interview par Laurent Perez
Baptiste Morizot Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous Actes Sud, 336 p., 22 euros
Depuis les Diplomates (Wildproject, 2016), Baptiste Morizot creuse le sillon singulier d’une philosophie fondée sur le pistage du loup. Son ambition, politique – assurer la coexistence de l’humain et des autres animaux– acquiert, de livre en livre, une urgence proportionnelle à l’aggravation de la crise écologique. Parmi l’abondante production actuelle en anthropologie et philosophie de l’environnement, la pensée de Morizot se distingue peut-être par l’obstination avec laquelle il reprend appui sur sa propre expérience – en l’occurrence, pour Manières d’être vivant, sa participation au projet CanOvis de l’Institut pour la promotion et la recherche sur les animaux de protection (Ipra), étudiant, sur le terrain, les interactions entre les loups et les troupeaux. Chaque récit de pistage ou d’observation nocturne est le point de départ d’une méditation dans laquelle l’auteur s’efforce d’approcher au plus près la barrière inter-espèces, pour en tirer des hypothèses anthropologiques ou éthiques – avec la beauté qu’ont ce genre de récits quand, chez Morizot comme chez Aldo Leopold ou J. A. Baker, ils sont l’oeuvre d’un véritable écrivain. LP
Tu qualifies le loup d’« animal intercesseur ». Qu’entends-tu par là ? C’est une manière de poser autrement le problème de notre rapport aux animaux dits « charismatiques ». Ou bien ils prennent toute la place, ou bien certains défendent qu’il faut s’en désintéresser pour porter notre attention sur les mal aimés, les moches, les discrets, les cafards, les bactéries et les murènes. Et si l’on profitait de l’opportunité de notre proximité avec eux, de leur puissance de résonance en nous, pour en faire des intercesseurs vers toutes les formes de vie moins accessibles? Le problème est de penser les autres formes de vie comme des parents aliens : des parents puisque nous avons une ascendance commune, des aliens parce que leur forme de vie est d’une altérité radicale du fait de leur évolution différente. Les loups manifestent des effets de parenté puissants, et en même temps, par là, on accède à leur altérité. Ce faisant, ils sont un seuil, une porte, pour faire le même exercice à l’égard de nos autres parents : les abeilles qui dansent des cartes, les araignées qui pensent avec leur toile, les arbres qui vivent à la surface du présent, dans cette couche de cellules totipotentes qu’on appelle le cambium.
DES GÉOPOLITIQUES COMPLEXES Quitter la ville pour la campagne, c’est, distu, « vivre en minorité ». Qu’est-ce que cela signifie, qu’est-ce que cela implique ? C’est une formule qui m’est venue un soir de printemps, alors que je venais d’emménager dans une petite maison entourée de prairies et de bois. Le chant des oiseaux était assourdissant, des mésanges, des chardonnerets, des pinsons des arbres, et d’autres que je ne distinguais pas. Quand on est sensible à la dimension éthologique de la chose, on sait qu’il se joue là des géopolitiques complexes. Je me suis senti, comme humain, en minorité : j’avais atterri dans un monde fait par d’autres, structuré par d’autres, rendu vivable par d‘autres. C’est en fait le monde quotidien, le monde de tous, même au coeur des grandes villes, mais l’omniprésence du bâti humain, de la technosphère, occulte ce fait que notre monde a été fait par les végétaux qui génèrent l’air qu’on respire, les pollinisateurs qui font revenir le printemps chaque année, la faune des sols qui rend possible l’agriculture, les forêts alluviales qui filtrent l’eau des rivières, les bactéries qui contribuent à la formation des nuages. On croit vivre dans un monde fait par et pour les humains. Emménager en minorité, c’est juste atterrir sur notre bonne vieille terre, la vraie. Cela pose autrement le problème de ce que c’est que « protéger la nature » : c’est défendre des milieux de vie multispécifiques qui rendent le monde habitable. Pas pour eux, pas pour nous, mais pour la communauté des vivants dont nous sommes membres. Et puis c’est une cure de bon aloi, ce devenir minoritaire, pour les Modernes qui ont pris l’habitude scélérate de transformer tous leurs Autres en minorité.
Tu te livres à de nombreuses comparaisons éthologiques et biologiques entre l’homme et les autres animaux. À quoi servent ces comparaisons? Comment, ce faisant, éviter l’anthropomorphisme? Il y a deux anthropomorphismes, comme je l’ai analysé dans les Diplomates. Le premier interprète « à faux » et projette sur les autres vivants nos bizarreries humaines, sans faire justice à leur forme de vie. Le second repose sur l’idée que nous sommes avant tout des vivants. Notre différence humaine est très surévaluée : pendant 99,9 % de notre histoire volitive, nous avons partagé les formes d’existence des autres animaux, nous avons été des mammifères comme les autres; à beaucoup d’égards, nous les partageons encore. Si nous sommes des mammifères, en quoi serait-il anthropomorphique de parler d’eux comme on parle de nous ? L’enjeu est de trouver rigoureusement les segments communs entre eux et nous, c’est un mammomorphisme, ou un biomorphisme si on l’élargit encore aux autres formes de vie. Par exemple, les araignées – c’est suggéré par les sciences les plus contemporaines – pensent avec leur toile. On appelle cela la cognition étendue : le fait que la pensée n’est pas dans la tête, mais qu’elle se joue comme processus aussi dans des éléments extériorisés. Nous, les humains, sommes des animaux spécialistes de ce genre de cognition ; on l’active en ce moment même, en utilisant l’écriture et la lecture comme un support extériorisé où se déroule la pensée. C’est une puissance que nous partageons avec l’araignée, et la question fine revient à isoler les convergences et les divergences, en étant attentif à faire justice à la forme de vie des araignées pour ne pas projeter sur elle, et en faire un support pour parler encore une fois de nous.
LE MÛRISSEMENT DU PAYSAGE Tu formules de nombreuses hypothèses évolutionnistes: sur le rapport des humains aux couleurs, qui serait un héritage de notre passé de cueilleur frugivore, ou sur la fonction du sourcil ou du maquillage. Quelle fonction ont pour toi ces hypothèses? La fonction est très simple : nous rappeler qui nous sommes. On ne sait pas quel monde défendre si on ignore qui nous sommes. Nous sommes comme ces agents secrets amnésiques dotés de puissances extraordinaires, mais incapables de se rappeler où nous les avons acquises. Par exemple, notre capacité à jouir des couleurs, qui fait de nous des animaux si destinés à la peinture, provient d’un de nos ancêtres primates qui
était frugivore et qui a dû faire évoluer sa capacité à discriminer très finement le spectre des couleurs, du vert au rouge, en passant par le jaune et l’orange, qui est le spectre du mûrissement des fruits. C’est parce que nos ancêtres ont été obnubilés par les fruits pendant quelques millions d’années qu’aujourd’hui nous pouvons jouir de la peinture en laissant s’exprimer à la surface de notre corps cet oeil animal très ancien, qui a d’ailleurs gardé certaines des tonalités affectives dont il a hérité. La tonalité affective d’un coucher de soleil, ce n’est ni plus ni moins que sentir in vivo le mûrissement du paysage. C’est votre oeil ajusté à la détermination de la maturation d’un fruit qui voit mûrir le paysage, qui le voit passer des couleurs froides jusqu’à l’orange dans le temps même de la soirée. Les tonalités affectives qui sont embarquées dans cette expérience proviennent de cet oeil très ancien qui remonte à la surface du corps. Nietzsche avait déjà une intuition de cet ordre quand il écrit : « J’ai découvert pour ma part, que la vieille humaine animalité, voire la totalité des temps originels et du passé de tout être sensible continuaient à poétiser, à aimer, à conclure en moi. »
DES CONCEPTS-LOUPS Ces temporalités immémoriales qui remontent à la surface sont enrichies, détournées, subverties par nos temporalités individuelles et collectives, historiques, culturelles ; mais elles sont toujours présentes comme une matrice. Il y a une ingratitude très profonde à ne pas reconnaître que la richesse de notre expérience vécue, c’est d’abord la richesse de l’expérience vécue par le corps vivant, antéhumain, comme des millions d’années sédimentées et repliées dont les puissances sont pourtant disponibles à la surface du présent quand on les active et rencontre le monde, les autres, et d’autres formes de vie. Sans ce rappel, sans cette anamnèse, nous ne savons pas d’où nous venons, qui sont nos frères. Nous ne savons pas de quel pays nous sommes, à quel camp nous appartenons, nous sommes pris dans des guerres absurdes, fratricides, les guerres faites au vivant, parce que nous avons oublié que nous sommes du camp du vivant contre toutes les puissances de mort, et pas du camp des humains destiné à s’inféoder toutes les puissances de vie. Les effets de politisation ne sont pas négligeables : si on sort de l’oubli l’importance des vivants en nous, quel effet sur l’importance sentie des vivants hors de nous?
Manières d’être vivant semble plus directement, plus concrètement politique que les Diplomates. Comment expliques-tu cette évolution? Oui, c’est une évolution que je sens moi aussi, elle s’exprime très simplement, sous la forme d’un trouble. J’ai été formé à la philosophie à l’université, cela engage toute une série de conceptions de ce que c’est qu’écrire, qui sont parfois inconscientes. L’une d’elle implique que nous écrivions pour animer un débat intellectuel de haut vol, entre pairs, pour faire avancer des questions partagées. C’est important et, en même temps, c’était une structure qui ne faisait pleinement sens que dans un monde relativement stabilisé. La magnitude de la catastrophe écologique contemporaine, au sens large, rebat les cartes de ce que c’est qu’écrire de la philosophie, elle transforme l’habitus en perplexité : qu’est-ce qu’écrire désormais, non pour les pairs, mais face à la crise écologique ? C’est la question qui me taraude. Quelles formes, registres, tons, expérimenter pour servir à quelque chose en tant que philosophe, dans ce contexte où enrichir le débat académique n’est plus suffisant pour faire face à notre conjoncture ? Alors ce recueil expérimente en effet dans plusieurs directions, pour répondre à cette question de manière multiple. Le sentiment que ça donne, c’est probablement que c’est plus directement politique. C’est drôle, parce que ce mot est un signifiant flottant que personne ne peut définir, mais qui marque un sentiment. Ici, le sentiment que c’est plus politique, c’est peutêtre que ça cherche à mordre dans la réalité. Le concept philosophique est transformé en loup, il ne circule plus tranquillement, tout làhaut, dans les réseaux d’idées de la noosphère, il redescend tout le temps pour mordre un bout de réalité et la secouer un peu, la tenir ferme, voir si on peut la faire bouger. C’est une manière d’être plus politique : faire des concepts-loups qui veulent mordre dans la réalité.
Jean Giono Un roi sans divertissement et autres romans Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade , 1360 p., 60 euros
L’oeuvre de Jean Giono connaît en ce moment un regain, marqué par l’exposition que lui a consacrée le Mucem en 2019 sous la direction d’Emmanuelle Lambert, également auteur de Giono furioso (Stock). Pour le cinquantenaire de sa mort, la Pléiade publie un volume de romans choisis – l’occasion, pour Richard Millet, de méditer la figure faussement apaisée de l’auteur du Hussard sur le toit.
Giono, 1895-1970? La cause est entendue: la Provence, les paysans, la terre, le pacifisme, les films de Marcel Pagnol, la rumeur pétainiste, la veine stendhalienne du Hussard sur le toit, un conteur fumeur de pipe, un romancier à l’écart du surréalisme, de l’existentialisme, du Nouveau Roman: rien qui puisse intéresser la modernité. Pas même un de ces antimodernes qui, comme Bloy, Bernanos, Cioran, ont fait preuve d’une autre lucidité que les progressistes. Un régionaliste, donc, quoique adoubé par la NRF, comme Henri Bosco, Henri Pourrat, Marcel Jouhandeau.
DEUX « MANIÈRES » Que ceux qui en sont persuadés ouvrent le volume de la Pléiade rassemblant, pour le cinquantenaire de sa mort, un échantillon de la production gionienne, soit le meilleur de son oeuvre, de Colline (1929), son premier roman publié, à l’ultime, l’Iris de Suse (1970) : ils seront frappés par la singularité d’une oeuvre dont on suit l’évolution entre deux « manières » qu’on a pris l’habitude d’opposer l’une à l’autre, sacrifiant presque la première, rurale, panthéiste, lyrique (notamment Que ma joie demeure [1935], appuyé par des essais exaltant les Vraies Richesses [1936] et le Triomphe de la vie [1941], trois livres non retenus ici), au profit des romans de l’aprèsguerre : le cycle stendhalien dont le Hussard sur le toit (1951) est le plus célèbre, mais dont ce volume ne retient que l’admirable Mort d’un personnage (1949), et surtout les « chroniques », auxquelles appartiennent Un roi sans divertissement (1947), le Moulin de Pologne (1952) et l’Iris de Suse – à quoi l’éditeur ajoute l’inclassable Pour saluer Melville (1941), un recueil de nouvelles posthume, Faust au village (1977) et un bref récit, l’Homme qui plantait des arbres (1954).
IL N’Y A PAS DE PROVENCE Giono n’est jamais ce qu’on le croit. Fils d’un cordonnier piémontais anarchiste et d’une mère repasseuse, ce Provençal qui a passé sa vie dans sa Manosque natale n’écrit pas de romans provençaux: sa Provence n’est pas celle de Pagnol, ni même de son contemporain Bosco: « Il n’y a pas de Provence. Qui l’aime aime le monde, ou n’aime rien », écrit-il à la fin d’un texte intitulé Provence, beau manifeste de géographie anti-pittoresque. Une bonne partie de ses romans a d’ailleurs pour décor les Alpes de Haute-Provence et le Vercors : territoires inlassablement réinventés dans ce qu’il appelle le Haut Pays. On le croit un chantre de la terre dont Vichy a fait sa ligne de force : s’il a exalté la nature au point d’en passer pour le prophète, entre les deux guerres, il en montrera bientôt la dimension noire, hivernale, tragique – ce qui ne l’empêche pas de passer, aujourd’hui, pour un précurseur de l’écologie, comme en témoigne l’Homme qui plantait des arbres, récit d’abord publié en anglais dans Vogue, en 1954, puis repris dans des revues écologistes et par l’institution scolaire. Quant aux Rencontres du Contadour, hameau de la montagne de Lure, où Giono et ses amis se réunissaient en plein air pour « philosopher » sur la nature et sur la paix, et dont témoigne sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, cette « utopie » se heurte, en 1939, à la déclaration de guerre. Comme beaucoup d’autres écrivains, Giono ne s’est pas remis de la Grande Guerre ; s’il en a peu parlé, comme dans le roman le Grand Troupeau (1935), son « refus d’obéissance » (titre d’un texte pacifiste) le conduira à deux reprises en prison. Écolo, pacifiste, proche du « peuple » et membre de l’Académie Goncourt – soit du côté de ce qui est devenu le « Bien » officiel ? Mais non: Giono est encore ailleurs, donnant, avec son ami Lucien Jacques, la première traduction intégrale de Moby Dick (1941), pour laquelle il écrit une notice qui deviendra une étonnante digression romanesque dont Melville est le héros et la très imaginaire Adelina White une de ses belles créations féminines. Ainsi procèdera-t-il, en 1947, pour une présentation de Virgile qu’on n’aperçoit qu’à travers Giono, comme un oiseau dans des branches de hêtre, dit-il… C’est dans Pour saluer Melville qu’on trouve cette étonnante formule, qui vaut pour tout écrivain s’affrontant à sa baleine blanche : évoquant le retour de Melville en Amérique, après un voyage en Angleterre où il était allé chercher un éditeur, Giono montre le futur auteur de Moby Dick rapportant « un étrange bagage. C’était une tête embaumée. Mais c’était la sienne ». L’écrivain est celui qui porte sa propre tête sous son bras, comme une tsantzas amazonienne, pour un rite de survie qui consiste dans la déhiscence de l’être social et du prophète. « Être poète, voyez-vous, Adelina, c’est précéder le destin des hommes. Il ne suit pas ; il n’est pas contre : il précède », écrit-il encore. Non pas un mage à la Hugo, ni un voyant rimbaldien, mais celui qui précède le destin commun et en évoque le cours dans cette singulière mesure de la voix qu’est l’écriture, sa version lisible – littéraire, la vraie.
LYRISME SEC C’est avec sa propre tête sous le bras que Giono écrit Colline. Écoutons le début : « Quatre maisons fleuries d’orchis jusque sous les tuiles émergent des blés durs et hauts. C’est entre les collines, là où la chair de la terre se plie en bourrelets gras. » Un lyrisme sec, précis, en rupture avec le bien-écrire français de l’époque, urbain et psychologique. Le dernier tome de la Recherche a paru deux ans plus tôt ; Voyage au bout de la nuit sera publié trois ans plus tard. Ce mélange de lyrisme, de précision et d’oralité sera la marque des romans
à venir, plus amples, notamment du Chant du monde (1934), sorte de western évoquant la remontée d’un fleuve par un pêcheur et, sur l’autre rive, par le père d’un fils qui a disparu. On y trouve des bouviers violents, des femmes étranges, dont une belle aveugle, et surtout une communion avec les éléments naturels, inédite à ce degré dans la prose française. La vie, la mort, le renouveau: sacre des forces vives; le sacre du printemps, aussi bien – celui de Stravinsky ayant été créé à Paris moins de vingt ans plus tôt. Le présent recueil fait l’impasse sur le cycle du Hussard sauf pour Mort d’un personnage qui met en scène, à Marseille, racontée par son petit-fils, la vieillesse et la mort de Pauline de Théus, superbe héroïne, avec le choléra de 1832, du Hussard sur le toit. Après la guerre, sorti de prison, Giono, sans rompre avec la nature, s’intéresse surtout à ce qu’elle révèle des âmes, notamment des « âmes fortes », pour reprendre le titre d’un roman de 1950, non retenu ici. Le recours à Stendhal équivaut à un dégraissage stylistique autant qu’au déniaisement donné par l’inscription, à tort, de Giono sur la liste des collabos. Mais le hussard Angelo Pardi n’est pas plus un anachronique reflet de Fabrice del Dongo que Stendhal un modèle littéraire ; si Giono se souvient des Chroniques italiennes, c’est surtout pour le genre, en réalité inclassable, dans lequel il inscrira son oeuvre à venir, ces « Chroniques », avec, d’entrée de jeu, son chef-d’oeuvre : Un roi sans divertissement, écrit en quelques semaines, renouvelant l’exploit des cinquante-trois jours qu’il a fallu à Stendhal pour écrire la Chartreuse de Parme. On est au 19e siècle, dans le haut pays de Trièves, en plein hiver, et on accompagne le capitaine de louveterie Langlois traquant un tueur en série qu’il trouvera aussi bien en lui-même. La langue semble ici tourmentée par l’hiver, par l’angoisse des personnage et par la métamorphose de la nature : «Tous ces visages, qu’ils soient d’hommes, de femmes, même d’enfants, ont des barbes desquelles ils émergent, des barbes de raphia noir qui mangent leurs bouches. Ils ont tous l’air de prêtres d’une sorte de serpent à plumes, même le curé catholique. […] Dehors, il n’y a plus ni terre ni ciel, ni village, ni montagne ; il n’y a plus que les amas croulants de cette poussière glacée d’un monde qui a dû éclater. »
UNE BELLE DISPONIBILITÉ La série des chroniques compte également les Âmes fortes, les Grands Chemins, Noé, Deux Cavaliers de l’orage, non retenus, et le Moulin de Pologne, Ennemonde et autres caractères, l’Iris de Suse ( Mort d’un personnage pouvant aussi être lu comme une chronique). Dans le Moulin de Pologne, nom d’une propriété proche de Manosque, un ironique narrateur conte le destin des Coste, dont les survivants tentent d’échapper à la malédiction en mariant les filles à des hommes « auxquels rien n’arrive jamais » – formule qui pourrait définir, hors le tragique, le roman de l’effacement tel que l’écrit Beckett, à la même époque. Dans Ennemonde, Giono use à peu près du même ton ironique pour évoquer une femme énorme, puissante propriétaire terrienne qui tue son fade mari pour épouser un lutteur de foire. Quant à l’Iris de Suse, c’est un itinéraire quasi spirituel qui mène Tringlot, ancien bagnard qui fuit Toulon, au début du siècle dernier, vers les hauteurs alpines où, « plus loin que l’Amérique », il finit par aimer l’Absente – silencieuse épouse mal mariée d’un homme brutal qui se tue dans un ravin. « L’Absente était toujours nulle part, c’était une belle disponibilité. » Manière de parler, non comme Maurice Blanchot, mais en suggérant que les plus beaux personnages de roman sont infiniment disponibles à notre désir, dans un monde sans Dieu dont Giono rend cependant sensibles les signes innombrables de son absence. Pas assez « moderne », ce Giono qui s’intéresse aux faits divers ( Notes sur l’affaire Dominici), à l’histoire ( le Désastre de Pavie), plus proche de Faulkner que d’aucun autre contemporain, hormis Ramuz, recevant chez lui Gide, Chester Himes, T. S. Eliot et Martin Heidegger qui lui offre De l’essence de la vérité, et qui avait très tôt compris l’intérêt du cinéma, au point de créer une société de production, réalisant avec Fernandel un remarquable Crésus qui n’a rien d’une pagnolade, et assistant François Leterrier dans une non moins étonnante adaptation d’Un roi sans divertissement, dont il ne retient que la neige, le sang et le crépuscule ? Il y a surtout, chez lui, je ne sais quoi qui outrepasse l’immédiateté symbolique des métaphores pour déboucher sur autre chose que la profondeur de l’« âme humaine » ou le « mystère » de la création : une inquiétante inversion du jour et de la nuit dans la prose du vivant rendu à ce qu’il a d’irremplaçable. Voilà donc un homme qui, sa tête sous le bras, défie tout système. Un moderne par décentrement perpétuel, plus intempestif qu’anachronique, écrivant un roman qui remet en jeu le roman et en abîme l’écrivain (comme dans Noé), renouvelant le genre par une liberté narrative qui doit beaucoup à sa phrase, laquelle, trouvant des équilibres inouïs, fait de lui le romancier le plus important du 20e siècle français, à côté de Proust et de Céline – lequel se voulait lui aussi un chroniqueur.