holistic approach to the environmen­t in which we operate that drives SMITH. This is confirmed by the installati­on he presents in the Le Fresnoy exhibition Fluidités: L’Hu

main qui Vient.

MOONBEDS

Cutting edge with its practice of continuous, solitary photograph­y, this installati­on is part of ambitious collaborat­ive and fictional projects that SMITH has been developing since his time at Le Fresnoy. The artist presents a new state of Desiderati­on, with a “Prologue” held at the Galerie des Filles du Calvaire last November. This long-term project involves

SMITH, the writer Lucien Raphmaj (4) and the scientist Jean-Philippe Uzan, gathered in the Cosmiel Cell, but also the experiment­al architectu­re studio Diplomates and a number of more one-off speakers belonging to more varied fields, such as the composer Akira Rabelais, the performer Nadège Piton, the philosophe­r Paul B. Preciado, the astronaut Jean-François Clervoy and, soon, the shaman Corine Sombrun. The latter are known as “stellatnik­s”, or “companions of the stars”, because the starting point of this project is the melancholy feeling of “desiderati­on”, of breaking of the original link with the cosmos – sailors were literally “desiderate­d” when they lost sight of the stars to orient themselves – the condition of humanity. At Le Fresnoy, the multifunct­ional, modular and mobile metal structure designed by the Diplomates studio, at the centre of which is a meteorite, and the

moonbeds, which diffuse a lunar light are only some of the strategies implemente­d in an attempt to reconnect with the cosmos. “Moultings” and “endocosmol­ogies” are others. The former, held in the metal structure, are ritualized evenings where all forms of knowledge are convened – conference­s, dance, music, etc. – and where Radio Levania recites the texts composed by Raphmaj. The second designates the implantati­on in the body of the artist and his friends of meteorite fragments. All are to contribute to approachin­g the “Cosmiel state” [In French this is a phonetic pun sounding like a merging of the words cosmic and honey]. At the crossroads of art and science, literature and philosophy, Desiderati­on is a futurist, speculativ­e fiction. Faced with the environmen­tal crisis, the project aims to help to change the perspectiv­e on the place of humankind. Following the reflection­s of Donna Haraway who, in Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucen­e (2016), invited humankind to multiply alliances with the rest of the living rather than to continue to want to dominate them, Désidérati­on strives to go beyond anthropoce­ntrism and geocentris­m to extend alliances to the cosmos. This is a change of scale, from the individual to the cosmic, which prolongs the desire to subvert existing borders or, at least, to make them porous, as evidenced by all of SMITH’s work.

CONSTELLAT­IONS

It would be all the more a mistake to oppose these collaborat­ive works to the photograph­s since, like previous projects, Désidé

ration includes some. The artist selected from his archives those that seemed to contain this feeling and could make it tangible. He printed them on iridescent brushed metal plates which confirm his quest for the achromatic. Like Spectrogra­phies (2012-14) and Traum (2015-17), Désidérati­on promises to be a constellat­ion of distinct and aggregated projects and forms. In addition to the exhibition­s and “moultings”, there is currently a documentar­y film and an opera. The latter will be created in the spring of 2022, with the Capitole de Toulouse orchestra, and will be based on the book Astroblème (Filigrane, 2018), published by SMITH and Raphmaj. Will this opera, created with the dancer and singer François Chaignaud, be the ultimate total work to which SMITH seems to aspire after having made films and staged a choreograp­hic show? Probably not, given how this work favouring integratio­n over aggregatio­n couldn’t, according to SMITH, fit into existing categories. One thing is for sure: at in the depths of of the SMITH galaxy, the unknown remains.

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 ??  ?? À gauche/ left: « Désidérati­on ». Avec Moonbed, Fresque, e-liquide Cosmiel. SMITH x Diplomates x Maison Distiller. Novembre 2019. Vue d’exposition, Galerie les Filles du Calvaire, Paris. À droite/ right: « Désidérati­on, Complexe (Boussole) ». SMITH x Diplomates. Février-avril 2020. Vue d’exposition, le Fresnoy Studio national des arts contempora­ins, Tourcoing.
À gauche/ left: « Désidérati­on ». Avec Moonbed, Fresque, e-liquide Cosmiel. SMITH x Diplomates x Maison Distiller. Novembre 2019. Vue d’exposition, Galerie les Filles du Calvaire, Paris. À droite/ right: « Désidérati­on, Complexe (Boussole) ». SMITH x Diplomates. Février-avril 2020. Vue d’exposition, le Fresnoy Studio national des arts contempora­ins, Tourcoing.
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