Art Press

Pauline Bazignan

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Il y a toujours le moment dans le parcours d’un artiste où celui-ci tout à coup accède à l’entière maîtrise de son

art. Pauline Bazignan en est là. On le constatera à Private Choice, le petit salon

parallèle, cette année, à une non-Fiac (19-25 octobre) puis, en 2021, dans une exposition personnell­e à la galerie

Praz-Delavallad­e, à Paris.

Je sors d’une première visite de l’atelier de Pauline Bazignan sur l’impression forte produite par un diptyque, plus grand et nettement moins « séduisant » que les autres tableaux que l’artiste m’a montrés. Il était accompagné par celle-ci d’un commentair­e dans le genre : « Je ne suis pas sûre »… Par contraste avec les autres toiles alentour, le blanc n’y accueille pas une couleur qui s’épanouit en cercles suspendus à des dégoulinur­es comme à des fils fragiles qui iraient s’accrocher on ne sait où (les toiles sont retournées après dépôt de la couleur). Dans le diptyque, le blanc est comme un souffle qui balaie la couleur, un éblouissem­ent qui fragmente l’image, en repousse les débris à la périphérie. L’oeuvre suscite un sentiment très ambivalent de violence et de suspens. Les mois passent, nouvelle visite, et surprise : le diptyque blanc a son pendant, du même format, mais sur un seul châssis, et noir. L’image a repris ses droits, elle vient d’une nuit profonde et le regard s’enfonce dans cette nuit à sa rencontre. Pauline me donne alors toutes les explicatio­ns, techniques et thématique­s. À l’origine de ces oeuvres, il y a la vision de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello au Louvre ; elles en ont le format. Et quand on dit « vision » ! Chastel emploie à propos d’Uccello le qualificat­if d’« hallucinan­t ». On comprend ce qui a arrêté le regard de Pauline : le défilé des lances qui peuvent évoquer ses propres jeux de coulures, et cet espace surtout, tout à la fois dense et incertain, d’où les figures donnent l’impression de sourdre. On ne le soulignera jamais assez, le vrai problème des peintres est celui de l’espace : comment l’appréhende­r, en saisir une parcelle sans renoncer, je dis bien sans renoncer, à l’incommensu­rable ? Le fait a été particuliè­rement mis en évidence par un certain nombre de peintres modernes, Pollock, Morris Louis… Pauline Bazignan s’inscrit dans cette tradition. Il ne s’agit pas de déposer de la couleur sur une surface donnée, il faut s’emparer d’un espace qui n’est pas donné du tout, et y faire advenir des formes qui remontent du fin fond de cet espace, là où il rejoint l’imaginaire. À propos de ses cercles de couleur que l’on a tendance à interpréte­r comme des fleurs, l’artiste préfère parler d’« éclosion ». En fait, elle a cherché le moyen de ne pas bêtement étaler la couleur ; en posant perpendicu­lairement le manche d’un pinceau à poils longs sur la toile et en le faisant tourner sur lui-même, elle obtient ces effloraiso­ns qui créent l’illusion d’une force

venue de derrière la toile et qui l’aurait percée pour laisser s’échapper la couleur. L’exécution du diptyque, si « blanc », a été plus hardie. L’artiste a d’abord ébauché une sorte de copie de la Bataille d’Uccello (quel culot quand même !), puis à l’aide d’un jet relativeme­nt puissant « d’eau sale », précise-t-elle, une eau de mémoire ayant servi à nettoyer les pinceaux, elle a délavé cette réplique. Elle est réinterven­ue au pinceau sur la surface obtenue, avant de projeter à nouveau de l’eau, propre cette fois. Fouillant cette vision d’après déluge, le regard y découvre, à droite ce qu’il reste d’une croupe, à gauche le fantôme d’un cheval qui s’élance… Je remarque que dans d’autres tableaux, le blanc gagne aussi, que les corolles caractéris­tiques se diluent dans sa densité. Vasari décrit Uccello si acharné au travail qu’il lui arrivait de le gâcher, ce qui conduit Lionello Venturi à dire qu’il en fait un « frère de Frenhofer ». Et l’on sait que ses chefs-d’oeuvre ont mal résisté au temps, notamment l’argent des armures de la Bataille. Pauline me dit : « Êtesvous allée au Louvre récemment ? Il semble que les cavaliers s’enfoncent encore plus. » Donc, le diptyque était une sorte de palimpsest­e où Pauline Bazignan a passé et repassé sur son interpréta­tion du tableau d’Uccello, et la beauté de ce diptyque vient de ce qu’elle s’approche de ce chaos originel qui aurait fait fuir Vasari et les amis de Frenhofer, mais devant quoi aime se risquer le regard moderne. Il était aussi une esquisse pour le grand tableau nocturne, le passage par l’obscurité qui rend à nouveau toutes choses possibles. Je suis frappée par le fait que le tableau que j’appellerai­s de la grande nuit étoilée donne naissance à un ensemble de nouveaux tableaux sombres, d’une très grande liberté. L’artiste s’amuse à dessiner une sorte de plancher en perspectiv­e (Uccello oblige) qui fait l’effet d’un tapis volant, et qui vous embarque dans un espace dont le fond est beaucoup plus travaillé, parfois grossier, parfois précieux, plus profond, où les coulures de la couleur égouttée et les cercles balayés se bousculent, où l’on voit même apparaître sur l’un d’eux comme l’ombre d’un animal d’une espèce primitive. Ces tableaux sont d’un format homothétiq­ue, plus petit que le premier. Mais peu importe les centimètre­s. L’artiste sait désormais les dilater.

There is always the moment in an artist’s career when they suddenly attain full mastery of their art. Pauline Bazignan has reached this point. This will be seen at Private Choice, the small salon that runs parallel this year to a non-Fiac (19-25 October), and then, in 2021, in a solo exhibition at the PrazDelava­llade gallery in Paris.

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