EN REGARDANT DANS LE RÉTROVISEUR
LOOKING IN THE REAR-VIEW MIRROR
Quand bien même on est tourné vers l’avenir via une philosophie de l’avant-garde, c’est souvent en redistillant l’art du passé qu’on parvient à élaborer de nouveaux langages plastiques. Deux expositions muséales nous l’ont récemment rappelé. James Tissot est celui que l’on n’attendait pas. J’en connaissais peu les tableaux hormis le Cercle de la rue Royale (1868), et je dois avouer que sa rétrospective au musée d’Orsay fut une des belles surprises de l’été. Français, Jacques Joseph Tissot (18361902) naît et grandit à Nantes, mais, dès l’enfance, il préfère se faire appeler James, signe d’une attraction pour l’Angleterre qui se concrétise lorsque, après la guerre de 1870, l’artiste trouve refuge à Londres. Durant ses jeunes années, cette attirance se manifeste surtout par un intérêt pour la peinture des préraphaélites. Tissot étudie aussi la Renaissance allemande, les primitifs italiens et Carpaccio dont il « rejoue » le cycle de sainte Ursule. Au début, il peint des scènes de genre, des sujets anciens voire médiévaux, mais dans un style 19e siècle, d’abord puissamment réaliste, un peu comme Ingres nous montre Léonard expirant dans les bras de François Ier ou le baiser de Paolo et Francesca. Ainsi de la Partie carrée (1870), sorte de version 18e siècle et bambochée du Déjeuner de Manet, mais en costumes d’époque, et avec un arrière-plan sexuel explicite. Ce goût pour le « pastiche » lui a été beaucoup reproché, alors qu’il fut très sûrement formateur.
LA PARISIENNE
Ce qui est certain, c’est que Tissot aime les femmes. Elles sont partout. Et ce sont des femmes qui pensent. Soit des femmes qui regardent (souvent des oeuvres d’art, comme ces objets japonais que Tissot collectionne et met en scène), soit des femmes qui sont regardées (voir notamment la série qu’il consacre à la Parisienne en 1883-85, entre autres dans la Plus Jolie Femme de Paris). L’une de ces femmes a compté plus que les autres. Exilé à Londres dès 1871, Tissot, alors âgé de 40 ans, s’éprend de Kathleen Newton, 23 ans, divorcée et mère de deux enfants. Elle emménage dans sa maison londonienne et devient le sujet de nombreux tableaux à l’ambiance automnale. C’est en effet l’hiver de sa vie, puisqu’elle succombe à la tuberculose le 9 novembre 1882.
MÉDITER LA PEINTURE
Six jours plus tard, le peintre se réinstalle à Paris. Il se documente sur les possibilités de communication avec les esprits et pense même entrer en contact avec la défunte Kathleen (d’où cet étrange tableau, l’Apparition médiumnique, de 1885, qui montre un couple drapé de blanc émergeant à peine de la pénombre, un peu comme le Saint Jean-Baptiste de Vinci). Ébranlé par la mort de sa compagne et par la réception critique de ses tableaux consacrés à la femme parisienne, Tissot connaît alors une crise mystique. Il se rend à plusieurs reprises en Terre sainte et entreprend d’illustrer les Évangiles à l’aide de 365 aquarelles dont certaines, profondément originales, ont inspiré les premiers cinéastes qui ont représenté à l’écran la vie du Christ. L’une d’elles, notamment, montre ce que Jésus pouvait voir du haut de la croix. Elle rappelle Consumatum est (1867), tableau où Jean-Léon Gérôme ne montre des trois croix du Golgotha que leur ombre portée sur le sol. Gérôme (1824-1904), contemporain de Tissot, a lui aussi inspiré les cinéastes, mais sur un versant plus romain que chrétien, entre autres Ridley Scott pour son Gladiator. La Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ, les Évangiles illustrés par Tissot, paraît en 1896 et c’est un best-seller. Fort de ce succès, il travaille ensuite à illustrer l’Ancien Testament, mais il meurt en 1902. Au musée Marmottan-Monet, Cézanne et les maîtres rejoue quelque chose de la formidable exposition Picasso et les maîtres qui s’était tenue
James Tissot. « La plus jolie femme de Paris ».
1883-85. Huile sur toile /
oil on canvas. 147 x 105 cm. (© Musées d’art et d’histoire, Genève ; Ph. Bettina Jacot-Descombes) en 2008 au Grand Palais, et dans une moindre mesure au Louvre autour des Femmes d’Alger de Delacroix. Sur un mode toutefois très différent, mais avec des tableaux tout aussi extraordinaires. Bien qu’il habitât non loin, Cézanne n’a jamais mis les pieds en Italie, dont il a cependant médité la peinture. Mais, si la grande exposition picassienne portait en grande partie sur le réemploi précis de motifs et figures, citations plus ou moins confirmées par l’Espagnol, cette exposition montre que Cézanne a davantage été sensible à des ambiances et des manières de peindre ou de voir. Pour le dire autrement, il ne donne jamais dans le pastiche, il absorbe et transforme. C’est particulièrement visible dans la confrontation entre le Portrait de jeune fille du Greco et la Femme à l’hermine (1885-86) de Cézanne. Saluons au passage les cartels qui font littéralement de l’histoire de l’art en images, et rendent ainsi accessible aux visiteurs attentifs ce qu’on ne trouve d’ordinaire que dans les livres et les catalogues. Cézanne regarde donc Bassano, Tintoret, Ribera ou Giordano, mais il dissèque surtout Nicolas Poussin, dont quatre tableaux figurent dans l’exposition, en particulier le Paysage avec
Agar et l’ange (1660) conservé à Rome, confronté aux Rochers de Cézanne (1867). Le dialogue entre les Putti du Romain et les Quatre baigneuses du peintre d’Aix est également très parlant. Il retient sans doute de Poussin la volonté de géométriser les corps et les paysages. La dernière partie de l’exposition porte, à l’inverse, sur l’influence qu’a exercée Cézanne sur les modernes transalpins. Ici figurent les tableaux de Carrà, Morandi, Sironi ou Boccioni, sur les thèmes croisés du paysage, du portrait ou de la nature morte. Cézanne rend ainsi un peu de ce qui ap
partint à César. n
James Tissot, l’ambigu moderne, Musée d’Orsay, Paris, 23 juin-13 septembre 2020. Et Legion of Honor Museum, San Francisco, 12 octobre 2020-9 février 2021 (commissariat : Marine Kisiel, Paul Perrin, Cyrille Sciamma et Melissa E. Buron). Cé
zanne et les maîtres, rêve d’Italie, Musée Marmottan-Monet, Paris, 27 février 20203 janvier 2021 (commissariat : Alain Tapié et Marianne Mathieu).
——— While looking to the future via an avant-garde philosophy, it is often by redistilling the art of the past that new artistic languages can be developed. Two museum exhibitions have recently reminded us of this. James Tissot is the one we didn’t expect. I knew little about his paintings except for le Cercle de la rue Royale (1868), and I must admit that his retrospective at the Musée d’Orsay was one of the great surprises of the summer. Frenchman Jacques Joseph Tissot (1836-1902) was born and brought up in Nantes, but from childhood he preferred to be called James, a sign of an attraction for England that became apparent when, after the war of 1870, the artist found refuge in London. In his younger years this attraction was manifested mainly by an interest in Pre-Raphaelite painting.Tissot also studied the German Renaissance, the Italian Primitives and Carpaccio, whose cycle of Saint Ursula he “replayed”. Initially he painted genre scenes, old and medieval subjects, but in a 19th century style, at first powerfully realistic, a little like Ingres showing us Leonardo breathing his last in the arms of Francis I, and Paolo and Francesca’s kiss. Hence la Partie Carrée (1870), a sort of 18th-century, party version of Manet’s Déjeuner sur l’Herbe, but in period costumes and with an explicit sexual background. This taste for “pastiche” was much criticised, although it was most certainly formative.
THE PARISIAN
What is certain is that Tissot was fond of women. They are everywhere. And they are thinking women. Either women who are looking (often at works of art, such as those Japanese objects that Tissot collected and staged), or women who are being looked at (see in particular the series he devoted to the Parisienne in 1883-85, notably in la Plus jolie femme de Paris). One of these women counted more than the others. Exiled to London in 1871,Tissot, then 40, fell in love with Kathleen Newton, 23, divorced and mother of two children. She moved into his London home and became the subject of many paintings with an autumnal atmosphere. It was in fact the winter of her life, as she succumbed to tuberculosis on November 9, 1882. Six days later the painter moved back to Paris. He investigated the possibilities of communication with spirits, and even thought he came into contact with the late Kathleen (hence the strange painting, l’Apparition médiumnique, 1885, which shows a couple draped in white barely emerging from the darkness, rather like Da Vinci’s Saint John the Baptist). Shaken by the death of his companion and by the critical reception of his paintings devoted to Parisian women, Tissot then went through a mystical crisis. He travelled to the Holy Land several times and undertook the task of illustrating the Gospels with 365 watercolours, some of which, profoundly original, inspired the first film-makers who depicted the life of Christ on the screen. One of them in particular shows what Jesus could see from the top of the cross. It recalls Consumatum Est (1867), a painting in which Jean-Léon Gérôme shows only the shadow of the three crosses of Golgotha on the ground. Gérôme (1824-1904), a contemporary of Tissot’s, also inspired filmmakers, but on the more Roman than Christian side, among others Ridley Scott for his Gladiator. The Life of Our Lord Jesus Christ, the Gospels Illustrated by Tissot, was published in 1896, and was a bestseller. On the strength of this success, he then worked on illustrating the Old Testament, but died in 1902.
DISSECTING POUSSIN
At the Musée Marmottan-Monet, Cézanne et les Maîtres (Cézanne and the Masters) (2) is reminiscent of the formidable Picasso et les Maîtres exhibition held in 2008 at the Grand Palais, and to a lesser extent, at the Louvre, of Delacroix’s De gauche à droite / from left: Paul Cézanne. « D’après le Greco. La Femme à l’hermine ». 1885-86. 53 × 49 cm. (© Daniel Katz Gallery London) Dhomínikos Theotokópoulos, dit le Greco. « Portrait de jeune fille ». 43 × 36,5 cm. (© Valentina Preziuso) Huiles sur toile / oils on canvas
les Femmes d’Alger: in a very different way, however, but with paintings that are just as extraordinary. Although he lived nearby, Cézanne never set foot in Italy, whose painting he nevertheless meditated on. But though the great Picasso exhibition was largely concerned with the precise redeployment of motifs and figures, quotations more or less confirmed by the Spaniard, this exhibition shows that Cézanne was more sensitive to moods and ways of painting and seeing.To put it another way, he never gives over to pastiche, he absorbs and transforms. This is particularly visible in the confrontation between El Greco’s Portrait of a Maiden and Cézanne’s Woman with an Ermine (1885-86). Let us salute in passing the information plaques, which literally depict the history of art in pictures, thus making accessible to attentive visitors what is usually only found in books and catalogues. So Cézanne looked at Bassano, Tintoretto, Ribera and Giordano, but above all he dissected Nicolas Poussin, four of whose paintings feature in the exhibition, in particular Landscape with Agar and the Angel (1660), kept in Rome, opposite Cézanne’s Rocks (1867). The dialogue between the Putti of the Roman and the Four Bathers of the Aix painter is also very instructive. It undoubtedly reflects Poussin’s desire to geometrize bodies and landscapes. The last part of the exhibition, on the other hand, deals with the influence that Cézanne exerted on the transalpine moderns. Here we find paintings by Carrà, Morandi, Sironi and Boccioni, on the crossover themes of landscape, portrait and still life. In this way Cézanne renders unto Caesar a little of what was Caesar’s.
Translation: Chloé Baker
James Tissot, l’ambigu moderne, Musée d’Orsay, Paris, 23 June-13 September 2020. And Legion of Honor Museum, San Francisco, 12 October 2020- 9 February 2021 (curators: Marine Kisiel, Paul Perrin, Cyrille Sciamma and Melissa E. Buron). Cézanne et les Maî
tres, Rêve d'Italie, Musée MarmottanMonet, Paris, 27 February 2020-3 January 2021 (curators: Alain Tapié and Marianne Mathieu).