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Au Hammer Museum, à Los Angeles, l’exposition Paul McCarthy. Head Space, Drawings 1963-2019 (jusqu’au 10 mai 2020) révèle un pan méconnu de la production de l’artiste californie­n. Elle tend aussi à neutralise­r cette oeuvre volontiers transgress­ive rattrapée

par le marché.

À Los Angeles, où l’artiste réside depuis le début des années 1970, le Hammer Museum a tenté un difficile pari : offrir une plongée dans son esthétique à travers son oeuvre graphique, la moins exposée et la moins connue, de façon à proposer un portrait en creux de McCarthy sur six décennies et à présenter la matrice souterrain­e de l’oeuvre. On reste à cet égard interloqué et fasciné devant ces diagrammes de 1990, sorte de bilan de l’oeuvre graphique qui paraît exécuté à la hâte, où l’artiste a schématisé ses oeuvres passées, indiquant çà et là « sold » [vendu]. Première tentative d’ordonner ce qui passe souvent pour un inconscien­t à ciel ouvert.

FIGURE TUTÉLAIRE L’exposition est, comme l’indique le titre Head Space, une déambulati­on dans la tête de l’artiste. Organisée de manière chronologi­que, elle n’a cependant pas vocation à être historique, documentai­re ou scientifiq­ue. Le visiteur est accueilli par un autoportra­it en singe réalisé à 18 ans, qui sert également d’affiche et de couverture au catalogue. C’est le premier signe du caractère ultra biographiq­ue et peut-être hagiograph­ique de l’exposition. Mais c’est le lot de toute exposition monographi­que. Et pourrait-il en être autrement dans une ville dont McCarthy est devenu le principal représenta­nt, doyen de la scène artistique et figure tutélaire ? À l’autoportra­it en singe dont on aurait peutêtre pu se passer, on préférera, dans la première salle, les Stoned Blue Drawings [Dessins bleus défoncés, 1968-69] qui offrent une plongée directe dans la psyché tourmentée de l’artiste. Ces dessins, réalisés sous l’influence de psychotrop­es à San Francisco, sont marqués par des thèmes qui seront récurrents : sexes surdimensi­onnés et bouffis, Père Noël bonhomme, formes organiques informes. On voit ensuite des travaux très rarement exposés, comme ces feuilles découpées dans des magazines vaguement érotiques en 1970-71, destinées à servir de script pour un film que McCarthy ne réalisera pas ( Film of Desire), l’université de Los Angeles, où il a entrepris un cursus en art et cinéma, refusant de mettre à sa dispositio­n les moyens nécessaire­s. On se réjouira ensuite devant les immenses dessins Re-Drawn Sailor Meat Drawings (1982) et Baby World (1984), troublants par l’énergie à peine canalisée qui s’en dégage et l’ambiguïté des motifs. Avec ses vulves et sa paire de testicules géante frénétique­ment tracée à proximité d’un clou et de biberons, Baby World nous rappelle que les branchemen­ts d’organes peuvent se passer d’organes, que le désir est polymorphe et plurivoque, que tout y circule. La série Re-Drawn Sailor Meat Drawings revient sur la performanc­e filmée Sailor Meat (1975), plus connue, inspirée de Querelle de Brest de Jean Genet et d’une publicité pour un film érotique de Russ Meyer.

Ici une auto-fellation compulsive permise par un membre surdimensi­onné. Là un personnage en train de s’ouvrir les entrailles qui deviennent vagin, dont McCarthy dira qu’il s’agit de lui-même. On regrettera seulement qu’il faille ouvrir le catalogue pour avoir accès aux vues de l’exposition de 1982, à la Exile Gallery : un bâtiment industriel désaffecté, sale, où les dessins occupent la quasi-totalité de l’espace. McCarthy est alors loin d’être la coqueluche du marché et des institutio­ns qu’il deviendra à la fin des années 1990. À côté de ces oeuvres puissantes, le reste de l’oeuvre graphique peut sembler de moindre intérêt, si ce n’est celui d’éclairer à nouveaux frais l’ensemble de la carrière de l’artiste.

TIRER DE NOUVEAUX FILS Du parcours, on retiendra la présence de plus en plus marquée de l’univers de Walt Disney, profondéme­nt perverti, et la propositio­n finale d’une oeuvre marquée par le féminisme. Au début des années 1990, les sculptures mécaniques de McCarthy, dont on peut voir certains

dessins préparatoi­res ( Garden Drawings, 199192), sont directemen­t inspirés des robots-marionnett­es du parc Disneyland, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Los Angeles. Au début des années 2000, deux ans avant le succès du film, Pirates of the Carribean reprendra directemen­t le thème de l’attraction éponyme ouverte en 1967. Mais c’est surtout Blanche-Neige qui occupe la dernière décennie du travail de McCarthy – et la dernière salle de l’exposition. On y voit des oeuvres de grand format, où les dessins de copulation­s frénétique­s voisinent avec des pages de magazines pornograph­iques. Au centre de la pièce, la maquette de l’installati­on géante WS Snow White, présentée à l’Armory Show à New York en 2013 et aujourd’hui dans l’immense atelierent­repôt de McCarthy à Pasadena. Ces images sont-elles infamantes – celles qui mettent des femmes en scène en particulie­r? L’exposition répond à très juste titre : non. Elle va même jusqu’à suggérer une posture féministe de l’artiste, que conforte sa proximité depuis les années 1970 avec les performeus­es féministes Barbara T. Smith ou Linda F. Burnham, éditrice du magazine High Performanc­e. La violence à l’oeuvre, parfois ultra sexualisée, est la réponse toute personnell­e de l’artiste à la violence du monde, au machisme, au consuméris­me à outrance. Une ultra-violence régressive, dégoûtante, brute, mais très rarement sadienne (pas érotique). La bête monstrueus­e en chacun d’entre nous. Un thème traverse toute l’exposition : le sexe. Et pourtant l’oeuvre de McCarthy n’est en rien une ode à la sexualité, au contraire. S’il y a un fil rouge à retenir, ce sera bien celui-là : le sexe est partout, du début à la fin, mais de plus en plus sombre et violent, sanguinola­nt ou maculé d’excréments. Dans les années 1970, on évoluait encore dans une érotique du ketchup et de la salive: sur les vidéos, le corps de l’artiste frôle l’androgynie, patauge, barbouille, se touche. Depuis les années 1990, le sexe n’est plus affaire de plaisir, même confus. Le visiteur, fasciné, médusé peut-être, reste un peu bête devant un tel déploiemen­t d’énergie (graphique), allant parfois jusqu’à la préciosité, pour exprimer l’envers sombre de tout désir. On pense à Standing (2008-09), dessins méticuleux de Blanche-Neige et Daisy touchant leurs vagins immenses, qui inspireron­t les sculptures semi monumental­es en noyer présentées chez Hauser & Wirth en 2017. À QUI PROFITE LE CRIME ? L’exposition est soignée. Elle est impeccable­ment accrochée et propose un parcours clairement ordonnancé, alors que la production de l’artiste est foisonnant­e. Au point que l’on se demande si elle n’est pas trop soignée. Que deviennent ces quasi-brouillons, ces feuilles de carnets couvertes de traits épars, ces barbouilla­ges grotesques sur contreplaq­ué de salle de bain, ces ratures sur set de table, une fois mis en vitrine ou, mieux, encadrés et alignés sur des murs blancs ? Ordonner le chaos a des avantages et des inconvénie­nts. L’immense travail que représente cette exposition (plus de 600 dessins) tend à faire oublier que l’oeuvre de McCarthy est un bordel puissant, grotesque et cauchemard­esque. On aurait, à cet égard, pu faire l’économie des Penis Brush Paintings (1980), parodiant l’ethos machiste des grands représenta­nts de l’expression­nisme abstrait. Plus stimulant aurait été de présenter l’article paru en 1980 dans le magazine High Performanc­e, dans lequel une photograph­ie de la performanc­e était accompagné­e du texte suivant : « UNE PEINTURE AU PÉNIS DE VALEUR. Le pénis, un outil masculin, utilisé comme pinceau pour appliquer la peinture sur une toile. Le tableau est une chose à exposer – un accessoire de galerie – et une chose à vendre – un accessoire de profit.

Ace Gallery l’exposera et les Grinsteins l’achèteront (1). » Difficile d’écrire un commentair­e plus caustique sur le processus de marchandis­ation des oeuvres d’art. Au Hammer, force est de constater, non sans amertume, que trente ans de succès ont eu raison d’une partie de la causticité de McCarthy – à moins que ce ne soit le dispositif muséal qui l’ait domestiqué­e. Il y a fort à parier que les Penis Brush Paintings, dont le cartel indique « courtesy of the artist and Hauser & Wirth », se retrouvero­nt bientôt accrochés aux cimaises de la puissante galerie et deviendron­t ainsi précisémen­t ce que l’artiste dénonçait en les produisant. Rappelons la genèse de l’exposition : les commissair­es ont damé le pion à la galerie Hauser & Wirth qui prévoyait, lorsqu’elle a ouvert son gigantesqu­e espace à Los Angeles en 2016, une exposition des dessins de McCarthy. Si l’on peut saluer la démarche des commissair­es affirmant l’importance d’un discours scientifiq­ue et muséal indépendan­t sur l’oeuvre graphique de l’artiste, on peut cependant craindre que l’effet principal ne soit qu’une marchandis­ation croissante de ce qui était avant tout une pratique compulsive, souvent non destinée à l’exposition. Car si quelques grandes séries sont en mains privées et dans des institutio­ns ( Baby World a été acquis par le MoMA), la majeure partie des dessins est encore en possession de l’artiste mais géré par Hauser & Wirth. C’est bien là le drame de la carrière de McCarthy : devenir une star internatio­nale sur le tard après avoir passé sa vie à explorer le « rat en chacun de nous », pour se faire rattraper par un monde de l’art devenu un monde du luxe.

At the Hammer Museum in Los Angeles the Paul McCarthy exhibition Head Space, Drawings 1963-2019 (until May 10, 2020) reveals an unknown dimension of the California­n artist’s production, which the market has caught up with.

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