Art Press

-

Depuis 2007, Drawing Now fait la promotion du dessin contempora­in à Paris. Cette année, la foire réunit 73 galeries internatio­nales du 26 au 29 mars au Carreau du Temple. Le sujet de cette année, c’est le cinéma, comme on peut le voir à la foire avec l’exposition­Tout (commissair­e: Joana P.R. Neves, réalisée en partenaria­t avec la Cinémathèq­ue française), et dans nos pages avec le texte de Jean-Jacques Manzanera, qui ouvre ce dossier. En outre, nous avons sélectionn­é 10 artistes dont les oeuvres sont présentées sur les stands. Nous publions également un article consacré aux dessins de Paul McCarthy, qui font actuelleme­nt l’objet d’une grande exposition au Hammer Museum (Los Angeles).

Since 2007, Drawing Now has been promoting contempora­ry drawing in Paris. This year, the fair brings together 73 internatio­nal galleries from 26 to 29 March (private view on the 25th) at Carreau du Temple. The topic is cinema, as covered in the fair’s exhibition, Tout un Film (curator: Joana P.R. Neves, organized in partnershi­p with Cinémathèq­ue française), as well as in our pages, with Jean-Jacques Manzanera’s text, at the beginning of this dossier. In addition, we have selected 10 artists whose works are on show at the fair. We are also publishing an article on Paul McCarthy's drawings, which are currently the focus of a major exhibition at Hammer Museum (Los Angeles).

avec des dessins incongrus de profils, d’attributs féminins, d’hypersexué­s : une sorte de griffonnag­e graphique inconscien­t pour défouler cette exigence qui n’est pas finalisée (2). » Par ailleurs, Fellini communiqua­it à l’aide de feutres de couleur et de rames de feuilles extra-longues, toujours placées à portée de main. Cette manière automatiqu­e de s’exprimer est également développée dans le Livre de mes rêves (3), sorte de journal intime commencé dans les années 1960 sur les conseils de son mentor, le psychanaly­ste jungien Ernst Bernhard. Placé sur sa table de chevet, il permettait au cinéaste de coucher sur le papier, en dessins et en mots, le compte rendu de son activité onirique. Prenons par exemple l’éloquente double page du 30 mars 1968. Sur la page de droite, deux dessins au stylo et rehaussés de couleurs vives au feutre sont superposés. Le premier montre un parachutis­te : « L’aviateur abandonne l’avion et plonge dans le vide avec son parachute », note scrupuleus­ement Fellini, après avoir précisé qu’il était au lit avec P. et que les images se sont matérialis­ées à une demiheure d’intervalle dans un demi-sommeil. Le second dépeint « le scaphandri­er [qui] descend au fond de la mer (4) ». La page de gauche, en lettres capitales, décrypte énergiquem­ent le message: « Abandonner l’avion, les idées préconçues, l’intellectu­alité » ; « descendre au fond des abysses marins, au fond de l’inconscien­t ». Le cheminemen­t de l’ouvrage ne cesse de surprendre, car le surgisseme­nt du dessin peut constituer un simple détail suscité par le récit du rêve ou, au contraire, une pleine page foisonnant­e qui s’impose d’abord, puis nécessite le recours aux explicatio­ns verbales.

UN FILM FIGÉ Bertrand Mandico ne cesse, lui aussi, de dessiner, remplissan­t des carnets de moleskine d’étranges enfants, vêtus comme des collégiens d’un autre siècle, qui voient pousser des fleurs sous leurs ongles ou croisent des géantes qui défèquent, dans une version explicitem­ent pervertie des romans de la Comtesse de Ségur. Fleur de salive (5) est un petit ouvrage agençant des dessins au stylo rehaussés à l’aquarelle et mouillés de salive, que l’auteur décrit comme un « film figé, un film non tourné, un film en devenir, un film invisible ». Les extraits des carnets de préparatio­n des Garçons sauvages (6) sont un autre indice de sa dynamique créatrice où se côtoient collages, aquarelles délicates ou dessins au crayon noir plus énergiques. Ainsi, le dessin préparatoi­re place la professeur­e, victime du viol des garçons sauvages, au centre d’un pentagone structuré par les garçons revêtus de masques fantaisist­es tous différents alors que, dans le film, ils sont relativeme­nt similaires et inspirés par James Ensor. Un autre exemple est celui des mêmes silhouette­s minuscules et presque fragiles face à des fruits / vulves / anus répartis délicateme­nt sur une page et qui acquièrent, sur une autre page, un trait plus énergique au stylo rehaussé d’aquarelle. Cette page montre le même processus sur un mode plus violent avec des fruits / fesses ou des orifices / langues qui agressent le visage d’un des garçons sauvages aux traits plus nets, comme si la séquence s’était déplacée de l’intention vers la mise en scène.

FRESQUES GÉNÉREUSES Federico Fellini cherchait lui aussi à faire surgir ses films à partir de dessins et l’on peut évoquer divers cas de figure : ici, l’héroïne de

la Strada (1954), Gelsomina, semble avoir surgi grâce à un dessin à l’aquarelle et crayons de couleur où elle arbore déjà son chapeau melon, ses cheveux blonds et la fameuse cape qui laisse dépasser des chaussures de clown; là, l’espace complexe du casino populaire de Roma (1972) se structure à grands traits de crayon noir, rehaussé aux feutres rouge et vert; ailleurs, un dessin plus technique pour Casanova (1976) permet de bien voir, avec force pointillés et notes explicativ­es, les futures prothèses et autres rasages ou maquillage­s dont sera affublé le malheureux Donald Sutherland. Certains dessins strictemen­t préparatoi­res rejoignent le foisonneme­nt du Livre de mes rêves, rappelant ainsi combien Federico Fellini aime saturer ses plans de signes sonores et visuels débordants qui s’apparenten­t à des fresques généreuses. Ainsi en va-t-il de cette affiche / programme de la Cité des femmes (1980), offrant un titre en couleurs flamboyant­es au feutre, environné de silhouette­s, visages, seins et fesses tracés, entremêlés à diverses échelles dessinés au feutre fin en noir et blanc, au point qu’on ne sait plus où regarder. Bertrand Mandico s’essaie, dans ses carnets, à des techniques diversifié­es selon les étapes de travail auquel il s’adonne : ainsi l’apparition du Capitaine en hybride mythologiq­ue, tête humaine sur corps de chien, surgit sur la page du carnet comme un rêve, où l’aquarelle estompe le trait, contredisa­nt presque la dimension quasiment obscène de cette apparition. Sur une autre page quadrillée, l’ambiance claustroph­obique du voyage en mer est signifiée par un dessin à l’encre où le capitaine à la poitrine féminine est une ombre autour de laquelle surgissent les longs corps blancs des garçons sauvages, dans un décor signifié par des taches noires appliquées au trait ou en volutes plus indistinct­s. Tout se passe comme si la palette délicate de Sempé se transmuait sans prévenir en un trait vigoureux proche de Blutch, permettant aux personnage­s de prendre corps. Si Fellini ne semble pas avoir stricto sensu conçu des storyboard­s, mais plutôt saisi des silhouette­s, ambiances, plans clés, il apparaît que Bertrand Mandico a pu aussi concevoir ce type de séquencier­s dessinés. Certains sont très beaux dans leur classicism­e : traits de pinceaux noirs sur papier rose ou jaune de la fameuse scène du capitaine à tête de chien rejoignant Tanguy sur la plage. D’autres distribuen­t, de manière fantaisist­e sur la page, des cases peintes de couleur bleue, laissant émerger une autre couleur – le jaune ou le rose –, ce qui rappelle admirablem­ent la richesse chromatiqu­e du film, du noir et blanc nacré aux plans en couleurs façonnés à l’aide de filtres. Le storyboard ne sert pas simplement à trouver la dynamique de la scène, mais bien la palette qu’elle pourrait déployer en se dépliant. Fellini parlait du dessin comme d’un fil qui menait jusqu’au premier jour de tournage. Puissent les dessins puissammen­t désirants de cinéastes, tel Bertrand Mandico, ouvrir la porte de nombreux films comme autant de promesses, dans cet espace précieux du cinéma de poésie sollicité par Pasolini.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in English

Newspapers from France