Julien Green Journal intégral 1919-1940 Robert Laffont, « Bouquins », 1330 p., 32 euros
Le Journal intégral de Julien Green bouleverse l’image de l’élégant académicien catholique.
Le nom de Julien Green (1900-1998) évoque-t-il autre chose, aujourd’hui, qu’un ensemble de romans que l’élégance intemporelle de leur langue semble dater du 19e siècle? Davantage: ses meilleurs romans ( Léviathan, Minuit, l’Autre Sommeil, Moïra) ne semblent-ils pas du Mauriac revisité par le surnaturel, avec une touche sudiste due aux origines américaines de l’auteur ? Quant aux autres livres, notamment la biographie de saint François d’Assise, ils confortent l’image d’un écrivain comblé d’honneurs, membre de l’Académie française, homosexuel discret, passé de la foi protestante au catholicisme, et vivant calfeutré dans le silence d’un bel appartement du 16e arrondissement où il recevait la visite de prêtres et de jeunes admirateurs, comme en témoigne son Journal publié dans la Pléiade. Le plus intéressant reste son salutaire Pamphlet contre les catholiques de France et ses textes autobiographiques, dont le Journal, donc, qui, paru de son vivant, contribuait à l’image d’un écrivain à l’impeccable carrière. Le voilà de retour avec ce même Journal, cette fois intégral. On lira avec profit la préface d’un des éditeurs, Guillaume Fau, qui détaille le passage du Journal officiel à l’« autre Journal », c’est-à-dire à l’édition de ce qui restait manuscrit et qui représente une augmentation considérable du texte, qui commence en 1919 et, pour ce volume, s’arrête en 1940, avec le départ de Green pour les États-Unis, où, pendant la guerre, il travaillera, comme Breton, pour la radio Voice of America. Je rouvre le Journal de « la Pléiade ». Il débute en 1926, l’année où Green, qui publie son premier roman, connaît le succès, fréquente le monde littéraire, Gide et Cocteau, surtout, mais aussi Mauriac, Lacretelle, Sachs, Montherlant, Jouhandeau, Crevel, c’est-à-dire la fine fleur de la littérature française, homosexuels déclarés ou non, ou encore tard venus à l’homosexualité, comme Martin du Gard. On y rencontre aussi Paulhan, Maritain, Curtius, Malraux, Jaloux, Gertrude Stein, Klaus Mann, Dalí, Balthus, Stravinsky, Dior et beaucoup d’inconnus… Écrivains, critiques littéraires, artistes que le Journal publié du vivant de Green saisissait dans leur version officielle, l’auteur lui-même se montrant sous un jour « acceptable », quoique souvent déchiré entre la « chair » et la « grâce », et vivant une platonique amitié avec le journaliste Robert de Saint-Jean. Le Journal publié dans la Pléiade ressemble un peu à celui de Gide, le « contemporain capital », avec qui Green dialogue le plus.
DRAGUES AU TROCADÉRO «Tel est le défaut de ce journal à mes yeux: l’accessoire y tient une place considérable et l’essentiel, qui est la vie intérieure, y est tu », notait-il, le 10 juillet 1934. La vie intérieure au sens spirituel ? Pas du tout : c’est de sa sexualité que Green parle ici, et avec abondance, en des pages qui le montrent non pas encanaillé, mais maîtrisant les codes d’une sexualité qui n’a rien à envier à celle du Jouhandeau des Journaliers ou, plus tard, d’un Renaud Camus, dont le Journal, par certains côtés, est le digne successeur de celui de Green. Ainsi Green évoque-t-il ses dragues au Trocadéro, dans les jardins publics de Berlin ou Copenhague, ses haltes au bordel, ses parties à trois avec Saint-Jean, son extraordinaire faim de sexe, son désir d’acquérir les Deux Dormeuses de Courbet, alors en vente. Le ton est sans détours : « J’ai eu l’imprudence après l’avoir un jour enculé de le faire rhabiller et de le présenter à ma soeur et à des amis à qui elle donnait le thé » ; « Cette main qu’il me donne est la même que celle qui a pris ma pine pour la mettre entre ses fesses » ; « Grand désir d’avoir une pine dans la bouche ». Sans doute, si on n’est pas du même bord, se lassera-ton de ces innombrables confidences. Le plus intéressant me semble ailleurs, dans ce qui tourmente Green et qui est bien au-delà du souci d’observer une morale dont sa sexualité le séparerait. Green va inlassablement vers sa propre vérité. Il apprend l’hébreu pour lire autrement la Bible, et l’équilibre qu’il cherche est aussi difficile que pour Gide ou Jouhandeau; témoin cette notation « officielle » de mars 1932 : « En appeler à Dieu contre soimême est la ressource des faibles. Ce que je cherchais dans Pascal, c’était le son d’une voix qui me parlât d’un autre univers que le mien. Il faut craindre que le plaisir n’endurcisse le coeur et ne mette en danger l’amour. » Notation suivie de ceci, dans le Journal intégral : « À 10 heures et demie, chez Robert. Il lit sur son canapé jaune. Ce matin, j’ai joui entre ses fesses après avoir commencé à le sucer… » Modernité de Green ? Paradoxalement, ces confidences ne le tirent pas vers notre époque; on a plutôt l’impression d’un dévoilement intime, comme pour le Léautaud érotique du Journal particulier, publié bien des années après sa mort. Le meilleur du Journal de Green est dans la liberté avec laquelle il campe Martin du Gard en train de sucer frénétiquement un homme mûr, ou Mauriac, secrètement homo, lui, recroquevillé sur son canapé et qui « fait songer à un vieil oiseau blagueur », les entrechats de Cocteau, et surtout Gide, ici saisi en personnage retors, qui lui fait découvrir le Procès de Kafka tout en lui refilant des garçons qu’il a remarqués et en chuchotant : « Si nous n’avions pas tous les deux des soucis d’ordre spirituel, nous serions des cochons! »
Richard Millet