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At the height of the lockdown, philosopher and Sorbonne professor Danièle Cohn, and director of Musée du
Louvre’s Department of Paintings Sébastien Allard sent us a text about
the imaged-future of works of art. The past few months have seen an increase in the digital use – for better
and for worse, one must admit. Therefore, we wished to further this reflection. Catherine Millet focuses on oeuvres seen only from afar, while
Richard Leydier circles back to the basics: the necessary
journalistic work ethics.
absence, ou apporte des informations complémentaires, il a une efficacité véritable; il remplit une fonction: il est un moyen, et pas une fin. Mais « remplacer » les oeuvres fait problème. Il est en effet illusoire de croire qu’il puisse se substituer à elles, voire offrir plus ou mieux, et trompeur de vouloir le vendre comme tel. Les technologies mobilisées par le numérique obtiennent des performances d’une qualité extraordinaire en termes de reproductibilité, brouillant la frontière entre original et copie. La reproduction en grandeur nature des Noces de Cana de Véronèse dans le réfectoire de San Giorgio Maggiore, à Venise, en est un bel exemple. L’enthousiasme pour cette réplique « parfaite », installée dans son lieu d’origine, a, aux yeux de certains, « supplanté l’original », aujourd’hui au Louvre, comme si l’aura transitait, via le numérique, de l’authenticité de l’oeuvre à la réussite de la copie. Vieux frayage que celui de l’imitation réussie et de l’admiration que nous en éprouvons. Une fois de plus, nous nous pâmons devant l’habileté, mais ce n’est plus celle de Zeuxis, qui induit en erreur les pigeons que nous sommes tant le trompel’oeil est bien « fait », c’est celle d’une machine et d’un programme.
UN DIVERTISSEMENT TOUT PUBLIC Le numérique rebat les cartes. L’art n’imite plus la nature, la machine imite l’art, la main de l’artiste n’y trouve plus sa part. L’idée de travail artistique comme celle d’oeuvre sont de ce fait malmenées. Elles le sont plus encore quand l’ingénierie culturelle utilise le numérique pour produire des vidéos immersives. Il vise au-delà de la perfection illusionniste. L’émerveillement est peut-être au rendezvous, mais la force de séduction se déploie clairement dans un registre qui est celui de l’entertainement, avec un objectif commercial dissimulé sous le qualificatif de culturel. Le produit est un divertissement spectaculaire procurant des sensations fortes, qui revendique d’obtenir une position plus active du spectateur, grâce à deux caractéristiques devenues obligées : le participatif et l’immersif. Alors même que l’original n’est plus la référence, qu’il est dispersé, disséminé, jusqu’à son engloutissement dans un flux d’images, le numérique immersif a la prétention de faire découvrir une oeuvre « comme vous ne l’avez jamais vue », en l’absence même d’oeuvre. Le caractère « exceptionnel » de l’expérience proposée tient au mode de l’excès, du hors proportion. Le détail peut, grâce à la technique, s’agrandir de façon démesurée, il ne s’articule plus à un ensemble et vaut pour un tout dans lequel on plonge. On perd toute notion et toute appréhension perceptive de l’oeuvre qui se révèle finalement anecdotique, noyée qu’elle est dans le tourbillon des zooms. Formé à partir d’une interprétation univoque et standardisée de la production d’un artiste, ce numérique empêche de construire un rapport personnel à l’oeuvre d’art, de nourrir une subjectivité. L’imaginaire est donné, imposé et prive de l’imagination comme de la liberté. Le Klimt de l’Atelier des Lumières (1) est ainsi uniformément décoratif, tout comme le Caravage du Caravaggio Experience (2) est uniformément violent. Notons au passage qu’il y a une certaine ironie à constater que la part érotique, sinon sexuelle, si importante dans la production de ces deux peintres est évidemment absente de ces « expositions ». Le divertissement doit demeurer tout public pour être rentable. Il n’est, dans ces produits, plus question de bonne ou de mauvaise mimétique. La question n’est plus le degré d’éloignement plus ou moins grand par rapport à l’original. Car le vrai ne compte plus, n’existe plus peut-être. Un glissement a lieu, qui empêche d’autant la rencontre avec l’oeuvre en présence « réelle ». Cela s’avère d’autant plus dommageable, qu’il se banalise et commence à affecter des expositions scientifiques dans lesquelles le facsimilé, le fake, côtoient les oeuvres, sans autre signalement (ainsi la reproduction de la chapelle Borgherini à San Pietro in Montorio à Rome, dans l’exposition Sebastiano del Piombo à la National Gallery à Londres, ou certaines oeuvres dans l'exposition Arcimboldo au Musée du Luxembourg). « L’oeuvre » ne voudrait-elle plus rien dire puisqu’elle est à ce point reproductible et malléable qu’elle en est devenue fantomatique, au point de s’évanouir pour devenir un simple objet de consommation?
OEUVRE ET IMAGE « Ce qui est objectivement en soi faux ne peut être subjectivement pour les hommes vrai et bon », écrit Theodor Adorno dans l’Industrie culturelle. On ne saurait admettre sans combat que le simulacre vaut oeuvre, que le fake peut être tenu pour le vrai. La « présence réelle » de l’oeuvre est irremplaçable. L’usage de cette expression et sa résonance théologique n’impliquent pas plus un retour à une religion de l’Art chère aux Romantiques qu’un déni de la réalité du virtuel. Corporéité propre et singulière, toute oeuvre existe physiquement, dans une consistance objectale, que l’image n’a pas. Son format, la matière ou la substance dont elle est composée, sa structure, son état de conservation déterminent fondamentalement la perception qu’on en a. Le spectateur, le visiteur, l’amateur, le collectionneur s’y confrontent ainsi, dans un mouvement de
l’oeil, du corps et de la pensée par lequel action et réaction s’intriquent. Un « de près de loin » façonne alors notre relation à l’oeuvre dans l’espace-temps que nous partageons avec elle. La Dentellière de Vermeer est, pour le visiteur du Louvre qui la découvre, l’occasion d’une expérience particulière dont aucune image, si fidèle soit-elle, ne peut rendre compte. Ce minuscule tableau, le plus petit que le peintre de Delft ait créé, impose d’emblée – et dès la vision de loin– sa présence par la lumière qui irradie du fond, mais, pour le comprendre, il faut s’approcher, se pencher ; le format invite à une concentration de plus en plus intense, comme une mise en abîme de celle dans laquelle est plongée la jeune fille occupée à tirer de minuscules fils. Le regard parcourt alors tout un monde de détails presque microscopiques : bobines, épingles, pompons, boucles de cheveux … lorsque, tout, à coup, surgit, au premier plan, la tache rouge formée par un écheveau de fils sortant du coussin à ouvrage. La matière, par ailleurs, si lisse, si délicate, se fait plus empâtée, plus violente même ; l’impression est vive, la peinture reprend ses droits : ceci est un tableau. La reproduction, elle, livre tout d’emblée, sans nuances, sans proportion, sans rapport au monde environnant, plate.
UNE PATIENCE PERCEPTIVE Contrairement à l’accusation portée communément de passivité du spectateur face à l’oeuvre réelle, il est pleinement actif s’il ne fait pas que passer. Recevoir une oeuvre, l’accueillir est une action, la passivité est bien plutôt du côté de l’intensité sensationnelle du spectacle virtuel, standardisé, répétable à l’infini. L’oeuvre, elle, est unique, tel est l’attrait de sa présence. Celle-ci convoque le spectateur, et l’engage à dialoguer avec elle, dans un temps et un espace qu’ils partagent. Il lui faut s’obliger à une patience perceptive, qu’il accorde à l’oeuvre, aux deux sens du mot : la lui donner et s’accorder à elle. Devant le Saint Jean-Baptiste de Léonard, le spectateur ne voit rien, s’il ne s’arrête pas et ne s’installe dans une forme de stase. À peine at-il entraperçu, surgie de l’ombre, la figure du saint qui porte la lumière, qu’elle y retourne aussitôt. L’oeil doit s’accoutumer à percer les ténèbres pour tenter d’apercevoir quelque chose. La fusion atmosphérique de la lumière et de l’ombre, alliée à une science exceptionnelle dans la transparence des glacis, suscite des effets d’apparition/disparition. La signification du motif iconographique est transfigurée par la matérialité de la peinture ; c’est elle qui porte le sens. Léonard a trouvé la juste forme à l’annonce faite par le Baptiste et le spectateur l’apprend par le tableau. La perception se construit par degrés, de l’observation à la compréhension, dans une sensibilité à ce qui a lieu dans l’oeuvre et l’affecte en retour. Par une circonscription de plus en plus resserrée de l’attention qui lui est portée, l’oeuvre finit par se montrer pour ce qu’elle est : un précipité d’expérience qui contribue à la construction de l’expérience du spectateur. Cette expérience diffère d’une personne à l’autre. Elle s’établit par strates, qui interfèrent dans une série de bougés. Le spectateur en est transformé, sa présence dépose dans la mémoire des marques, des traces que l’imagination saura activer. Dans les scénographies virtuelles, les individus demeurent isolés dans leurs sensations identiques parce que formatées. Ils n’ont pas de choix, ils sont « pris » et leur liberté entravée. Se déclinant entre expérience vécue, expérimentation et « avoir de l’expérience », la rencontre de l’oeuvre « en vrai » ouvre à une intersubjectivité. Alors le jugement peut s’exercer et s’aiguiser, de sorte que le plaisir pris à l’oeuvre se déploie dans l’appréciation du bonheur qu’elle donne en même temps que dans la connaissance sensible que l’on a acquise d’elle.
A PERCEPTIVE PATIENCE