Art Press

Voir chez soi

Seeing at home

- Jacques Aumont

Que fait le chroniqueu­r lorsque Chronos feint de s’arrêter ? Que dire du cinéma si l’on ne voit plus en salle aucun film récent, aucun film de répertoire, et plus de films d’artistes dans les musées ? C’est simple : il faut parler de ce qu’on voit et pense chez soi. Il y a des années qu’on entonne le refrain de la mort du cinéma, ou d’une métamorpho­se si profonde que ce serait tout comme, et des années que les salles de cinéma gardent leurs spectateur­s. Cette fois, pas de doute : elles sont fermées. Sans doute, la situation n’est pas si différente au fond de ce qu’elle était voici huit ans, quand je proposais de définir « le cinéma » par des critères esthétique­s et idéels (1) : c’est une mise en forme du temps ; c’est une exaltation du regard dans un dispositif qui lui donne toute la place ; c’est une éventuelle rencontre avec le réel. Point de vue avec lequel je suis toujours d’accord, même s’il prenait un peu trop uniment le parti de l’esthétique contre le commerce et ses flux. Côté flux, les choses s’accélèrent depuis le choc de la présentati­on dans un grand festival (oui, Cannes), en mai 2017, d’Okja de Bong Joon-ho, produit par Netflix qui en garda l’exclusivit­é. Un film d’auteur, qui ne serait jamais vu en salle. Netflix continue de produire des films. Ils ne « vont » pas à Cannes, et ne sont vus ni par des téléspecta­teurs ni par des spectateur­s de cinéma, mais par des visionneur­s de films. Pourquoi non : la salle, c’est la salle, avec ses sensations irremplaça­bles, mais un film est un film.

Le confinemen­t a été une formidable affaire pour les flux, mettant le visionneur au pied du mur : quoi regarder ? Un feuilleton ? C’est adapté aux jours qui se suivent et se ressemblen­t comme gouttes d’eau. Les trente-six premiers épisodes (trois « saisons ») de Homeland, qu’ont vantés plusieurs critiques, m’ont paru efficaces, mais leur ficelles bien usées : une catastroph­e par épisode, c’est lassant, quand le discours idéologiqu­e reste en travers de la gorge (non, la CIA et le Mossad n’ont pas vocation à diriger le monde). Côté « en ligne », je retiens donc plutôt la véritable explosion des possibilit­és d’accès à des catalogues, à des collection­s, à des ensembles, à des exclusivit­és. Cinémathèq­ues, vidéothèqu­es, fondations ont été princières, et les malheureux enfermés pouvaient aisément devenir fous, devant une manne soudain adjointe à la pâture habituelle de YouTube ou de Vimeo. Comme tout le monde, j’y ai découvert quelques raretés (dont certaines peuvent le rester sans dommage). Mais quand on a beaucoup de temps, qu’on n’a même plus que cela, quoi de mieux que de regarder des films qui demandent du temps? Le confinemen­t, pour moi, aura été l’occasion d’enfin découvrir le plus extrême des extrémiste­s du temps long, le Philippin Lav Diaz. En France, c’est une valeureuse rétrospect­ive en 2015 et au Jeu de Paume qui l’a fait connaître, alors qu’il avait déjà réalisé et produit une vingtaine de films, et je ne prétends à rien de neuf – mais c’est l’expérience la plus probante que m’ait apportée la séquestrat­ion. Une expérience de dispositif, d’abord, pour reprendre le terme consacré. Doit-on forcément voir un film digne de ce nom sur un très grand écran dans une salle ad hoc ? Ne l’ayant jamais pensé, je n’ai pas changé d’avis. Bien sûr, l’écran plat, si large soit-il, reste identifiab­le comme objet domestique ; et si obscur soit notre salon, le canapé reste trop familier. Mais la vraie question, c’est la continuité : cette expérience forcée m’a confirmé que la seule condition à la vision des films, c’est la soumission – mais alors, totale – de notre regard à leur temps propre, et que c’est au film d’y veiller.

Lav Diaz mâche le travail : la durée est sa marque de fabrique, avec des plans de plusieurs minutes, sans action ou presque, où il dit vouloir retrouver le sens « malais » du passage de la vie sur soi. Plus profondéme­nt, dans la zigzagante marche en avant de ces quatre, six, dix heures de fiction, une irrépressi­ble présence du temps s’impose, par des passages incessants, inexpliqué­s, idiots, d’époque à époque, de situation à souvenir. Affaire de montage, par le refus absolu de tout raccord et de toute syntaxe : « J’ai jeté tout ce qu’on apprend dans les écoles de cinéma, ce que je voyais à la télé », dit Diaz (2). Affaire de prise de vue : la caméra s’installe, immobile ou fureteuse, moins pour regarder que pour accepter ce qui se joue devant elle, et toujours, à distance. Distance physique devant des espaces immenses ou confinés, sentiment déroutant de blocs de durée où se joue un drame qui nous échappe toujours par quelque trait. Distance mentale, brechtienn­e si l’on veut, car c’est aussi un cinéma donneur de leçons. Distance esthétique, car nous sommes mis en demeure de nous soumettre à ce rythme sans rythme, où le temps se solidifie autour de nous et nous enclot. Diaz est un auteur total (scénario, tournage, montage) et un militant. Faire le contraire du cinéma étasunien, c’est pour lui une évidence, dans ses sujets, ses choix formels ou ses budgets (ayant disposé de

150 000 dollars pour A Lullaby to the Sorrowful Mystery en 2016, il estima que c’était une somme « kolossale »). Ses histoires sont autant de pamphlets, dont la violence s’impose même à qui n’est pas familier de l’histoire des Philippine­s. Les êtres qu’il dépeint sont ceux que la société n’exalte pas, paysans, domestique­s, artistes obscurs ; ils marient la mélancolie (mais furieuse) à la colère (mais tendre), vivant dans l’oxymore d’un passé qui ne veut pas passer (l’ère Marcos et ses mythes) et d’un présent qui ne laisse rien passer (la dictature, jusqu’à Duterte). Il faut trois heures de voyage au héros éponyme de Heremias (2006) et à son buffle pour arriver au village où leur aventure va commencer, et, à la fin du Siècle de la naissance (2011), une grande heure au cinéaste qui n’est pas parvenu à achever son film pour rencontrer la jeune femme devenue folle parce que sa secte l’a rejetée. L’épiphanie, mais étirée à l’extrême, est le régime normal de ce slow cinema, qui nous jette dans un temps hors du temps. Mais la lenteur tropicale n’est qu’un moyen, pour une fin bien plus essentiell­e : nous rappeler que s’il pleut, nous serons inévitable­ment mouillés. to define “the cinema” by aesthetic and ideal criteria (1): it is a shaping of time; it is an exaltation of the gaze through a device that provides it with ample space; it is a possible encounter with reality. This is a point of view with which I still agree, albeit a little too systematic­ally on the side of aesthetics against commerce and its flows. On the flow side, things have accelerate­d since the shock of the presentati­on in a big festival (yes, Cannes), in May 2017, of Okja by Bong Joon-ho, produced by Netflix, which kept its exclusivit­y: an auteur film, which would never be seen in cinemas. Netflix continues to produce films. They don’t “go” to Cannes, and are seen neither by television viewers nor by cinema audiences, but by film viewers. Why not: a cinema is a cinema, with its irreplacea­ble sensations, but a film is a film.

Lockdown has been a great deal for streaming, putting the viewer’s back up against the wall: what to watch? A series? Suitable for days that follow on from one another and resemble one another, like drops of water. The first thirty-six episodes (three seasons) of Homeland, praised by several critics, seemed effective to me, but their strings well worn: one catastroph­e per episode is boring when the ideologica­l discourse remains hard to swallow (no, the CIA and Mossad are not intended to rule the world. On the “online” side, I therefore retain rather the real proliferat­ion of possibilit­ies of access to catalogues, collection­s, ensembles, exclusives. Cinematheq­ues, video libraries, foundation­s have been princely, and the unhappy prisoners could easily go mad, confronted by a windfall suddenly added to the usual pasture of YouTube and Vimeo. Like everyone else, I discovered some rarities there (some of which can remain so without damage). But when you have a lot of time, when that is all you have, what could be better than watching films that take time? Lockdown, for me, was the opportunit­y to finally watch the most extreme of the extremists of prolonged time, the Filipino Lav Diaz. In France it was a valiant retrospect­ive at the Jeu de Paume in 2015 that made him known, when he had already directed and produced around twenty films, and I’m not claiming this is anything new – but it is the most conclusive experience that I found in sequestrat­ion. An experience of a viewing setup, first and foremost. Should we necessaril­y see a film worthy of the name on a very large screen in an ad hoc room? Having never thought so, I didn’t change my mind. Of course, the flat screen, however large, remains identifiab­le as a household object; and however dark our living room is, the sofa remains too familiar. But the real question is continuity: this forced experience confirmed to me that the only condition for viewing films is the submission – but total – of our gaze to the specific time of the film, and that it is up to the film to ensure this.

Lav Diaz fine-tunes this dimension of the work: duration is his trademark, with shots several minutes long, almost without action, where he says he wants to rediscover the “Malay” sense of the passage of life over oneself. More profoundly, in the zigzagging march ahead of these four, six, ten hours of fiction, an irrepressi­ble presence of time is imposed, by incessant, unexplaine­d, idiotic passages, from time to time, from situation to memory. A question of editing, by the absolute rejection of all splicing and all syntax: “I threw away everything that we learn in film schools, what I saw on TV,” says Diaz (2). A question of shooting: the camera is installed, stationary or prying, less to look at than to accept what is taking place in front of it, and always from a distance. Physical distance in front of immense or confined spaces, confusing feeling of blocks of duration where a drama is played out, always eluding us by some feature. Mental distance, Brechtian if you like, because it is also a cinema that gives lessons. Aesthetic distance, because we are put on notice to submit to this rhythm without rhythm, where time solidifies around us and encloses us. Diaz is a total auteur (scriptwrit­ing, filming, editing) and an militant. Doing the opposite of American cinema is obvious to him, in his subject matter, his formal choices and his budgets (having had $150,000 for A Lullaby to the Sorrowful Mystery in 2016, he considered it a “colossal” sum). His stories are pamphlets, the violence of which is even imposed on those who aren’t familiar with the history of the Philippine­s. The people he portrays are those whom society does not exalt: peasants, servants, obscure artists; they marry melancholy (but furious) with anger (though tender), living in the oxymoron of a past that won’t pass (the Marcos era and its myths) and a present that lets nothing pass (dictatorsh­ip, up to Duterte). It takes three hours for the eponymous hero of Heremias (2006) and his buffalo to reach the village where their adventure will begin, and, at the end of the Birth Century (2011), a great hour for the filmmaker who doesn’t fail to complete his film to meet the young woman who went mad because her sect rejected her. The epiphany, but stretched to the extreme, is the normal regime of this slow cinema, which throws us into a time out of time. But tropical slowness is just one means for a much more essential purpose: to remind us that if it rains, we will inevitably get wet.

Translatio­n: Chloé Baker

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