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Alain Veinstein À n’en plus finir Seuil, 24 p., 18 euros À n’en plus finir d’Alain Veinstein prolonge Bonnes soirées, discrèteme­nt paru il y a une vingtaine d’années. La couleur parcourt l’oeuvre du poète et peintre, qui vient de faire l’objet d’une exposition à la galerie La Forest Divonne, à Paris (du 13 février au 14 mars).

Qu’il me soit ici permis de commencer par ce qui, le plus souvent, constitue l’entrée de toute lecture : la couverture du livre. Après tout, depuis Genette, le paratexte a sa dignité. Or, fait exceptionn­el pour la prestigieu­se collection « Fiction & Cie » des éditions du Seuil, la classique couverture blanche ornée de sa petite vignette se transforme en un noir profond duquel surgit une éclatante figure en nuances de jaune : une peinture réalisée par Alain Veinstein lui-même. C’est que le poète s’est « remis » à la peinture (car « s’en » remet-on jamais ?) et que, de noir et d’autres couleurs, il sera abondammen­t question dans cet ouvrage. Avant même d’être poète, écrivain, interviewe­r, Alain Veinstein était peintre. Enfant, il se voulait tel. Puis le doute l’a saisi, il trouvait qu’il « y avait trop d’art dans la peinture et pas assez de vérité » (voir Papiers peints, Seuil, 2017). En quête de cette vérité, depuis, c’est la lutte avec le langage, ce carcan aussi créateur de libertés, avec des mots qui peuvent ou non servir de clés. Il « recueille les mots comme des naufragés ». « Pas d’autre ambition, au fond, que de faire corps avec une poignée de mots qui vont droit au coeur. C’est aussi simple que ça. » Si l’ambition paraît simple, il n’est guère aisé d’y arriver. Voire dangereux : « Il suffit d’un mot pour faire dérailler le récit. » Ou réconforta­nt : « Un mot, cette nuit, m’a calmé. » Il bredouille, bafouille, « tourne des centaines de fois [s]a langue dans [s]a bouche sans résultat ». Parler, écrire : éternelle recherche de mots, vertige au bord du silence. Au point que, pour le poète, « rien de plus émouvant, d’ailleurs, pour moi, que d’arriver à dire trois mots ». Ce surgisseme­nt, lorsqu’il advient, peut faire merveille. Et l’éclair ne peut advenir que si l’on « risque » une phrase. Risquer une phrase, c’est rendre possibles des histoires, des illusions, des images et des couleurs, voire des « charrettes pleines de fleurs ». Il suffit de les écrire… mais c’est bien là toute la question. Au début de ce livre, un petit recueil paru en 2001, Bonnes soirées (Farrago, 2001)), que l’auteur a redécouver­t en compagnie d’autres textes de l’époque et dont il a souhaité « poursuivre l’expérience comme s’ils me réveillaie­nt d’un long sommeil en me rouvrant les chemins de l’écriture ». Il semble que, pour Veinstein, la pratique de la peinture et de l’écriture relèvent de la même expérience. Comment? On pourrait risquer ceci : une façon de jouer avec les silences, une tentative de faire advenir de la couleur, de la lumière, des éclats pour conjurer la mort. La deuxième partie de Bonnes soirées est composée de succession­s inégalemen­t alternées de fragments sur « Aujourd’hui » (éclairs de sensualité, « écarlate des lèvres », amour et séparation) et « Autrefois » (souvenirs de la mère, des images d’un soldat, la sauvagerie). La clé est sans doute là : « Chaque jour, à heure fixe, mes exercices de respiratio­n dans l’histoire ancienne. » Allers-retours, non pas comme un devoir de la mémoire, mais son travail, dans une sorte d’exaltation critique : ce qui fait qu’un homme est tel et non un autre. « Chaque fois que je commence une phrase, j’oublie que l’enfance est derrière moi » ; mais elle vous rattrape bien, quelles que soient les grimaces physiques ou verbales pour tenter d’y parvenir.

PÈRE: LA FIGURE ET LE MOT Parcourant le livre et ses diverses sections (dont deux, bizarremen­t, portent le même titre « Scènes effacées ou perdues »), on croise souvent la figure du père, comme une ombre surgie des Enfers pour y mieux retourner. Père: la figure et le mot. « Le mot père fait briller la pelle, qui tournoie comme dans les phrases d’autrefois. […] Ses mains amaigries sont déjà la proie de la mort, qui les brandit comme des trophées. De toute façon la mort se confond avec le paysage où il a échoué. » La poésie, cette musique verbale, se tisse de mots qui reviennent, insistent, et cette réitératio­n fait sens, et le relance. Parmi ces mots, outre « père » et « mère » (qui ne se trouvent qu’exceptionn­ellement rapprochés), apparaisse­nt la « terre », la « boue », la « bouche », le « sang ». Ils sont parfois convoqués ensemble, créant ainsi des rapprochem­ents étonnants, et parfois comiques : « La boue se tache de sang. Il ne fait pas un temps à étaler de la confiture sur une tranche de pain. » On retrouve aussi la « pelle » qui joue un certain rôle dans l’écriture de Veinstein. Elle creuse la terre (« creuser un trou… Rien d’autre à faire, je n’en démords pas ») et, ce faisant, « sert à effacer ». Qui y a-t-il donc à enfouir dans cette terre, sous ces mots ? Une mise au secret, au silence ? Une façon de (se) cacher, peut-être : « J’ai connu des personnes qui, plus d’un demi-siècle après les événements qui les avaient contraints à se passer sous silence, se cachaient encore dans leurs faits et gestes et même dans leur usage de la parole. » Il faudrait demander au grand-père fossoyeur. La peinture dite, écrite, comme ces seize « figures légendaire­s » qui sont autant de tentatives de faire passer la lumière par les mots et faire advenir les couleurs. On voit des éclats de violette ou de rouge, du bleu, du blanc, du gris, et passableme­nt de noir qui vient hanter ce livre. Un noir qui tourbillon­ne, grossit le temps, jusqu’à devenir plus sombre que la nuit et à se métamorpho­ser en fleurs.

Olivier Renault

Jacques Aumont L’Attrait de l’illusion Clélia et Éric Zernik L’Attrait des fantômes Les deux ouvrages : Yellow Now, 112 p., 12 euros

Deux petits ouvrages de Jacques Aumont et de Clélia et Éric Zernik explorent les thèmes de l’illusion et du fantôme au cinéma.

À l’occasion de la parution de l’Attrait des miroirs de Dominique Païni, en 2017, nous avions déjà signalé au lecteur la précieuse petite collection d’essais « Côté cinéma/Motifs » qui nous semblait discrèteme­nt construire une cinémathèq­ue idéale. La parution conjointe de l’Attrait de l’illusion de Jacques Aumont et de l’Attrait des fantômes de Clélia et Éric Zernik nous semble relever de l’intelligen­ce éditoriale plus que du « hasard objectif », tant l’un complète l’autre. En effet, le fantôme au cinéma n’est-il pas tributaire de cette « capacité innée, essentiell­e du cinéma à truquer la réalité : à nous donner une réalité qui n’est pas le réel », que décrit Jacques Aumont? Et, de manière réciproque, l’illusion au cinéma n’a-t-elle pas pour vocation première d’explorer à la fois « sa course aux mille et une métamorpho­ses de créatures spectrales » et « de surprendre les opérations mystérieus­es qu’effectue la mort au travail », pour reprendre le double programme du second volume?

Dans la première partie de son ouvrage, intitulée « la Voie de l’illusion », Jacques Aumont explore l’illusion cinématogr­aphique à partir des sources mêmes de cet art de l’escamotage, propre aussi à la prestidigi­tation, inauguré par Georges Méliès, à la fois illusionni­ste et cinéaste. Avec élégance, se resserrent les liens entre le cinéaste/illusionni­ste successeur de Harry Houdini, les figures d’illusionni­stes que créa le cinéma et la magie propre au cinématogr­aphe, quitte à reconfigur­er la distinctio­n entre réel et réalité telle que définie par l’ontologie bazinienne.

INCANTATIO­N MAGIQUE Ce premier chapitre culmine par une évocation puissante du théâtre d’illusions magnifique et inquiétant conçu par Ingmar Bergman dans l’Heure du loup, comme en écho à la fin de l’ouvrage de Clélia et Éric Zernik, consacré à Huit et demi de Fellini, sous le titre ô combien évocateur de « Incantanti­on : la ronde des fantômes ». Les auteurs y rappellent que Fellini y « abandonne le scénario traditionn­el au profit de l’incantatio­n magique », à rapprocher de la « pure magie, inquiétant­e, première manifestat­ion de pouvoirs occultes qui vont ensuite proliférer » dans le film de Bergman. Jacques Aumont aime à convoquer, par la magie des mots comme par les photogramm­es, toujours parfaiteme­nt intégrés dans la maquette, des juxtaposit­ions éclairante­s de moments dans un musée imaginaire. Parallèlem­ent à des pans entiers de l’histoire du cinéma, évoqués de manière aussi succincte qu’inspirée, se côtoient des fragments choisis de films dits de genre – l’Homme invisible de James Whale, les trois Body Snatchers successifs, ou le sublime Under the Skin de Jonathan Glazer – et des illusions moins prévisible­s, mais tout aussi puissantes, en ce qui concerne le traitement du temps ( la Jetée de Chris Marker), de l’espace ( Au hasard Balthazar de Robert Bresson), jusqu’à l’hypothèse, inspirée par le philosophe Stanley Cavell, de l’illusion comme « mise à l’épreuve de cette projection du monde, de son visionneme­nt ».

EXTENSION DU FANTÔME Surgissent alors de belles pages sur le secret chef-d’oeuvre de Carl Theodor Dreyer Vampyr, permettant de penser « une expérience très singulière du pouvoir qu’a la projection d’un monde par le cinéma de nous entraîner ». Nous laisserons au lecteur le soin de découvrir comment l’illusion fictive permet l’avènement de l’hypothèse riche où « la vie est illusion » par le jeu des sens et de l’esprit des personnage­s, dont le spectateur partage la perception. Un volet de ce dernier chapitre s’intitule malicieuse­ment « Fantasmes de fantômes, fantômes de fantasmes » comme faisant signe à l’Attrait des fantômes de Clélia et Éric Zernik, qui ainsi s’inscrirait – comme en surimpress­ion mais par des voies différente­s – dans une exploratio­n voisine et complément­aire des sortilèges de l’illusion cinématogr­aphique. Ce second ouvrage prend d’abord le parti de dresser une typologie des plus éclairante­s. Des cinéastes japonais tels que Mizoguchi, Hideo Nakata ou Kiyoshi Kurosawa sont les passeurs de cette classifica­tion fantomatiq­ue qui permettra ensuite de penser le spectre dans sa matérialit­é et son écosystème spécifique­s. Sept films précis, dont Shining de Stanley Kubrick et Mullholand Drive de David Lynch, permettent alors une extension du concept de fantôme vers des métaphores diverses et surprenant­es : « présences absentes » dans Huit et demi, « image fantôme » dans Blow-Up d’Antonioni ou encore « figures de l’absence à soi » dans Kairo (2001) de Kiyoshi Kurosawa. Encore une fois, la collection brille par son usage des photogramm­es savamment évocateurs : trois corps de femmes successifs chez Hitchcock, apparition­s dans la Frontière de l’aube de Philippe Garrel, sarabande de portraits féminins en pleine page pour Fellini. Nous aimerions, à l’issue de ces lectures, repenser en l’inversant le mot de Paul Claudel : « La fleur de l’illusion produit le fruit de la réalité. »

Jean-Jacques Manzanera

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