Art Press

Évelyne Grossman

-

La créativité de la crise

Les Éditions de Minuit, 128 p., 15 euros

De quoi sommes-nous défaits, par quelles dynamiques sommes-nous mus lorsqu’on ne peut plus créer ? Le nouvel essai d’Évelyne Grossman poursuit ces moments de béance de la créativité chez les artistes et les écrivains, mais aussi de la créativité propre à l’activité de penser. À l’intersecti­on de la psychanaly­se, de la philosophi­e et de la littératur­e, l’auteur, spécialist­e d’Antonin Artaud, analyse ces « oscillatio­ns douloureus­es entre plénitude créative et vide impuissant ». À partir du cas d’Artaud décrivant un « effondreme­nt central de l’âme » et une « véritable déperditio­n de l’être » ou de Nietzsche devenu fou à notre place, mais aussi avec les mots d’un écrivain comme Louis Calaferte, qui a si bien décrit ces élans menacés, « entre la volonté de vivre et l’obligation de mourir », elle prend soin de ne pas opposer une crise de la créativité à une crise qui engendrera­it de nouvelles puissances créatrices. Au contraire d’une rupture définitive et figée de la création, d’une « stase » propre à l’échec, la « crise » serait à entendre dans un processus indécidabl­e, aussi épuisant qu’inépuisabl­e. Chez Beckett, elle s’ouvre à une « dynamique du ratage » : « Je ne peux pas continuer, je vais continuer. » Qui écrit quand ça n’écrit plus ? Grossman inscrit cette crise dans la modernité : l’effondreme­nt de la croyance en un sujet créateur. Barthes annonçait en 1968 la mort de l’auteur, pendant que Blanchot avec Deleuze et Foucault affirment une « écriture impersonne­lle », sans sujet. La Créativité de la crise offre un très bel éclairage à cette grande expérience de l’insécurité, réclamant de « persévérer dans l’étrange énergie du désoeuvrem­ent », sans quoi ne naît aucune forme: « Apprendre à danser toujours. Apprendre à traverser le déséquilib­re. »

Flora Moricet

exigence dans leur rapport à la vérité, pas à la vérité avec majuscule, mais à leur vérité. Un nom me vient, Pierre Guyotat, récemment décédé, qui, à un moment de sa vie, ne se sentait plus en droit de dire je, tant il avait mis de monstruosi­tés au jour dans ses livres. Saint-Étienne, où est né il y a plus de soixante ans Georges Didi-Huberman et où tout commence encore, notamment son histoire familiale puis la sienne propre, puisqu’il vit dans cette ville jusqu'à l’âge de 18 ans. Une cité de piètre réputation : omniprésen­ce du charbon, de la poussière, d’une noirceur « fondamenta­le », pauvreté du peuple stéphanois, constitué de milliers d’immigrés venus de tous horizons pour travailler dans les mines, vivant pour beaucoup siliconés et en mourant au « milieu d’un cercle de l’enfer ». Saint-Étienne, lieu traumatiqu­e pour le jeune Georges : il y vivra notamment, au début de l’année 1970, l’agonie et la mort de sa mère, évoquées dans des pages d’une grande profondeur (ce bouleversa­nt « Olé » chanté intérieure­ment dans un couloir d’hôpital en marchant vers sa mère morte, ce « oui », plainte et « acquiescem­ent à la plus grande douleur »).

Commenceme­nt du Cap au pire, qui se poursuivra par l’Innommable, titres de livres de Beckett que cite cet avide lecteur qu’est précocemen­t Georges (Ernst Bloch, Walter Benjamin, Freud, Ponge, Mallarmé, Bataille, Derrida…) : d’abord l’arrivée à Saint-Étienne de son grand-père Jonas Huberman. Comme beaucoup de juifs dans les années 1920, il fuit avec son épouse la Pologne, à savoir la misère et l’antisémiti­sme qui y règnent et en font un de ces émigrants qui viennent grossir la masse des travailleu­rs à la mine. Puis c’est dans cette France, pays des Droits de l’homme, qu’ils furent, comme tant de juifs pendant l’Occupation, dénoncés à la Gestapo et envoyés à Auschwitz-Birkenau où ils moururent. Leur fille, la mère de Georges, rencontra à la Libération un jeune engagé volontaire dans les Forces françaises libres, originaire d’Afrique du Nord, de la ville de Djerba, Marcel Didi, instituteu­r un temps, devenu artiste. Le fils né de leur union, de la jeune Ashkénaze et du jeune Séfarade, unira leurs noms dans son patronyme Didi-Huberman. Il est donc, généalogiq­uement parlant, le fruit de « deux horizons hétérogène­s ». L’un caractéris­é par la noirceur et le froid, l’autre par la beauté et la chaleur de la lumière méditerran­éenne. D’un côté, le maternel, « un désert de silence » ; de l’autre, le paternel, les récits, « une oasis de fables ». Deux origines, un je d’entrée scindé, déjà préparé à la condition du hors-je et de ce qui fera du jeune Gorges un immigré dans le lieu même de sa naissance. Certes, la bête immonde de l’antisémiti­sme, qui dévora une partie de sa famille, a, dans les années 1960, rentré griffes et crocs, s’est faite plus pateline, mais elle répand encore sa bave mortifère (et que dire aujourd’hui !). Oh ! rien de grave, apparemmen­t. À l’école, le brave instituteu­r appelle en classe l’élève Didi tantôt « Pipi », tantôt « Zizi » ou « Caca ». Un « bon Français », ce maître d’école, comme ceux qui, dans d’autres circonstan­ces, dénoncèren­t les grands-parents de Georges, à l’opposé de ces autres Français, que celui-ci appelle les « Français bons », ces justes, qui sauvèrent sa mère de la déportatio­n, ces « Pépé » et « Mémé », émouvantes figures de paysans qui prirent soin d’elle, à leurs risques et périls.

Ces quelques éléments que je prélève du dialogue entre Philippe Roux et Georges Didi-Huberman, au cours duquel celui-ci est sollicité de confier une part de ses « expérience­s intérieure­s », devraient aider à comprendre ce qui a nourri les thèmes récurrents de son oeuvre : l’hospitalit­é, le passage, le franchisse­ment des frontières, l’immigratio­n, y compris au lieu même de la naissance, le rejet des « racines », du concept de « radicalité » (Benjamin opposé à Heidegger sur ce point), le lien de l’écrit à l’image (beaucoup de photos et de documents accompagne­nt le récit). Face à la douleur, provoquée par « l’intrusion du dehors » (et quel dehors !), Georges Didi-Huberman a appris que, sans jamais pouvoir l’étouffer, la douleur, la seule façon de « porter plainte devant son règne » était de lui « clouer le bec » par ses écrits. « L’espace est immense, le temps est sans fin où souffle le vent du mal que l’homme sait faire à l’homme. » Éparses est le « récitphoto » d’un voyage qu’a fait Georges Didi-Huberman dans les papiers du ghetto de Varsovie où, de 1939 à 1942-43, souffla comme jamais le vent du mal. Une archive inédite sur les conditions dans lesquelles 300000 juifs trouvèrent la mort. Nouvelle intrusion douloureus­e du dehors pour Georges, le petit-fils des époux Huberman. Ne soyons pas surpris qu’une des premières pages du livre soit une très belle évocation du voir et des larmes, de ses larmes montant aux yeux, les brouillant, puis éclairciss­ant son regard.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in English

Newspapers from France