Bourse de CommercePinault collection
C’est une drôle de scène d’ouverture pour un western. Quatre hommes en costume de soirée – que l’on suppose être des investisseurs et le responsable des affaires indiennes – débattent, assis dans des fauteuils d’entreprise. Ils prônent l’élimination des Indiens réfractaires aux grands principes de la civilisation occidentale : la propriété individuelle, le capitalisme expansif et la suprématie blanche. Le plus fervent d’entre eux fait de l’extermination des indigènes la condition du progrès de ce grand pays en devenir que sont les États-Unis. La scène se déroule sous le grand dôme peint de la Bourse de commerce à Paris, au moment de la démolition des Halles. Les motifs coloniaux qui ornent le dôme ont d’ailleurs servi de toile de fond au générique d’ouverture. Touche pas à la femme blanche de Marco Ferreri, sorti en 1974, est un pastiche de western reposant sur une parabole établissant une analogie entre deux conflits, l’un colonial et l’autre culturel.
D’un côté, la conquête de l’Ouest et l’extermination des Indiens qui en fut le corollaire ; de l’autre, la destruction des Halles de Paris et la spéculation immobilière qui la stimule. La scène d’ouverture, tout à la fois enjouée et inquiétante, assumant déjà totalement l’anachronisme, retrouve aujourd’hui une certaine actualité. L’aménagement de la Bourse de commerce par l’architecte Tadao Ando, afin d’y accueillir la Collection Pinault, résonne étrangement avec ce pamphlet filmique, réalisé il y a 47 ans. Au point que l’on pourrait presque y voir une implacable revanche, le monde des affaires critiqué par Ferreri venant asseoir son ultime victoire à l’endroit même où il avait été si violemment parodié. L’une des origines du terme « signe » – sêma en grec – est liée à l’usage qui consistait à ériger sur le lieu d’une bataille une stèle mémorielle qui devait situer et signifier l’endroit où l’ennemi avait été repoussé. Le signe est le rappel d’un revirement. On peut légitimement considérer que tant le projet de Pinault que sa matérialisation architecturale consistent à dresser un signe, c’est-à-dire à matérialiser une victoire remportée. Le film oublié de Ferreri rejouait lui aussi une bataille à forte valeur symbolique. Touche pas à la femme blanche exposait, sur un mode allégorique, les deux principales dérives de la fabrique urbaine : la spéculation immobilière et la communication se substituant à la démocratie. Ferreri se sert d’une des rares défaites de l’Amérique raciste et chrétienne, celle de Little Bighorn, pour réaliser un film sur un sujet politique d’actualité : la gentrification qui se profile déjà à son époque comme une menace pour le droit à la ville. C’est à l’endroit de cet ultime acte de résistance cinématographique que le binôme constitué par le mécène et le grand architecte a décidé de placer le signe de son propre triomphe. Le monument qu’ils dressent est un rappel de l’écrasante défaite
de la contre-culture face à la vision affairiste et entrepreneuriale de l’art, et plus généralement de la ville. Un monument à un art contemporain devenu pompier, au lieu de l’acte d’émancipation qu’il était censé accomplir. La Bourse de commerce, de Ferreri à Pinault, raconte le déroulement de cette défaite de l’esprit libre et protestataire. Le maintien du nom « bourse de commerce » est l’un des rares éléments de clairvoyance dans cet épisode qui consacre l’homme d’affaires en bienfaiteur de la société.
Tadao Ando et son équipe n’ont pas dû chercher longtemps pour trouver ce que serait la marque apposée par le grand architecte sur le bâtiment néoclassique circulaire. Leur intervention est d’une grande simplicité et s’inscrit dans la dialectique de la « contrainte libératrice » qui caractérise de nombreuses réalisations d’Ando. Le manque, le confinement, la privation permettent de voir, d’apprécier, de distinguer. L’intervention altère, par une intrusion assumée, l’intérieur de la Bourse de commerce. Elle déconstruit tout en donnant l’impression de sublimer l’architecture du lieu. L’acte de poser un silo de sept mètres de haut en simili béton sous le grand dôme modifie l’espace central, dont la principale caractéristique était son ouverture à 360 degrés. Actant une obstruction tant visuelle que circulatoire, l’intervention transforme la salle circulaire lumineuse en un espace confiné et mortuaire. Si la possibilité offerte au visiteur de s’élever au-dessus du mur atténue quelque peu cette première impression d’étouffement, le silo reste omniprésent, tant par sa volumétrie que par sa matérialité. Le recours au langage brutaliste devenu la marque de fabrique du grand architecte, n’est d’aucune aide. L’intervention ne parvient pas à s’arrimer à une quelconque raison architecturale. La gratuité du geste le fait rapidement basculer dans la catégorie des prothèses décoratives. Un maniérisme en béton, qui n’a rien à envier aux projets d’embellissement des bâtiments modernistes de Skopje, recouverts dans un accès de grandiloquence macédonienne, de colonnades néo-classiques en plâtre. Si le langage d’Ando se veut minimaliste et moderniste, sa nature prothétique et ornementale le rapproche plus du néo-clacissisme kazakhe ou du néo-haussmannisme qui fait fureur dans les Hauts-de-Seine. Son silo n’est qu’un artefact scénographique. Le mur de 50 cm d’épaisseur, que l’on aurait voulu plein, se révèle creux, comme un décor en carton-pâte dressé pour servir de support à une représentation. La mise en scène à laquelle il participe est une élégie héroïque sur la supposée radicalité du commanditaire. Le grand mécène a bon goût. L’architecture qu’il commande à son architecte attitré devrait sceller pour les siècles à venir son profil d’homme d’idées, audacieux car capable de transformer l’existant et d’offrir à la société ce dont elle a le plus besoin : un grand musée plein des trésors qu’il a patiemment amassés en évitant, autant que possible, de se faire saigner par l’État. Toute cette splendeur supposée s’affaisse pourtant comme un soufflet quand on considère le caractère scénarisé et fallacieux de l’intervention.
Ando en est le maître décorateur qui voudrait encore se faire passer pour le puriste radical qu’il fut à ses débuts. À cette époque héroïque, il construisait des petites maisons bunker dans la trame urbaine japonaise, aux maisons compactes et légères. Ses premières réalisations étaient de véritables actes de guerre. Des manifestes contestataires d’une radicalité à vivre au quotidien. Puis il est devenu célèbre et a mis sa radicalité initiale au service de projets de plus en plus prestigieux, de plus en plus nombreux aussi. Le silo à la Bourse de commerce est l’acte final de ce lent déclin d’une architecture radicale et contextuelle vers le style qui la singe et la décline à l’infini. Que reste-t-il de la force du premier Ando dans ce projet de Pinault si ce n’est sa seule image? Et encore. din de l’hôtel de Chimay, pour répondre aux besoins pédagogiques de l’établissement. Il s’agit d’un élégant ensemble en métal, une prothèse fonctionnaliste de qualité qui ne gênait personne, si ce n’est FrançoisHenri Pinault dont l’hôtel particulier donne sur le jardin. Là, contrairement à ce qui est proclamé à la Bourse de commerce, l’insert moderniste dans le contexte d’un bâtiment historique n’est plus de bon aloi. L’audace, qui consiste à ajouter une forme rudimentaire et fonctionnelle dans un cadre classique, offense, blesse, à tel point que c’est un argumentaire patrimonial qui a été invoqué pour exiger sa démolition. La logique prothétique et le goût de la transgression mis en avant dans le projet Ando se dissipent dans le cas de cet ensemble dont l’utilité n’est pas à démontrer. Ici, la prothèse entrait malheureusement dans le cône de vision des appartements du fils du grand homme. Le Conseil d’État en a donc ordonné la démolition d’ici au 31 décembre 2020. En faut-il davantage pour nous convaincre que le geste architectural d’Ando est vide de sens, qu’il ne correspond à aucune vision, aucune conviction des vertus émancipatrices de l’art? Comment ne pas voir dans la nouvelle institution l’insigne de pouvoir, d’une échelle de valeurs sans le moindre rapport avec la fonction sociétale de l’art? Le grand mécène est-il autre chose qu’un individu défendant ses propres intérêts, tout en prétendant oeuvrer pour le bien commun ?
——— It is a peculiar opening scene for a western. Four men in evening attire – whom we assume to be investors and the head of Native American affairs – are debating, seated in corporate chairs. They advocate the elimination of Native
Americans who are resistant to the great principles of Western civilization: private property, expansive capitalism and white supremacy. The most fervent of them makes the extermination of the natives the condition of progress for this great country in the making – the United States. The scene takes place beneath the large painted dome of the Paris Stock Exchange, at the time of the demolition of Les Halles (Paris’ central fresh food market demolished in 1971). The colonial motifs that adorn the dome also served as a backdrop for the opening credits. Touche Pas à La Femme Blanche [ Don’t Touch the White Woman] by Marco Ferreri, released in 1974, is a western pastiche based on a parable drawing an analogy between two conflicts, one colonial and the other cultural. On the one hand, the conquest of the West and the extermination of the Indians that was its corollary; on the other, the destruction of the Halles de Paris and the real estate speculation that stimulated it. The opening scene, at once playful and disturbing, deliberately anachronistic at the time, finds today a certain topicality. The layout of the Bourse de Commerce by architect Tadao Ando, to house the Pinault Collection, resonates strangely with this satirical film, produced 47 years ago - to the point that you could almost see it as an implacable revenge, the business world criticized by Ferreri coming to install its ultimate victory in the very place where it had been so violently parodied. One of the origins of the term sign – sêma in Greek– is linked to the practice of erecting a memorial stele on the site of a battle to locate and signify the place where the enemy was repulsed.The sign is a reminder of a reversal. We can legitimately consider that both Pinault’s project and its architectural materialization consist in erecting a sign, that is to say, in materializing a victory. Ferrer’s forgotten film also re-enacted a battle of great symbolic value. Touche Pas à La Femme Blanche exposed, in an allegorical fashion, the two main downward spirals of the urban fabric: real estate speculation and public relations replacing democracy. Ferreri used one of the rare defeats of racist and Christian America, that of Little Bighorn, to make a film on a current political subject: the gentrification that already loomed in its time as a threat to the right to the city. It was at the site of this ultimate act of cinematic resistance that the partnership formed by the patron of the arts and the great architect decided to place the sign of its own triumph.The monument they erect is a reminder of the overwhelming defeat of counter-culture in the face of the business and entrepreneurial vision of art, and more generally of the city: a monument to contemporary art that has become a firefighter, instead of the act of emancipation that it was supposed to accomplish.The Bourse du Commerce, from Ferreri to Pinault, tells the story of this defeat of the free spirit and the protestor. Maintaining the name “stock exchange” is one of the rare elements of clairvoyance in this episode, which consecrates the businessman as a benefactor of society.
Tadao Ando and his team didn’t have to look long to find what would be the mark of the great architect on the circular neoclassical building. Their intervention is very simple and fits into the dialectic of the “liberating constraint” that characterizes many of Ando’s achieve
ments. Lack, confinement, deprivation make it possible to see, to appreciate, to distinguish. The intervention alters, through an unapologetic intrusion, the interior of the Stock Exchange. It deconstructs while giving the impression of enhancing the architecture of the place. The act of placing a seven-metre-high silo in faux concrete under the large dome alters the central space, the main feature of which was its 360-degree opening. Operating via both visual and circulatory obstruction, the intervention transforms the bright circular room into confined, funereal space. Though the possibility offered to the visitor of rising above the wall somewhat mitigates this first impression of suffocation, the silo remains omnipresent, both by its volume and its materiality. The use of Brutalist language, which has become the hallmark of the great architect, doesn’t help. The intervention cannot be tied to any architectural reason. The gratuity of the gesture quickly tips it into the category of decorative prostheses: a concrete mannerism, every bit as good as the embellishment projects of the modernist buildings of Skopje, covered in an access of Macedonian grandiloquence, of neoclassical plaster colonnades. If Ando’s language is minimalist and modernist, its prosthetic and ornamental nature brings it closer to Kazakh neo-clacissism or neo-Haussmannism, which is all the rage in the Hauts-de-Seine department north of Paris. His silo is just a scenographic artefact. The 50 cm-thick wall, which one would have liked solid, turns out to be hollow, like a pasteboard decor erected to serve as a support for a representation.The staging in which it participates is a heroic elegy for the supposed radicality of the sponsor. The great patron has good taste. The architecture that he commissions from his appointed architect should seal for the centuries to come his profile as a man of ideas, daring because capable of transforming the existing and of offering society what it most needs: a large museum full of treasures that he patiently collected while avoiding, as much as possible, being bled by the State. All this supposed splendour collapses, however, like a bellows when we consider the scripted and fallacious character of the intervention. Ando is the master decorator who would still like to pose as the radical purist he was in his beginnings. During this heroic era, he built small bunker houses in the Japanese urban fabric, compact, light houses. His first achievements were real acts of war: protesting manifestos for a radicalism to be lived in everyday life.Then he became famous and put his initial radicalism at the service of more and more prestigious projects, more and more numerous too.The silo at the Bourse de Commerce is the final act of this slow decline of a radical and contextual architecture towards the style that apes and weakens it ad infinitum. What remains of the strength of the first Ando in this Pinault project if not his image alone? If that.
Ando built for Pinault. A great patron who doesn’t want to leave this world without having left something behind. So he promises a museum, which he takes over and finally installs in Venice. In an excess of generosity, he offers a second where he will finally be able to show himself off as a generous man, in the city that saw him prosper. One could almost believe it if another less glorious affair didn’t cast a shadow over the personnage, precisely on some of the aspects he claims to embody in his Bourse de Commerce temple: audacity and architectural radicalism. Following their law suit against the École des Beaux-Arts de Paris, the Pinault family lawyer managed to obtain the demolition of a set of annexe rooms erected in the garden of the Hôtel de Chimay (the mansion in which the school of fine arts is located), to meet the pedagogical needs of the establishment. It was an elegant metal ensemble, a quality functional prosthesis that didn’t bother anyone, except François-Henri Pinault, whose mansion overlooked the garden.
There, contrary to what is proclaimed at the Bourse de Commerce, the modernist insert in the context of an historic building wasn’t considered such a good idea. The audacity of adding a rudimentary, functional form in a classic setting, offended, hurt, so much so that it was a national heritage argument that was invoked to demand its demolition. The prosthetic logic and the taste for transgression put forward in the Ando project crumbled in this case, the usefulness of which was not in doubt. Here, the prosthesis unfortunately impinges upon the view from the apartments of the son of the great man. The State Council has therefore ordered its demolition by December 31, 2020. Do we need more to convince us that Ando’s architectural gesture is meaningless, that it corresponds to no vision, no conviction of the emancipatory virtues of art? How can we not see in the new institution the insignia of power, of a scale of values without any relation to the societal function of art? Is the great patron anything other than an individual defending his own interests, while claiming to work for the common good?
Translation: Chloé Baker