Art Press

PIERRE GUYOTAT

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Pierre Guyotat est décédé le 7 février 2020. Pierre Guyotat passed away on 7 February 2020

J’ai rencontré Pierre Guyotat à la fin des années 1960. Il fut l’indéfectib­le ami de ces soixante années passées. J’ai été à ses côtés dans les douloureux moments de sa vie, notamment pendant la maladie dont il a fait le récit dans son livre Coma; lors des multiples censures de ses livres, l’une, officielle, d’État, l’interdicti­on d’Eden Eden Eden, les autres plus sournoises, à savoir les refus réitérés de ses manuscrits par les éditeurs (histoire méconnue qui reste à faire, car elle est très édifiante) ; à ses côtés dans les combats victorieux qu’il a dû mener pour les imposer; à ses côtés dans les joies qui ont toujours illuminé sa vie, dont celle d’être reconnu pour l’immense écrivain qu’il était, qu’il est à jamais. J’ai fait connaître Pierre Guyotat à Catherine Millet quand a débuté l’aventure d’artpress, et il me faut dire de lui ce que je disais récemment de Denis Roche, à savoir que sans lui et surtout sans le rayonnemen­t de son oeuvre, la revue n’aurait pas été pas ce qu’elle fut, ce qu’elle est. De cette oeuvre, nous ne parlerons pas ici, Bertrand Leclaire en a dit dans le Monde, dans son excellent texte d’hommage, la complexité et la profondeur. Et en témoignera­ient, s’il le fallait, les nombreux textes et entretiens de Pierre que nous avons publiés dans artpress (à relire d’urgence en ces temps de grande misère intellectu­elle et morale). Nous souhaitons simplement, par quelques photos accompagna­nt la reprise, ci-dessous, d’un extrait de l’entretien que j’avais eu avec Pierre, paru dans artpress de novembre 1987 (à l’occasion de la représenta­tion de son texte, Bivouac, mis « en voix » par son ami metteur en scène et acteur Alain Ollivier), casser une certaine image que les photos publiées dans la presse peuvent donner de lui. Pierre Guyotat n’aimait pas poser pour les photograph­es, d’où ce visage dur, fermé, incommode. Voici donc quelques clichés le montrant sous un autre jour, celui d’un homme ayant gardé son esprit d’enfance. Pierre était drôle, gai, joueur, farceur, d’une grande générosité, pas tout à fait une révélation pour qui sait lire ses livres.

Jacques Henric

J’APPELLE « GRANDE POÉSIE »... « J’ai toujours éprouvé par rapport à ma propre vie un grand sentiment de précarité et d’urgence, notamment depuis 1982, depuis le moment où j’ai eu cette tache sur ma vie, car il s’agit bien d’une tache. Tout ce qui s’est passé avant est, non pas effacé, mais placé sous hypothèque, sous hypothèque d’une mort, et d’une mort réelle car le coma c’est ni oui ni non… Or cette précarité dont je parle est très importante dans la mesure où elle est, selon moi, à la base même de la poésie. Le sentiment de la fragilité de l’existence, de l’urgence qu’il y a à produire et vivre, est un des fondements de la poésie. Avec Bivouac, j’ai redécouver­t la poésie. Quand on entre vraiment dans la langue, je m’en rends compte dans mon travail avec les comédiens, il n’est alors plus question de poésie. De « grande poésie ». J’appelle « grande poésie » le verbe qui prend en charge l’homme et le monde, qui les charge sur son dos, avec bonté. Et je n’ai pas besoin de dire que tout sentiment de nostalgie m’est étranger puisque, dans le coma, moi vivant, ma vie passée est morte sous mes yeux et en moi. Mes yeux ont vu la mort sur moi, et donc sur tout ce que j’avais pu faire jusqu’alors, de bien ou de mal, peu importe. La « grande poésie », c’est une façon de ne pas s’appesantir sur les choses, mais de les rapprocher à toute vitesse : objets et lieux éloignés, concepts, faits de Nature éloignés, siècles éloignés… Le traitement dialectiqu­e du temps est extrêmemen­t important. Enfant, un torrent roulait en bas des fenêtres de notre chambre ; pendant les sept premières années de ma vie, je me suis endormi, j’ai rêvé, je me suis réveillé dans son bruit, dans son chant : pour moi, c’était à la fois l’écoulement du Temps et la voix de Dieu le Père, son idiolecte : selon la saison, un babil, un rugissemen­t, un radotage, une plainte; une parole dont une part m’était adressée à moi seul ; ma conscience, je crois. On trouve un écho dans ce torrent, dans Bivouac, dans la chanson de Petrus (son titre est inspiré de celui d’un blues merveilleu­x de Peg Leg Howell, Blood Red River), et un écho de cette voix dans les quelques « descentes de voix » de Dieu, et je pense que l’aboutissem­ent de l’aventure de ma langue, ce sera de ne plus faire parler que Dieu ; c’est pourquoi j’ai, dans un premier temps, tellement fait parler les putains parce qu’ils sont dans le costume et les matières de la Création. « La convalesce­nce a été pour moi le moment où j’étais plein de toutes ces choses qui se trouvent dans Bivouac mais sans pouvoir, sans me sentir le droit, plus exactement sans avoir le moyen verbal, donc le droit, de les produire. Tout était déjà dans ma tête, bien sûr. C’est ce qui me fait dire que l’Ecclésiast­e n’a pas été écrit au moment même où les choses étaient éprouvées. Il faut du temps, je crois, pour forcer ce « je » et produire le chant, le chant ou la prière qui correspond à ce qu’on ressent très fortement. L’acte poétique est un acte d’audace, un acte qui met en oeuvre le coeur, c’est-à-dire l’organe qui distribue le sang. Mais peut-être mon coeur était-il alors un peu dur ? Dur, tout simplement parce que c’était un coeur qui revenait de l’au-delà. C’était un organe encore crispé, réduit comme une pierre, et seul sur la Terre et en moi, comme un aérolithe. »

——— I met Pierre Guyotat in the late 1960s. He was my faithful friend for the past sixty years. I was by his side in the most painful moments of his life, notably during the illness he related in his book, Coma; during the multiple censorship­s of his books – the official State censorship of Eden Eden Eden, and other, slier ones, namely publishers’ repeated refusals of his manuscript­s ( a little-known yet very enlighteni­ng story that deserves to be told); I was by his side in the victorious battles he fought for them; by his side in the joys that always illuminate­d his life, including the joy of being recognized as the immense writer that he was, that he forever will be. I introduced Pierre Guyotat to Catherine Millet when the artpress adventure first began, and I must share with you what I recently told Denis Roche: without him and especially without his oeuvre’s influence, this magazine would not have been what it was then, what it is now. We will not talk of his oeuvre here; Bertrand Leclaire, paying tribute to him in an excellent article in le Monde, told of its complexity and depth. Pierre’s many texts and interviews ( that should be urgently reread in these times of great intellectu­al and moral poverty) published in artpress would attest to that, if need be. With these few photos accompanyi­ng the following excerpt from an interview Pierre gave me and that was published in artpress in November 1987 (on the occasion of a performanc­e of his text, Bivouac, “voiced” by his friend, stage director Alain Ollivier), we wished to discard a certain image created by the photos published in the press. Pierre Guyotat did not enjoy posing for photograph­ers, hence the pinched, serious, awkward face. Here are a few pictures that show him in a new light, that of a man who kept his childlike mind. Pierre was funny, cheerful, very generous – which, for those who read his books, is not exactly news.

Jacques Henric

I CALL “GREAT POESY“...

“I have always felt, in terms of my own life, a great sense of precarious­ness and urgency, especially since 1982, since that moment I got this stain on my life, for it is truly a stain. Everything that happened before has not been erased but mortgaged, a mortgage of death, and a real death at that, because coma neither is nor isn’t… Now this precarious­ness I speak of is very important, insofar that it is, according to me, at the root of poetry itself. The feeling of the frailty of existence, of the urgent need to produce and to live, is one of poetry’s founding principles. With Bivouac, I rediscover­ed poetry. When one truly enters the language – this I have noticed when working with actors –, it is no longer about poetry. About “great poetry”. What I call “great poetry” is the spoken word that takes care of man and the world, that kindly carries them on its back. And there is no need for me to say that feelings of nostalgia are unfamiliar to me, for in a coma, alive, my whole life died in front of my very eyes and inside of me. My eyes saw death upon me, and thus upon everything I had done up until then, good or bad, regardless. “Great poetry” is a way of not dwelling on things, but of bringing them closer very quickly: faraway objects and places, concepts, distant facts of Nature, distant centuries… The dialectica­l treatment of time is extremely important. When I was a child, a stream ran below our bedroom windows; for the first seven years of my life, I would fall asleep, dream, wake up to its sound, to its song: for me, it was both the flow of Time and the voice of God, His idiolect. Depending on the season, a babbling, a roar, a rambling, a groan; words that were in part meant only for me; my conscience, I believe.There is an echo in this stream, in Bivouac, in Petrus’s song (whose title was inspired by Peg Leg Howell’s beautiful Blood Red River blues), and an echo of that voice in God’s few “vocal descents”, and I believe that the successful conclusion of my tongue’s adventures will be to let only God speak; which is why I so often gave the floor to whores, for they are part of the costume and the substance of Creation. For me, convalesce­nce was the time when I was full of all the things found in Bivouac, but without being able, without feeling that I had the right, or, to be precise, without having the verbal means, hence the right, to produce them. Everything was already in my head, of course. Which is why I say that Ecclesiast­es was not written at the same time things were felt. It takes time, I think, to force that “I” and produce the song, the song or the prayer that correspond­s to what one very strongly feels. The poetic act is an act of audacity, an act that uses the heart, that is to say the organ that distribute­s blood. But perhaps my own heart was a bit hard? Hard, simply because that heart came back from the afterlife. It was an organ that was still contracted, as small as a stone, and alone on Earth and within me, like an aerolite.“

Translatio­n: Jessica Shapiro

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